mercredi 3 septembre 2025

La Palestine, l'oubliée de l'ère coloniale ?

Avec la fin du colonialisme et celui des empires coloniaux, il restait un pays qui n'a pas su se défaire du colonialisme comme le firent la plupart des pays de l'ex-empire ottoman, tombés sous le joug de l'Angleterre et de la France, principales puissances coloniales d'alors : la Palestine, victime du néo-colonialisme !

Or la "cause palestinienne" souffre depuis le début de l'absence de véritables chefs charismatiques, politiques, stratèges et clairvoyants, issus du peuple palestinien. 

On se rappelle le mufti de Jérusalem qui a cru bon de rallier Hitler pour se défaire de l'Angleterre mandatée en 1920 par la SDN, pour gouverner la Palestine.

Puis les "arabes" avec à leur tête le pan-arabiste Gamel Abdel Nasser, se sont imposés aux Palestiniens leur assurant le soutien de "leurs frères arabes" pour chasser les colonisateurs juifs venus en masse d'Europe centrale, fuyant programme et shoah.

Devant leurs échecs et la perte progressive des territoires palestiniens suite aux guerres contre Israël soutenu par la puissante Amérique, des chefs ont émergé ici et là, sans aucune envergure politique qui se sont fourvoyés en jouant cette fois-ci, la carte du panislamisme !

Ces chefs ont espéré le salut en confiant leur "cause" à Ayatollah Khomeiny; puis aux Frères musulmans, les deux fondant leur action politique sur le wahhabisme.
Mal leur en a pris, puisqu'ils sont en train de perdre le peu qui leur reste de leurs territoires onusiens déjà amputés d'une bonne partie depuis la guerre des 6 jours de 1967 !

La Palestine, l'oubliée de l'ère coloniale : la faute à qui ? Dans leur lutte pour reconquérir leur pays, les Palestiniens se sont montrés de piètres stratèges, contrairement à leurs colonisateurs sionistes qui se sont révélés de fins stratèges depuis le début de l'occupation de la Palestine. 

Pourtant Bourguiba dans sa clairvoyance recommandait aux Palestiniens le nationalisme, doctrine qui a permis l'indépendance de bon nombre de pays colonisés, mais leurs chefs ont préféré le panislamisme après avoir expérimenté le panarabisme. Malheureusement pour eux, Bourguiba ne fut pas écouté; il fut même raillé et traité de traître aux "arabes" !

R.B

Jean-Pierre Filiu*

L’écrasante responsabilité du Hamas dans la catastrophe palestinienne

Le mouvement islamiste, au lieu d’accorder la priorité à l’intégrité du peuple palestinien, n’a cessé de fournir à Israël des prétextes pour dévaster la bande de Gaza.

Le nationalisme palestinien a toujours souffert d’un rapport de force écrasant en faveur du mouvement sioniste, puis de l’Etat d’Israël. Il est néanmoins discutable d’éluder la responsabilité de certains dirigeants palestiniens dans les deux désastres historiques que sont la Nakba, la « catastrophe » de 1948, avec l’exode de plus de la moitié de la population arabe de Palestine, et la catastrophe en cours dans la bande de Gaza, d’ores et déjà ravagée.

Dans les deux cas, des mouvements palestiniens en lutte ouverte contre d’autres factions palestiniennes ont fait passer leurs intérêts partisans avant la cause nationale qu’ils prétendaient défendre. Dans les deux cas, ils ont commis plus qu’un crime, mais une faute stratégique, Haj Amin Al-Husseini en s’associant au nazisme en 1941, le Hamas en perpétrant le bain de sang du 7 octobre 2023.

Le Royaume-Uni s’engage, en 1917, à soutenir « l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif » et reçoit, trois ans plus tard, un mandat de la Société des nations sur ce territoire jusque-là ottoman. La population arabe, majoritaire à 90 %, s’oppose catégoriquement à ce qu’elle ressent comme une dépossession. Les autorités britanniques contournent cet obstacle en créant, en 1921, un poste de « grand mufti de Jérusalem », attribué à Haj Amin Al-Husseini.

Surenchères maximalistes

Elles parviennent ainsi à diviser le nationalisme palestinien, d’abord en le réduisant à sa dimension islamique, puis en opposant les partisans des Husseini à ceux des Nashashibi, leurs rivaux traditionnels. Ces manœuvres favorisent l’écrasement du soulèvement arabe de 1936-1939. Husseini, exilé en 1937, se met au service d’Adolf Hitler quatre ans plus tard, alors même que la population palestinienne soutient majoritairement les démocraties contre l’Axe.

C’est pourtant un Husseini revanchard qui s’impose de nouveau, en 1945, à la tête du nationalisme palestinien, éclipsant ses concurrents par ses surenchères maximalistes. Non seulement il ternit de son discrédit personnel la cause de son peuple, mais il refuse, en 1947, le plan de partage de la Palestine entre un Etat juif et un Etat arabe, précipitant un conflit désastreux pour la population palestinienne.

Le parallèle est éclairant avec les islamistes de la bande de Gaza, que l’armée d’occupation israélienne favorise, à partir de 1967, aux dépens des nationalistes de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Ces mêmes islamistes basculent d’un extrême à l’autre, en 1987, et fondent le Hamas, voué à la destruction d’Israël, alors que l’OLP s’engage à reconnaître Israël, rouvrant ainsi la voie vers la « solution à deux Etats ». Le schisme interpalestinien culmine avec la rupture de 2007 entre le Hamas, maître de Gaza, et l’Autorité palestinienne (AP), gestionnaire au nom de l’OLP d’une partie de la Cisjordanie.

Préserver le Hamas plutôt que Gaza

Benyamin Nétanyahou, premier ministre de 2009 à 2021, et depuis 2022, fait tout pour creuser le fossé entre la bande de Gaza, assiégée de toutes parts, et la Cisjordanie, ainsi livrée à la colonisation. Mais le Hamas inflige à Israël, le 7 octobre 2023, la journée la plus sanglante de son histoire. Les islamistes espèrent par ces massacres supplanter l’OLP pacifiste au sein du nationalisme palestinien. Ils sont conscients que les représailles israéliennes seront terribles et ils s’y sont préparés en protégeant leur appareil, mais sans égard pour la population laissée sans défense.

C’est pourquoi l’offensive israélienne vire très rapidement à la destruction de Gaza plutôt que du Hamas, qui profite même de la liquidation dans la société palestinienne des contre-pouvoirs universitaires, culturels et associatifs à la mainmise islamiste. Quant à M. Nétanyahou, il fait d’autant plus le jeu du Hamas qu’il exclut tout rétablissement de l’AP à Gaza, afin précisément d’interdire la relance de la « solution à deux Etats ».

Ce refus d’une perspective politique fait du Hamas le seul interlocuteur palestinien d’Israël sur Gaza, même si c’est dans le cadre de pourparlers indirects sous l’égide du Qatar, épaulé par les Etats-Unis et par l’Egypte. Le mouvement islamiste reste ainsi au centre de la scène palestinienne, malgré l’élimination de la plupart de ses dirigeants politiques et militaires, remplacés par des responsables encore plus endurcis.

Le fait que les négociations excluent l’avenir de Gaza, pour se concentrer sur les échanges entre otages israéliens et détenus palestiniens, accentue cette prime aux jusqu’au-boutistes du Hamas. Un de leurs porte-parole, exilé au Qatar, exprimait sans fard, en mai, leur troublante indifférence aux souffrances de leurs compatriotes : « Les ventres de nos femmes donneront naissance à beaucoup plus d’enfants que ceux qui sont morts en martyrs. » Une déclaration aussi provocatrice suscite, dans la bande de Gaza, des manifestations spontanées de protestation contre le Hamas, qui ont tôt fait d’être étouffées par la poursuite des bombardements israéliens.

