samedi 12 septembre 2015

Christianisme : Jésus n'est pas le pacifiste que vous croyez et sa religion est persécutrice

Les trois religions monothéistes ont connu et connaissent à nouveau un regain d'extrémisme parceque les prophètes ont eu recours à la violence verbale et physique.
R.B
est un journaliste, spécialiste des questions religieuses à la Croix et au Monde de 1985 à 2008.

[VIOLENCE ET SACRÉ 2/3] La religion chrétienne n'est pas seulement, par essence, la religion d'amour que l'on croit parfois. Rien n’est plus faux par exemple que de brosser le portrait de Jésus-Christ, fondateur du christianisme, comme celui d’un prophète non-violent.


Il ne faut pas confondre toutes les formes d’intégrisme religieux. Il y a sans doute peu en commun entre le militant juif ultraorthodoxe qui puise dans le messianisme biblique sa revendication en faveur du «Grand Israël», le musulman salafiste qui rêve d’un retour aux premiers temps idéalisés de l’islam et le protestant évangélique radical ou le traditionaliste catholique qui rêve d’une «reconquête» chrétienne du monde.
Le point commun est qu’ils sont en rupture avec la «modernité», identifiée à la sécularisation, la laïcisation, le prétendu déclin des valeurs familiales et morales, la moindre visibilité de la religion. Comme le judaïsme, le christianisme connaît – et on verra plus tard le cas de l'islam – des chocs en retour, des réaffirmations «communautaires», des discours et parfois des actes violents contre une modernité moralement permissive et étrangère à Dieu.
A partir d’une lecture fondamentaliste du texte biblique, des militants chrétiens radicaux condamnent l’homosexualité, l’avortement, la sexualité hors mariage, la recherche sur les cellules souches d’embryons ou l’euthanasie. Leur vision biblique du monde est binaire : d’un côté, les «purs» ou les forces du Bien; de l’autre, les «corrompus» ou les forces du Mal, auxquelles est parfois assimilé l’islam. 

L’idéologie de «croisade», réactivée dans les années Bush après le 11-Septembre, n’a pas complètement disparu. Nouveau «peuple élu» par Dieu, les puissants courants évangéliques américains se disent encore dotés d’une mission universelle de conversion et de réforme du monde.
Par ses textes de référence et par son histoire, le christianisme, qu’il soit protestant, catholique ou orthodoxe, a donc eu, lui aussi, maille à partir avec la violence. On en veut que pour preuve les déclarations de «repentir» des dirigeants des Eglises.    

1. Jésus n'était pas si pacifique

Rien n’est plus faux que de brosser le portrait de Jésus-Christ, fondateur du christianisme, comme celui d’un prophète non-violent, une sorte d’ancêtre de Gandhi ou de Martin Luther King. Rien n’est plus faux également d’affirmer que le Nouveau Testament (Evangile et premiers écrits chrétiens) est celui de la conversion au «Dieu d’amour», rompant ainsi avec l’Ancien Testament, les récits bibliques de guerre et d’extermination.
La Bible hébraïque ne se réduit pas, en effet, à un héritage de violences et c’est dans les Ecritures juives que Jésus – venu sur terre, disent les Evangiles, non pas pour «abolir» la Loi de Moïse, mais pour l'«accomplir» – a puisé ses commandements majeurs de l’amour de Dieu et du prochain. L’une des premières hérésies chrétiennes, rejetée par l’Eglise naissante, a d’ailleurs été le «marcionisme» – du nom du philosophe Marcion (85-160) – qui voulait couper le christianisme de ses racines juives en opposant le «méchant Dieu» de l’Ancien Testament au «gentil» du Nouveau.