Lorsque les troupes israéliennes assiégeaient l’OLP dans Beyrouth, au cours de l’été 1982, son chef, Yasser Arafat, avait accepté d’être évacué avec des milliers de combattants pour abréger les souffrances des civils. En revanche, le Hamas, près de deux ans après avoir déclenché le conflit en cours, continue de faire passer ses intérêts de parti avant ceux d’une population aux abois. Nul doute que le verdict de l’histoire sera sans appel contre les islamistes palestiniens. Pour l’heure, cependant, ce sont les femmes, les hommes et les enfants de Gaza qui meurent.

*Historien. Professeur des universités à Sciences Po


mardi 2 septembre 2025

Encore une intellectuelle qui se fourvoie à vouloir défendre l'indéfendable

Cela rappelle les errements des intellectuels de gauche en France, qui se sont fourvoyés dans le communisme jusqu'à l'aveuglement, quand ils fermaient les yeux sur les horreurs du stalinisme; avec à leur tête, Jean Paul Sartre !

L'auteure de cette plaidoirie, semble ignorer les discours incendiaires de Ghannouchi et les abus outranciers de ses Frères musulmans d'Ennahdha * qui révoltaient les Tunisiens, quand ils étaient au pouvoir ou l'exerçaient indirectement grâce aux "oiseaux rares" de leur chef !

Leur slogan était et demeure : la démocratie à usage unique !
Une démocratie & des droits de l'homme, juste bons pour prendre le pouvoir !!
Comme le fit Hitler qu'admirait tant Hassan El Banna et dont il s'inspira pour créer son parti des "Frères musulmans".
Et comme le rappelle régulièrement Erdogan le Frère musulman, qu'admire tant Ghannouchi !

En 10 ans de pouvoir, ils ont fait régresser la Tunisie sur tous les plans, puisque leur unique programme était de diffuser l'obscurantisme en diffusant le wahhabisme qui fonde leur action politique, plus propice à la domination des peuples, et d'en finir avec la République.

"Pas de liberté pour les ennemis de la liberté !", disait déjà Louis Antoine de Saint-Just.

R.B

* "khouanjia" : qualificatif, issu du mot frère, pour rappeler leur appartenance aux Frères musulmans ... et non "météque" comme l'entend Hélé Béji.

Hélé Béji *

La condamnation de Rached Ghannouchi à 40 ans de prison montre à quel point cet Etat est devenu une dictature

Alors qu’il défendait l’idée de « musulman-démocrate », l’ex-leader du parti conservateur Ennahdha se retrouve, à 84 ans, derrière les barreaux. Pour l’écrivaine tunisienne Hélé Béji, c’est la preuve que « les modernes », dans son pays, se sont fourvoyés dans l’idéologie autoritariste.

1. Quarante ans de prison pour… « complot terroriste »

L’arrestation et la condamnation de Rached Ghannouchi sont l’une des injustices les plus intolérables perpétrées par l’Etat tunisien, qui se comptent par milliers depuis la rechute brutale dans la dictature.

Le 15 avril 2023, j’assistai à un débat du Front du Salut national, groupement de résistants au coup d’Etat du 25 juillet 2021, dont plusieurs membres étaient arrêtés. L’heure était grave, mais l’atmosphère bon enfant, la courtoisie presque d’un autre âge. Chacun parlait sans tabous, animé d’une passion de vérité et de justice, avec la confiance souriante que l’amitié met au cœur des profondes inquiétudes.

Rached Ghannouchi était là, attentif, silencieux. A la fin, il fut invité à intervenir. Il parla presque en murmurant, sur un ton naturel, parfois badin, suivant un fil rigoureux. Ni harangue cléricale, ni prêche obscurantiste, ni boniment théologique. C’était une pensée philosophique. Moi qui suis sourde aux sermons religieux, j’étais tout oreille aux arguments de cet esprit cartésien.

Ce soir-là, Rached Ghannouchi fit un discours tout à fait « laïque ». Il évoqua avec une dignité stoïque l’hostilité de la cabale contre la transition démocratique. Malgré les calomnies endurées, il préférait le pardon des offenses, fût-ce à ses dépens. Il avait trop espéré la liberté pour interdire quoi que ce soit. Il refusait les méthodes arbitraires dont ils avaient tant souffert, lui et ses semblables. Il développa son credo pluraliste, accepter la diversité politique sans laquelle aucune paix civile n’est possible. Tous les courants politiques, de l’extrême droite jusqu’à l’extrême gauche, des laïcs aux religieux, avaient droit de cité en démocratie.

Le lendemain, stupeur ! J’apprends aux infos que j’avais assisté à une « conspiration » de « traîtres » qui préparait un « complot terroriste » contre « la sûreté de l’Etat », en vue de déclencher la « guerre civile ». La preuve du délit ? Un dialogue socratique sur la liberté. Socrate fut condamné à boire la ciguë, Rached Ghannouchi fut arrêté la nuit par un raid armé, au cours d’un repas familial, fouillé, privé d’avocats, traîné sans mandat dans des lieux dégradants, contraint toute la nuit sur une chaise, à 84 ans, dans un pays où la coutume se flatte de vénérer le grand âge. Verdict du tribunal : 40 ans de prison*.

Le coup énorme qui tombait sur des têtes paisibles avait besoin d’un énorme mensonge. On a fait dire à Ghannouchi exactement le contraire de ce qu’il a dit. Une petite assemblée civilisée était devenue un gang clandestin d’extrémistes criminels. Si je n’avais pas été un témoin direct de cette réunion, peut-être aurais-je gobé cette fable, comme le bon peuple à qui on a toujours bourré le crâne de sornettes. Mais voilà, j’y étais.

2. L’une des figures les plus augustes du pacifisme révolutionnaire

La Tunisie a inscrit la Déclaration universelle de 1948 dans sa Constitution révolutionnaire de 2014. Elle a mis la liberté de conscience au rang des principes sacrés de sa démocratie. Sa tolérance religieuse l’a hissée à la distinction universelle. La dignité, la justice, l’égalité entre hommes et femmes apportaient la preuve de l’unité du genre humain. Le ressentiment colonial était dépassé. Plus de rivalité avec l’Occident. Les droits humains étaient désormais l’objet d’une ferveur commune.

Rached Ghannouchi est l’une des figures les plus augustes de ce pacifisme révolutionnaire. Il a refusé de s’adonner aux haines idéologiques, préférant le principe de justice à l’instinct de vengeance. Lui qui fut pourchassé toute sa vie comme un fanatique, il fut le premier à prôner la réconciliation avec ses adversaires, les destouriens, afin de vaincre les vieux réflexes de domination d’un parti sur l’autre. Rien ne l’empêchait, après l’écrasante victoire électorale de son parti Ennahdha en 2011, d’appliquer la loi du plus fort. Il n’en fit rien, il choisit la négociation et le dialogue. Il tendit la main, on lui mit les menottes.

Il défendit le caractère civil de l’Etat, qui contenait la religion dans la sphère privée et l’écartait de la vie des institutions. Il fit supprimer la Charia de la Constitution, accordant aux droits humains la priorité sur les dogmes religieux. Il ne voulait pas d’un clergé d’Etat où la prophétie se confondrait avec le pouvoir. Les libertés publiques se jouent dans l’Assemblée, le salut de l’âme dans la mosquée. Le Congrès du parti Ennahdha en 2016 consacra cette séparation du politique et du religieux.

Dix ans après la Révolution tunisienne de 2011 qui avait éberlué le monde, la promesse démocratique s’est effondrée. Depuis le 25 juillet 2021, les libertés, portées naguère au pinacle, sont objet de détestation. Les âmes généreuses de la Révolution ont fait place aux huées de l’égoïsme et de la haine. Un verbe empoisonné noircit le cœur des gens, déglingue leur tête. La société qui s’était délivrée avec panache de la servitude est prise d’une sauvage envie de la rétablir.

Un des soulèvements les plus authentiques du XXIe siècle, qui s’est gardé des fureurs sanglantes des révolutions, se retourne contre son génie pacifique, ravale son idéal civilisé et jette ses élites éclairées dans la fosse aux martyrs. Comment l’expliquer ?

3. Comment les « nationaux-modernistes » ont liquidé la démocratie

Quand la Révolution tunisienne eut rendu leurs droits d’humanité aux membres du parti Ennahdha, que leur fut reconnue une juste rétribution dans les affaires de l’Etat, les « modernistes » ne l’ont jamais accepté. Ils n’ont pas supporté de partager la chose dont ils avaient la jouissance exclusive depuis trois quarts de siècle : l’Etat. Ils faisaient semblant, mais c’était des simagrées. L’idée que des « islamistes » les avaient battus aux élections et gagné le statut « d’élus » les faisait suffoquer. Céder aux « kouanjiya » (entendez « métèques ») ne fût-ce qu’une parcelle de « notre Tunisie » (entendez « notre propriété ») ! Cris d’indignation de seigneurs offusqués de la promiscuité avec des manants. La conscience de leur racisme endogène ne les effleurait même pas. 

Ces nationaux-progressistes, ou nationaux-modernistes, se sont servi de l’ouverture révolutionnaire pour relancer la guerre idéologique des laïcs et des religieux. Ils violèrent le serment constitutionnel qui mettait fin à l’intolérance et à l’exclusion. Habitués à régner seuls, totalement inaptes au fair-play, incapables d’admettre la légitimité d’un autre parti que le leur, ils mirent tout en œuvre pour se débarrasser des « islamistes » de Ennahdha. Comment ? En liquidant le système qui leur offre le droit d’exister : la démocratie. La Constitution fut balayée comme une lubie passagère. La Révolution fut dissipée comme un mirage. L’arbitraire et la brutalité dont on s’était délivrés redoublèrent de férocité. Les emprisonnements vinrent mettre à nu ce processus de table rase de la démocratie.

La Révolution héritait d’un lourd passé. L’Indépendance s’était bâtie sur le culte de l’Etat, primant sur la considération de la personne. Dix années d’efforts démocratiques n’auront pas suffi à faire face au retour de l’autoritarisme sur un peuple pauvre et fatigué, dressé au pouvoir unique et dépassé par les controverses. Le 25 juillet 2021, le rocher de Sisyphe est retombé. Les élites ont eu plaisir à se laisser écraser. Elles réclamaient un Duce. Les gens ont pris le coup d’arrêt de la démocratie pour un bienfait. Certains peuples montrent une prédisposition à l’autoritarisme plus qu’à la liberté. En quelques mois, le sceptre de l’Etat absolu a éteint la flamme de la Révolution. Ne reste que le vieux relent du pouvoir, la primauté de l’instinct du pouvoir.

On l’appelle « nationalisme », mais ce n’est qu’une passion sublimée de la force. Le nombre de « patriotes » tapageurs augmente dans les périodes de dictature. Quand les peines de prison pour délit d’opinion se comptent par dizaines d’années, on y devine le verdict nébuleux et sauvage de la masse, le lynchage de la foule. Une trouble complicité se crée entre la multitude et l’Etat répressif. En fait, aucun despote ne durerait sans l’appui collectif, sans l’indifférence inhumaine aux sévices contre les dissidents, sans le zèle cruel des petits par peur et obéissance des grands. La dictature ne tient pas par la seule force policière. Il lui faut un lien affectif, le filet immatériel de la soumission populaire, plus indestructible que la violence d’appareil. C’est l’indice de la montée du fascisme.

4. La liberté est la condition même du progrès

Rached Ghannouchi avait joué un rôle méconnu, incompris dans l’histoire d’une Indépendance sans démocratie. L’Etat national avait imposé le modèle totalitaire d’un progrès sans liberté. Il apparaît aujourd’hui que la liberté est la condition même du progrès. Pour Rached Ghannouchi, la foi religieuse n’est pas un obstacle aux libertés. Elle n’est pas qu’obéissance aveugle aux puissances surnaturelles, elle est considération infinie de la personne. Elevé dans un milieu conservateur, Ghannouchi a été probablement l’un des rares à comprendre que pour une majorité de croyants pratiquants, il est impossible d’acquérir une conscience moderne séparée d’une morale personnelle rattachée à la foi.

C’est le sens que prend chez lui l’idée de « musulman-démocrate », un islam pensant, fondé sur le libre arbitre de la personne, seul capable de venir à bout, de l’intérieur, de la violence obscurantiste et djihadiste. Le meilleur moyen de combattre la violence islamiste, pour M. Ghannouchi, c’est précisément la possibilité de faire place à la personne du croyant, la dignité morale de la créature à l’image de Dieu. L’islam démocratique de Ghannouchi est une appropriation individuelle, intérieure de l’idée politique de liberté et de justice. En fait le musulman-démocrate a quitté le sacré pour se convertir à l’exercice profane de la vie publique. Il sort de l’absolu pour le relatif, de l’obéissance pour la réflexion. Le musulman démocrate est un antifanatique. Rached Ghannouchi n’a jamais persécuté les incroyants, les agnostiques, les laïcs ou tout simplement les non-pratiquants, alors qu’eux l’ont persécuté au nom d’une idolâtrie d’Etat. Sa tolérance s’inspire de la profondeur de sa foi, qu’elle ne sépare pas de l’usage de la raison propre à tous les hommes, musulmans ou pas. Le principe démocratique est celui qui s’interdit toute violence contre la vocation de chacun, en y incluant l’incroyance.

5. Le national-progressisme postcolonial est un anti-humanisme

La causerie du 25 avril me fit mesurer l’étendue du mal qui depuis des décennies empoisonne la vie nationale : celui de la méconnaissance de la religion comme sensibilité vivante de la personne, intériorité sans laquelle aucune véritable avancée n’est possible. Chacun nourrit son esprit comme il peut. Certains ont l’art, la littérature, la philosophie, la science, et même l’athéisme, d’autres la foi religieuse. Bien sûr, ceux qui braillent au nom de Dieu répandent la fureur imbécile de tueries monstrueuses. La tartufferie hypocrite des mœurs bigotes est une insulte à l’intelligence créatrice. Il faut combattre ces maux, mais ils relèvent plus de l’ignorance, de la superstition, de la pauvreté, de la servilité, de la pathologie sociale que de la religion. Car la croyance musulmane porte aussi une flamme intérieure, antitotalitaire, antifasciste, semblable à la morale évangélique des droits de l’homme qui a inspiré la Déclaration universelle de 1948, ou encore la résistance chrétienne qui a fait tomber le communisme.

Jacques Maritain, penseur chrétien, l’appelle « humanisme intégral ». Dans les années 1930 en Europe, le personnalisme chrétien s’est élevé contre la montée du nazisme et du communisme. Je vois une similitude entre ce courant chrétien-démocrate qui s’était opposé au fascisme européen, et le personnalisme musulman démocrate qui a pris corps avec la Révolution tunisienne et a combattu l’autocratie arabe régnante.

Oui, nous, les modernes, nous nous sommes fourvoyés dans l’idéologie autoritariste, le discours d’affrontement entre les modernistes, dits éclairés, et les islamistes, dits obscurantistes. Sous prétexte que les conservateurs avaient une religion, on les prenait pour des arriérés, des abrutis. Par orgueil, par bêtise, par aveuglement, par frivolité, on a ignoré qu’ils portaient la flamme secrète de la liberté. Et que c’était nous, les abrutis. On a été incapable de comprendre ce lien intime, ineffable du croyant musulman avec sa liberté. Nous, les « éclairés », nous avons jeté la nuit sur la seule valeur fondatrice de modernité : la liberté. Les obscurantistes, c’est nous. Nous n’avons même pas compris le sens du doute philosophique, de la conscience critique dont nous nous prévalons : reconnaître l’altérité, l’humanité des autres, fondement de la modernité.

Le national-progressisme postcolonial est un anti-humanisme. Il s’est bâti sur l’écrasement de la liberté de conscience, sur la misère morale de la personne, sur la violence étatique au nom du progrès, sur le mépris de la dignité, sur la relégation de la religion dans un passé méprisé. On a tellement dissocié la vie morale de la vie nationale qu’on a atteint un niveau d’insensibilité qui permet aujourd’hui des degrés inhumains de maltraitance.

Les nationaux-progressistes n’ont jamais reconnu qu’ils participaient de près à l’oppression totalitaire. C’est le national-progressisme qui a produit ce modernisme difforme, détaché de la valeur de la personne, sans conscience, sans scrupule. Aucune raison civique, aucune lumière d’émancipation n’est sortie de cette mutilation. Les nationaux-progressistes ont lamentablement échoué à moderniser leur société. La modernité est inopérante, chimérique si le libre arbitre de la personne ne l’investit pas, si elle ne touche pas la fibre sensible de chacun, soit par sa raison, soit par sa foi.

Quand Rached Ghannouchi, la nuit de l’assaut du Parlement par les chars de l’armée, s’est présenté aux portes du palais du Bardo pour protéger la Constitution, il fut empêché par un soldat au garde-à-vous de la Nation. Cette confrontation résume le désastre actuel. Personne n’a jamais expliqué au soldat que si la Nation n’a plus de Constitution, c’en est fini de la nation. La résistance de Ghannouchi et ses compagnons d’infortune, celle des vieux messieurs, des vieilles dames, intellectuels, humanitaires, entrepreneurs, juges, avocats, journalistes m’évoque le sacrifice des premiers martyrs chrétiens de l’Empire romain qui refusaient d’obéir au culte de l’empereur, au nom du caractère divin de la dignité de l’homme. Néron pour les punir les avait livrés au supplice des bêtes. C’est avec la même cruauté que sont envoyés au calvaire les nouveaux martyrs de la démocratie.

 

* Hélé Béji est une écrivaine tunisienne. Elle a notamment publié « Dommage, Tunisie : la dépression démocratique » (collection « Tracts », Gallimard, 2019).

 

 

jeudi 24 juillet 2025

La République Tunisienne, trahie au nom de la République ...

Armoiries de la République Tunisienne

25 juillet, c'est l'anniversaire de la proclamation de la République en 1957 par les Destouriens, libérateurs de la Tunisie du colonialisme, pour en finir avec les régimes monarchiques qui l'y avaient conduite.

Or cette date est devenue un enjeu pour les opposants aux Destouriens et en premier à leur chef Habib Bourguiba, pour en finir avec la République en détricotant tout ce que les Destouriens ont investi pour bâtir la jeune République Tunisienne, la dotant d'institutions modernes pour la sortir de sa torpeur qui l'avait rendue colonisable et lui faire rattraper son retard par rapport aux pays progressistes.

Certains s'en sont pris même aux fêtes nationales jusqu'à vouloir changer le drapeau et l'hymne nationaux ... et d'autres insidieusement mais sûrement, tentent de neutraliser la République détruisant de l'intérieur ses institutions, prenant les Tunisiens en otages pour assouvir leur vengeance !

Et si Bourguiba a tout fait pour rattacher la Tunisie à l'Occident pour la conformer à sa vocation géographie et historique, d'autres font tout pour la rattacher à la péninsule arabique et ses bédouins ou pire à l'Iran islamiste et ses Mollahs !

Pôvre Tunisie.

R.B

Kamel Jendoubi 

KAIES SAIED, LA REPUBLIQUE TRAHIE AU NOM DE LA REPUBLIQUE

En 2018, Kaïs Saïed n’était encore qu’un universitaire et spécialiste de droit constitutionnel. Il intervenait dans Que vive la République – Tunisie 1957–2017 édité par ALIF, un ouvrage collectif que j’ai coordonné pour marquer les soixante ans de l’instauration de la République tunisienne. Dans cet entretien – publié en arabe et en français – Saïed posait un diagnostic impitoyable : la République tunisienne n’avait jamais été autre chose qu’un « royaume déguisé », une « République numéro 1 bis », dominée par le pouvoir personnel, les simulacres électoraux, et la confiscation de la souveraineté populaire.
Six ans plus tard, l’analyse résonne avec une ironie glaçante. Car celui qui dénonçait la forme sans le fond, le rite sans le peuple, l’élection sans choix, est devenu l’incarnation même de cette dérive. Pire : il l’a radicalisée.
UNE PENSEE CRITIQUE DEVENUE JUSTIFICATION DU POUVOIR ABSOLU
Dans cet entretien, Saïed appelait à une démocratie directe, débarrassée des partis, des parlements et des médiations. Il y rejetait le régime représentatif au nom d’une souveraineté populaire réinvestie depuis la base. Les électeurs, selon lui, devaient désigner des représentants locaux par parrainage, révocables à tout moment. Les institutions ? Des coquilles vides. La République ? Un vernis. Le seul souverain légitime : le peuple, saisi dans une abstraction mystique.
Mais une fois au pouvoir, cette pensée a servi à déconstruire méthodiquement l’édifice démocratique. Le 25 juillet 2021, Saïed suspend le parlement. Le 22 septembre, il concentre entre ses mains tous les pouvoirs. En juillet 2022, il fait adopter une Constitution taillée sur mesure, effaçant la séparation des pouvoirs. Puis viennent les élections sans pluralisme, les opposants emprisonnés, les magistrats limogés, les journalistes bâillonnés.
Au nom de la République, il en liquide tous les fondements.
UN TEXTE PREMONITOIRE, UN DESTIN INQUIETANT
Relire aujourd’hui l’entretien de 2018, c’est mesurer à quel point le projet autoritaire était déjà là. Sous des airs de critique lucide, il recelait une vision dangereusement univoque de la souveraineté. Loin de corriger les dérives de la République postcoloniale, Kaïs Saïed les a assumées, poussées à leur paroxysme. Il a remplacé la fiction d’un pluralisme par la certitude d’un homme seul, convaincu de parler au nom du peuple, sans qu’il n’ait jamais à lui rendre de comptes.
La République n’est pas un mot creux. Elle repose sur des principes : séparation des pouvoirs, libertés fondamentales, élections libres, État de droit. La trahir au nom d’une pureté idéalisée, c’est la condamner deux fois. Une première fois pour ses faiblesses passées. Une seconde pour l’avoir transformée en instrument de domination.
Aujourd’hui, l’heure n’est plus à l’étonnement mais à la résistance. Le texte de 2018 mérite d’être relu, non comme un programme, mais comme un signal d’alerte. Un avertissement que la République peut mourir de ses propres mots, si personne ne les arrache à ceux qui les pervertissent.
Car ce n’était pas un projet de démocratie radicale : c’était, déjà, le brouillon d’une autocratie : derrière les mots de République, Saïed préparait une revanche contre toute forme de pluralisme, un retour autoritaire maquillé en vertu populaire.
La République, chez lui, ne signifie plus l’État du droit, mais le règne de la parole unique. Elle ne repose plus sur le consentement libre des citoyens, mais sur leur dépossession organisée. Elle ne protège plus les libertés : elle les écrase au nom d’un peuple invoqué, mais jamais entendu.
Ce n’est pas une dérive. C’est une logique. Et c’est un péril. Il ne s’agit plus de corriger un pouvoir abusif, mais de stopper un projet de destruction systématique. Car Kaïs Saïed n’a pas seulement trahi la République : il s’en est servi pour en finir avec elle.

jeudi 3 juillet 2025

Les intellectuels, ces bêtes noires des autocrates ...



Hélé Béji

La patrie perdue de Boualem Sansal 

L’écrivain, arrêté à son retour à Alger le 16 novembre, fait les frais d’un contresens fâcheux. Les polémiques dérisoires n’ont rien à voir avec son œuvre qui n’appartient ni à l’Orient ni à l’Occident. Ceux qui en font un héraut de leur fantasme de « civilisation » ne l’ont pas lu, pas plus que ceux qui l’accusent de trahison.

Je crois qu’on ferait une grave erreur si l’on défendait Boualem Sansal comme un auteur qui serait le porte-flambeau de l’Occident « avancé », contre le monde musulman « arriéré ». C’est un contresens très fâcheux que font les médias dans leur ensemble, de part et d’autre de la Méditerranée. Chacun montant sur ses ergots et réarmant « nos » valeurs contre les « leurs ». Même si Boualem, dans ses entretiens radiophoniques, se laisse emporter par cette facilité, cette polémique dérisoire n’a rien à voir avec son œuvre. Celle-ci est bien au-dessus. La force de son esprit, l’intensité de son écriture, la hauteur de son regard, cet imaginaire de tendresse qui vous pénètre quand vous le lisez, est au-delà de toute appartenance culturelle. 

Boualem n’écrit ni comme un Algérien, ni comme un Français, ni comme un arabe, ni comme un musulman, ni comme un anti-musulman, ni comme un Oriental, ni comme un Occidental. Il écrit comme un poète dont l’immensité passe toutes les frontières des préjugés, des hypocrisies, des mensonges. Magie qui transcende la prophétie divine pour la condition tragique et sensuelle du genre humain, le récit de sa lutte contre l’épouvante d’être son propre bourreau, la pulsion absurde de s’autodétruire.

La plupart de ses laudateurs ou de ses accusateurs ne l’ont pas lu, j’en suis persuadée. Ils ont happé ici où là quelques formules qui les heurtent ou au contraire les ravissent, en les ramenant à leurs stéréotypes. Et les voilà s’étrillant et tirant les défunts de la guerre d’Algérie de leurs ossements, en les déterrant, en organisant cette bataille funèbre de squelettes qui s’empoignent dans la poussière du cimetière de l’histoire comme des zombies aux orbites noires.

Non, ce n’est pas ça, Boualem Sansal. Boualem écrit la musique déchirée de ceux que l’histoire a écrasés, que ce soit la tragédie coloniale ou les dérèglements postcoloniaux. La morale de Boualem est l’étincelle de la quête du bonheur dans des contrées toujours accablées des obscurs fantômes des crimes que l’histoire leur a réservés, et de l’impuissance d’en briser le sort.

La musique de Boualem n’est ni celle de l’Orient, ni celle de l’Occident. Elle est celle de l’échec humain de l’émancipation que l’on avait crue si proche pourtant dans l’épopée des peuples décolonisés. Toute sa prose est ciselée dans cette souffrance dont le thème n’a rien à voir avec un quelconque slogan idéologique. Chez Boualem, il n’y a aucune défaite ni victoire des deux acteurs de l’histoire, la France et l’Algérie. Boualem, c’est quelque sanglot de la vraie patrie où ni l’une ni l’autre ne sont dignes d’être représentées. La patrie pure et douce d’une Algérie invisible au commun des mortels, et d’une France où la fibre littéraire se dénature dans le cliché nationaliste de la « trahison des clercs », comme dirait Julien Benda.

Il suffit de lire n’importe quel texte de Boualem pour éprouver au fond de notre gorge cet amour infini pour l’Algérie, qui traverse sa prose où frémit le passé, le présent, le futur d’une vie, la sienne, dans une fêlure bouleversante entre son être et son pays natal. Il y a dans cette passion entre lui et cette terre, un miracle d’inspiration qui l’a toujours empêché de vivre ailleurs. Il perdrait la source de son génie. Ce sont les personnages de ce peuple supplicié qui animent la férocité suave de son regard, de ses images, de ses paysages. Le pacte créateur, le lien entre l’Algérie et lui est si fort qu’il en tire une grandeur secrète, mêlée de lucidité douce-amère. Quel que soit le désespoir chez Boualem, un hymne lyrique chuchote les notes d’une patrie rêvée dans ses heures sombres, sur les cordes pudiques de son esprit supérieur et enjoué. En le lisant, notre cœur bondit dans le ramage de son récit épique, acerbe et miséricordieux. Chez lui se mêlent la colère et la compassion en une chimie unique, miraculeuse, où le pardon humain perce la croûte inhumaine du châtiment. Sa prose est la caresse cruelle de son regard sur la vérité d’une société, dont il apparaît comme le plus humble de ses habitants dépossédés de leur dignité, leur joie, leur créativité. Mais il les connaît, il décrit leur vitalité et leur amour de soi sous le mépris, étouffé par des discours qui ne sont d’aucun secours pour la misère quotidienne, mais au contraire l’entretiennent et l’exploitent. En fait sa puissance littéraire est faite de cette vénération pour une patrie perdue, abandonnée des siens, avec un chagrin mêlé du sens de sa beauté profonde et limpide, sans pouvoir en faire le deuil.

La satire comme bonté

Derrière une atmosphère de massacre, toujours un appel d’innocence. Derrière la chute, la rédemption. Par-delà les masques de l’Appareil, comme il l’appelle, le visage inaltéré de l’instinct de bonté des plus humbles. La satire de Boualem est la forme irrésistible de sa bonté. Et sa liberté est la révolte de son cœur solidaire des victimes, par-delà l’injustice des puissants. L’obscurantisme le hante. Mais c’est l’obscurantisme de l’oppression, quel que soit l’argument qu’elle avance, nationaliste, partisan, chauvin, religieux, fanatique. Le fanatisme que combat Boualem n’est pas d’ordre religieux, mais d’ordre politique, quand celui-ci transforme la croyance en une prison obtuse, celle de la pérennité sauvage de ceux qui ont fait l’indépendance, pour se l’approprier en totalité, en effaçant les libérations qu’elle incarnait.

Les romans de Boualem ne sont que l’épopée délicate et douloureuse de cette conscience humaine qui court sous la foule, sous la jungle, avec l’élégance agile et souple d’un élan de félin, dont le flair instinctif est un désir cosmique de vivre et de dire, avec un talent poétique éblouissant. Ceux qui l’accusent de trahison et d’antipatriotisme n’ont rien compris, car ils ne l’ont jamais lu. Et ceux qui l’encensent comme un héraut de leur fantasme de « civilisation » font le pire des contresens de la civilisation elle-même. Ils ne l’ont pas lu non plus, mais ils ont juste parcouru quelques-unes de ses déclarations en y piochant ce qui leur plaisait d’entendre.

Non, Boualem n’est ni de ceux-ci, ni de ceux-là. Son étoffe est d’une autre nature, l’exquise lumière d’un cœur conscient. Il n’appartient ni à la thèse, ni à l’antithèse. Son écriture est cette composition de merveilleux et de sordide qu’on trouve dans les romans russes, qui rejoint avec une sensibilité meurtrie la condition inférieure de ceux qui ont été floués en servitude, dans l’ombre d’une histoire criminelle dont personne n’a encore fait le procès. Il tente avec une vocation romanesque nonpareille en Afrique du Nord, d’en souligner les difformités, en laissant toujours échapper sous les grimaces de la froideur, de la laideur, sa fascinante complicité radieuse avec ceux qui, sans le savoir, dans leur être rustique et démuni, sont les inspirateurs merveilleux et les dépositaires inconscients de son génie.

Quand Boualem est arrêté, c’est le cœur pensant et souffrant de sa patrie, dont la voix tenue, enfantine, claire tinte comme une flûte enchantée dans ses livres, qui s’arrête tout simplement de battre. 





mardi 27 mai 2025

L'affaiblissement des démocraties, fait le lit du populisme et de l'autocratie ...

 


 " Nous faisons face à un progressisme autoritaire "
Marcel Gauchet

De l’Amérique de Trump à l’élection présidentielle roumaine, en passant par la condamnation de Marine Le Pen, Marcel Gauchet, penseur majeur de la démocratie* s’inquiète de la prétention actuelle de substituer l’État de droit à la volonté populaire.

Alexandre Devecchio pour Le Figaro La définition même de la démocratie fait désormais débat. D’un côté les tenants de l’État de droit et de l’autre ceux de la souveraineté populaire. Existe-t-il une ou plusieurs définitions de la démocratie ? Comment expliquez-vous cette confusion ?

Marcel Gauchet : La confusion ne date pas d’hier. Souvenez-vous de l’opposition entre les « démocraties populaires » et les « démocraties bourgeoises ». Tout tient aux équivoques de la notion de « peuple ». La démocratie, c’est classiquement le pouvoir de tous, par opposition au pouvoir d’un seul, la monarchie, ou au pouvoir de quelques-uns, l’aristocratie, autrement dit, en langage moderne, la souveraineté du peuple. Jusque-là, tout le monde s’accorde. Mais qu’est-ce que le peuple, et comment se manifeste-t-il ? C’est là que les divergences se déclarent. Pour les communistes, le peuple parlait par la voix du parti. Pour les nouveaux convertis de l’État de droit, ce sont les juges qui l’expriment en dernier ressort.

Pour les classiques démodés dont je suis, cela reste l’ensemble des citoyens électeurs et les majorités qui s’en dégagent. Mais je précise que dans cette conception, il y a une place essentielle pour l’État de droit. La majorité n’a pas le droit d’empêcher la minorité de s’exprimer et il faut des instances pour y veiller. La prétention actuelle de substituer l’État de droit à la démocratie classiquement entendue est un dévoiement de ce principe juste. Elle le dénature en ouvrant la porte au droit pour la minorité de réduire la majorité au silence.

Alexandre Devecchio Dans un entretien au Monde, l’historien Pierre Rosanvallon expliquait que « les juges incarnent autant que les élus le principe démocratique de la souveraineté du peuple » . Qu’en pensez-vous ?

Marcel Gauchet : C’est une proposition extravagante, mais un aveu précieux. Au moins, cette fois, on annonce la couleur. Que je sache, la fonction du juge est de veiller à la juste application des lois. Or il ne fait pas la loi, ce sont les élus qui la font. Ce simple constat suffit à faire ressortir la différence entre un rôle qui consiste à traduire en texte la souveraineté du peuple et la fonction qui consiste à faire respecter l’effectivité de ces prescriptions. Certes, le juge interprète la loi, qui ne prévoit pas tout. Mais il y a bien de la différence entre définir une loi et l’interpréter. La proposition de Rosanvallon revient à gommer cette différence, à mettre l’auteur et l’interprète sur le même plan, à faire du juge un législateur.

Mieux, un législateur d’un rang supérieur, l’oracle d’une vérité cachée au peuple ordinaire et à ses élus. Ainsi, par la grâce d’un banal concours administratif, ou d’une nomination hasardeuse, le juge deviendrait la voix d’un mystérieux « peuple-communauté » transcendant le peuple électoral. On a déjà connu ce genre d’arguties, toujours destinées à écarter la voix d’un « peuple arithmétique » suspect de mauvaises pensées au profit d’un peuple défini non selon la « quantité », mais selon la « qualité », comme Mussolini l’explique par exemple dans La Doctrine du fascisme.

La dictature ne faisant plus recette, on cherche ailleurs les moyens d’une autorité qui n’a de comptes à rendre à personne. Car le but de l’opération est clair : il s’agit d’ériger les juges en bouclier antimajoritaire contre les propensions « populistes » dudit peuple. Inutile de dire que les juges ont tout à perdre en se laissant embarquer par cette promotion en forme d’impasse.

Le peuple peut se tromper, bien sûr, mais nous n’avons pas d’autre arbitre. Le problème est de le convaincre, pas de l’empêcher.

Alexandre Devecchio À travers son œuvre, Pierre Rosanvallon défend le concept de société des individus. Sans en tirer nécessairement les mêmes conclusions, ne rejoint-il pas en partie votre constat d’une société de plus en plus individualiste où les droits individuels priment sur l’intérêt général ?

Marcel Gauchet : Le constat est largement partagé aujourd’hui, et c’est tant mieux. Mais un constat n’est pas une analyse. Ce que je m’efforce de montrer, précisément, c’est la corrélation étroite entre cette individualisation radicale et la mise en avant de l’État de droit comme alpha et oméga de la vie démocratique. Une démocratie réduite en réalité à la protection des droits fondamentaux des individus, en évacuant la conversion de ces droits en souveraineté du peuple, parce qu’elle pourrait empiéter sur ces droits. Comme quoi, à partir d’un même constat de départ, on peut arriver à des conclusions très différentes.

Alexandre Devecchio La vision de Pierre Rosanvallon traduit-elle finalement une méfiance, voire une peur du peuple ? Au-delà de Pierre Rosanvallon, cela est-il révélateur d’une partie de l’état d’esprit des « élites » ?

Marcel Gauchet : Je n’ai aucun doute sur la capacité de Rosanvallon d’exprimer l’état d’esprit des élites. C’est le fil conducteur de sa réflexion politique. Mais je ne parlerais en l’occurrence ni de méfiance ni de peur. Mon sentiment est que nous avons affaire d’un côté à une juste appréciation des aspirations du peuple, en matière d’État social, d’immigration et de sécurité, notamment, mais pas seulement, et de l’autre côté à la ferme conviction qu’il a tort et qu’il faut par tous les moyens neutraliser ces aspirations. C’est un progressisme autoritaire que nous avons devant nous et Rosanvallon vient de nous livrer un article important de son manifeste.

Alexandre Devecchio Le verdict du procès Le Pen risque-t-il d’accroître cette fracture entre les « élites » et le peuple ?

Marcel Gauchet : Ce n’est pas sûr du tout, car la question est doublement compliquée et rien n’a été fait pour l’éclaircir. Qui est au courant du règlement du Parlement européen concernant les fonctions des assistants parlementaires ? Le problème posé était en fait celui du financement de la vie politique et il aurait pu et dû donner lieu à un débat ouvert. En l’enfermant dans la stricte logique juridique, on l’a rendu hermétique pour la grande masse de la population. Ensuite, il y avait cette question spécialement épineuse des critères de l’exécution provisoire d’une décision d’inéligibilité.

Combien de gens ont véritablement saisi de quoi il s’agissait au juste ? Seul le résultat a été enregistré. Ce n’est pas le moindre problème de ces procès à incidences politiques majeures que de jouer à l’abri d’un rideau de fumée. Enfin et surtout, l’affaire engageait la question plus que jamais sensible dans l’opinion française de l’argent public. Chacun le sait, il règne un fort soupçon à l’égard du personnel politique d’en abuser. C’est dans ce prisme que le procès a été lu pour un grand nombre. « Finalement, Marine Le Pen est comme les autres. » Ils étaient prêts à le croire, ils en ont eu la confirmation. Ce n’est qu’auprès d’une minorité militante que la décision judiciaire a constitué un facteur de radicalisation supplémentaire.

Alexandre Devecchio Au-delà du procès Le Pen, la question du gouvernement des juges interroge dans la plupart des démocraties européennes. À cet égard, l’annulation du 1er tour des élections en Roumanie puis la mise à l’écart du candidat favori des sondages, mais aussi la menace d’interdiction de l’AfD en Allemagne et sa mise sous surveillance accrue, s’inscrivent dans ce contexte. S’agit-il d’un sursaut démocratique ou au contraire d’un tournant autoritaire ?

Marcel Gauchet : Tentation autoritaire serait une expression plus juste que tournant autoritaire, dans tous les cas. Sursaut démocratique, certainement pas. Sauf à admettre que les uns ont la bonne définition de la démocratie qui exclut de prendre en compte les arguments des autres. Des autres qui ne sont pas des minorités marginales, qui plus est, mais des majorités potentielles dans certains cas. Or l’essence de la démocratie, c’est le moment de le rappeler, réside dans l’acceptation du conflit, donc dans la préoccupation, pour ceux qui se veulent démocrates, d’en regarder les motifs en face afin de les désamorcer dans la mesure du possible.

Ici, à l’opposé, nos progressistes sont dans la négation des raisons du conflit. Il ne devrait pas exister. Il relève de « fantasmes » ou de « passions tristes ». Une question au passage : la passion investie dans ce refus de la réalité est-elle « triste » ? D’où la recherche de moyens tant bien que mal présentables, la dictature faisant trop mauvais genre, de neutraliser cette adversité insupportable. Le détraquement du système judiciaire fournit l’instrument providentiel de cette tentative d’étouffement de la voix des nouvelles classes dangereuses.

Alexandre Devecchio : Aux États-Unis, les multiples procès contre Trump lui ont servi de tremplin. En Europe, les mêmes causes produiront-elles les mêmes effets ou s’agit-il au contraire de prévenir l’élection d’un Trump européen ?

Marcel Gauchet : Non, je ne le pense pas. Les contextes sont culturellement très différents, qu’il s’agisse du système judiciaire ou de la vie politique. Quelles que soient les circonstances, l’élection d’un Trump européen est hautement improbable. Regardez d’ailleurs les dirigeants européens que l’on rattache à la nébuleuse populiste, Viktor Orban en Hongrie ou Giorgia Meloni en Italie. Ils peuvent se rattacher à la même famille politique, pour autant ils se présentent fort différemment de Trump.

Alexandre Devecchio : Ces premiers mois à la Maison-Blanche annoncent-ils une dérive autocratique ou traduisent-ils un retour en force de la volonté du peuple américain ?

Marcel Gauchet : Ni l’un ni l’autre. Entendons-nous, d’abord sur ce que veut dire autocratie. Ce n’est pas une notion à prendre à la légère. Trump peut se montrer capricieux, erratique, brutal, cela n’en fait pas un autocrate. Autocratie veut dire, outre l’accaparement du pouvoir dans les mains d’un seul, l’empêchement de l’opposition de s’exprimer, de peser sur les décisions ou de concourir loyalement aux élections. Nous n’en sommes pas là et rien n’annonce une évolution en ce sens. On peut déplorer la suppression de certains financements, cela ne justifie pas de crier au « fascisme ». Les élections de mi-mandat, dans moins de deux ans, seront un test à cet égard. Il est infiniment probable qu’elles se dérouleront comme à l’ordinaire et Trump peut les perdre.

Quant au peuple américain, il ne parle pas d’une seule voix. Il est divisé, comme tous les peuples. Il est composé de républicains et de démocrates, et de gens qui ne se reconnaissent ni dans un parti ni dans l’autre. L’élection de Trump a sûrement été vécue comme une revanche sur le mépris dont il a été accablé par une partie de son électorat. Mais la vraie question pour l’avenir est de savoir si cette revanche aura fait entrer dans la conscience américaine, au-delà de ses clivages, la nécessité de prendre en charge les problèmes soulevés par l’électorat trumpiste.

·   * Dernier ouvrage paru : « Le Nœud démocratique ? Aux origines de la crise néolibérale » (Gallimard, 2025).

lundi 5 mai 2025

Vous avez dit révolution du jasmin ?

Que reste-t-il de l'espoir soulevé le 11 janvier 2011 par le départ de Ben Ali ? Pour le dégager, le slogan repris en chœur par des millions de Tunisiens descendus dans la rue, était " LIBERTE - DIGNITE - TRAVAIL". Quant à la devise de la République inscrite en noir sur banderole or : LIBERTÉ - ORDRE - JUSTICE, quand deviendra-t-elle réalité pour un peuple qui aspire à la démocratie et à la liberté ?

Les Tunisiens sont-ils condamnés aux autocraties et de vivre dans un Etat policier quasi permanant ? 

Dommage que Hélé Béji ait fait dans son article, la part belle aux islamistes d'Ennahdha et à leurs frères ennemis les pan-arabistes; oubliant qu'au pouvoir à la faveur de la prétendue "révolution du printemps arabe", ils ont fait régresser la Tunisie en quelques années seulement; et ce, sur tous les plans et dans tous les domaines. Ils ont commis des exactions souvent pires que celles qu'ils reprochaient à Bourguiba et à ben Ali du temps où ils se revendiquaient militants démocrates et droit-de-l'hommistes ... alors qu'ils s'assoient sur ces deux principes, fondement de tout Etat de droit dans les Démocraties réelles.

Pas un mot sur Abir Moussi dont l'arrestation et le jugement scandalisent tout Tunisien patriote, d'autant qu'elle est la seule véritable opposante à ceux qui ont entrepris la destruction méthodique de la République et de ses institutions; et qui fut celle qui a démasqué Ghannouchi et ses Frères musulmans, en dénonçant leur projet funeste pour la Tunisie !

Depuis le 11 janvier 2011, les Tunisiens sont otages de règlement de compte de complexés de l'Histoire, sortis de l'ombre sinon de nulle part, pour chevaucher leur révolution et expérimenter des idéologies désuètes mais dangereuses : le pan-islamisme et son pendant le pan-arabisme, avec leur cortège de populisme et de complotisme ... en important en Tunisie le modèle sociétal qui va avec, en s'inspirant des pétromonarchies pour les uns et de l'Iran des ayatollahs pour les autres.

On a tendance à dire : tout çà, pour çà ...

R.B

Hélé Béji

« La Tunisie est prise d’une rage d’autodestruction »

La révolution tunisienne de 2011 avait fait la fierté de son peuple. Elle avait frappé le monde par son génie pacifique, la cohérence de ses principes et de ses actes. La hauteur de l’événement la plaçait, en quelques semaines, au rang des pays les plus avancés en matière de droits politiques. Elle célébrait pour la première fois depuis l’indépendance son esprit républicain. Elle était une leçon de civilisation au monde, sortant avec panache de la dictature, sans violence. L’imagination avait pris le pouvoir que des décennies de parti unique avaient confisqué. Les Tunisiens s’étaient grandis d’une liberté s’ouvrant devant leurs yeux éberlués. La peur avait disparu par enchantement. L’horizon s’était coloré de la douce confiance en l’avenir. La conscience nationale était devenue morale. L’obéissance, la tutelle brutale étaient rejetées loin derrière. On était soudain plus intelligents, plus humains. On s’était émancipés de nous-mêmes. On s’était civilisés. On ne se méprisait plus, on s’aimait. La justice n’était plus un vain mot. Elle était veillée par une Constitution qui offrait à chacun une forteresse imprenable contre le retour de l’oppression.

Aujourd’hui, cette page d’histoire qui avait stupéfié le monde a été déchirée, jetée aux oubliettes comme une billevesée. Toutes les valeurs qui avaient présidé à l’émergence de l’Etat révolutionnaire, les élans d’intelligence et de tolérance où la religion musulmane se défaisait de ses obscurantismes, pour célébrer avec les laïcs les nouveaux droits humains, ont été avalés par un trou sans fond. Dans les caves de la justice, à huis clos, s’est déroulé un procès digne des pires inquisitions du Moyen Age, infamant pour le pouvoir, dégradant pour les institutions de l’Etat qui le tolèrent, pour les classes sociales qui s’y soumettent, pour le fonctionnaire qui s’y plie sans broncher.

La dignité, que la révolution avait ajoutée aux principes de liberté et d’égalité dans la Constitution de 2014, a vu sa toge superbe tomber dans la tourbe d’un châtiment moyenâgeux, traînée comme un haillon pitoyable. Un peuple éduqué a été renvoyé à l’état sauvage, hébété, dans une fuite en arrière vertigineuse où sa pulsion de vie s’est retournée en pulsion de mort.

Autodestruction

Les figures les plus emblématiques de la démocratie tunisienne sont les proies d’une vindicte de tortionnaires (1). Une haine déréglée par une mécanique obscène s’est emparée de tout ce qui pense, s’exprime, se dit. La critique la plus anodine est dénoncée comme un scandale contre « la patrie ». – Qui parle, qui chuchote ? Un esprit libre. – Ah ! Et qui le lui a permis ? Personne, lui-même, sa conscience, sa liberté. – La liberté ? Le péril imminent de la patrie ! Le complot de cancrelats fomenté par l’étranger pour corrompre le peuple ! La révolution est une illusion, la démocratie une fadaise, la liberté un poison.

Par une imposture sans précédent de l’appareil judiciaire, comme poussé hors de ses gonds dans un déchaînement ubuesque de mensonges, les démocrates tunisiens ont été condamnés au bagne perpétuel, une variante tunisienne des supplices staliniens, un folklore local de tribunaux erratiques, tenant une corde au cou des prisonniers qu’on tire et relâche selon l’humeur du moment.

Les sentences cachetées, préemballées, préméditées sont tombées sur de malheureux innocents avec une fureur incompréhensible. C’est une Tunisie noire, meurtrière, qui se prend elle-même à la gorge, qui s’étrangle en voulant étouffer des esprits indomptés. Personne ne la reconnaît dans cette rage d’autodestruction, semblable à une bête à bride abattue qui s’emballe pour se précipiter dans le vide. La Tunisie martyre, comme disait Thaalbi, mais martyre d’elle-même, pas d’anciens colons français dont les descendants, hélas, trouveront ici de quoi se gausser.

La révolution tunisienne vient de connaître son pire cauchemar, les démocrates leur pire désespoir, la résistance sa nuit des longs couteaux. A l’œuvre, le reniement de soi. Quel Tunisien sensé accepte dans son cœur, au fond de son être muet, la spirale contre-nature d’une justice suicidaire ? Quelle piété, quelle raison, quelle nature humaine se reconnaît dans cet avilissement ? Aucune, sauf quelques égarés, effarés de ce qu’ils font, eux-mêmes enfermés dans les bas-fonds sinistres d’un engrenage qui finira par les broyer.

La braise de la dignité

Une telle injustice, un tel forfait contre soi-même sonne le glas d’un régime qui a étouffé la dernière étincelle de liberté. Non, pas la dernière. Sous les piliers de la révolution effondrés en un tas de gravats, la dictature se heurte à une colonne encore debout, intacte, inflexible, la rectitude héroïque, la douceur surhumaine, la braise de la dignité qui luit sous la cendre, piétinée par les bottes du néant. Les condamnés, leur raison, leur courage, leur stoïcisme ont répandu dans l’air irrespirable le souffle de leur liberté, souffrante mais vivante. Leur visage, pâle mais non défait, porté par les pancartes de leurs camarades, émerge d’un tribunal nocturne où les ombres d’une messe de morts-vivants, des spectres de l’enfer, des fantômes de justiciers à l’œil torve, aux joues patibulaires, ont prêté leurs mains difformes au cruel châtiment d’innocents. Comme un paria vagabond qui rôde autour du bonheur, de l’humanité, de la beauté pour les poignarder dans le dos, le pouvoir tunisien s’est exclu de l’histoire, du monde, de la vie, de la justice des hommes, de la miséricorde divine.

La condamnation de citoyens non-violents, lettrés, civilisés, à des peines à dormir debout, est le pas aveugle que vient de franchir l’Etat tunisien dans sa course aux enfers, descendant les marches d’un gouffre où disparaît l’image de son humanité. Il a prononcé contre lui-même sa malédiction. Il s’est porté les coups pour se perdre. Il a mis en scène son autoprocès, le soubresaut de sa fin, la piqûre mortelle, la petite boule de cyanure qu’il s’est fabriquée pour se suicider.

1. Dans les prisons de Tunis se trouvent les résistants Jawhar Ben Mbarek, Ridha Belhaj, Ghazi Chaouachi, Khayam Turki, Issam Chebbi, Abdelhamid Jelassi, Lotfi Mraihi, Habib Ellouz, Bechir Akremi et d’autres, d’origines diverses mais unis dans la résistance à la tyrannie. Également des dirigeants d’Ennahda, qui ont passé une grande partie de leur vie en prison ou en exil avant la révolution, Rached Ghannouchi, Ali Larayedh, Abdelkarim Harouni et Noureddine Bhiri. Tous les prisonniers politiques, ils sont nombreux, ne sont pas cités ici.

* Hélé Béji est une écrivaine tunisienne. Elle a notamment publié « Dommage, Tunisie : la dépression démocratique » (collection « Tracts », Gallimard, 2019).