Certes, le prophète juif du nom de Jésus condamne, sans appel, la violence. Il appelle à la miséricorde des siens pour tous les exclus et marginaux de son temps, pour les «simples d’esprit», les lépreux, les collecteurs d’impôts, les étrangers (les fameux Samaritains), les prostituées, la femme adultère, les pécheurs, bref tous ceux que les juifs pieux ne voulaient jamais accueillir à leur table de peur d’être souillés. C’est la principale provocation de son message : «Je ne suis pas venu pour les justes, mais pour les pécheurs».
Soit un retournement de valeurs qui résonne jusqu’à aujourd’hui : 
«Vous avez entendu qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Et bien moi, je vous dis : Aimez vos ennemis» (évangéliste Matthieu 5, 43-44). 
L’apôtre Paul qui, avant sa conversion, persécutait les premiers chrétiens, surenchérissait : «Ne rendez à personne le mal pour le mal. S’il est possible, vivez en paix avec tous les hommes» (épitre aux Romains 12, 17-18).
Par son arrestation, son procès et sa mort sur une croix – le supplice le plus cruel à l’époque –, Jésus a été victime d’une extrême violence. Mais il n’est pas un pacifiste bêlant, contrairement à ce que dit l’image d’Epinal. Il frappe, au contraire, par la virulence de son langage : 
Jésus traite ses contemporains de «race de vipères», manie l’imprécation, chasse les marchands du temple de Jérusalem : «Je suis venu jeter le feu sur la terre» (Luc 12,49); «Je suis venu non pas pour apporter la paix, mais l’épée» (Matthieu 10,34). Jésus traite ses contemporains de «race de vipères» (Matthieu 12, 34), manie l’imprécation («Malheur à toi…»), chasse les marchands du temple de Jérusalem et les invective : «Ma maison sera une maison de prière, mais vous, vous en avez fait une caverne de bandits» (Luc 19,46). Il rudoie son premier disciple, Pierre, qui fait de lui le «Messie» annoncé par les prophètes juifs, mais un Messie «triomphant», en prononçant le fameux «Vade retro Satanas (Derrière moi, Satan)» (Marc 8,33). 
Jésus demande enfin à ses disciples de se munir d’une épée quand ils auront à témoigner de lui dans le monde.

2. Une religion persécutée devenue persécutrice

La religion chrétienne a été maintes fois persécutée dans son histoire : dans les trois premiers siècles de son expansion sous l’empire romain, jusqu’à sa reconnaissance par l’empereur Constantin (313). Et jusqu’aux «martyrs» de la Révolution française, des guerres civiles du Mexique (1920-1930) et d’Espagne (1936-1939), des dictatures d’extrême-droite en Amérique latine et surtout des totalitarismes nazi et du communisme. Plus grave que les persécutions de Néron, des centaines de milliers de chrétiens orthodoxes –évêques, prêtres, moines, laïcs – ont trouvé la mort en URSS au lendemain de la révolution bolchevique, puis dans les goulags de Staline et de Khrouchtchev.

C’est ce christianisme, persécuté puis triomphant, qui a creusé les fondements de la civilisation européenne, édifié des cathédrales, inspiré des chefs d’œuvre universellement admirés – architecture, musique, peinture, littérature –, créé des écoles, des hôpitaux, des ordres mendiants et hospitaliers, des institutions charitables. Il a envoyé sur toutes les routes du monde des pèlerins, des bâtisseurs, des missionnaires, des prédicateurs.

Mais comment expliquer que cette religion qui, de son héritage juif et de l’Evangile, tire le commandement d’amour du prochain et de sainteté de la vie compte tant de pages d‘ombre et de sang ? En effet, cette religion qui prône l’égalité entre les races, les classes, les castes, les sexes – «Il n’y a plus ni juif, ni grec; ni esclave, ni homme libre; ni homme, ni femme. Car vous êtes tous un en Jésus-Christ» (épitre de Paul aux Galates) – a nourri la haine du juif, brûlé des hérétiques, servi des pouvoirs monstrueux, saccagé des villes, tué des hommes lors des croisades ou des conquêtes évangélisatrices et coloniales.
La religion persécutée est devenue…persécutrice. Après la mort du Christ sur la croix, une image tronquée du peuple juif a été répandue par les premiers philosophes chrétiens, appelés «Pères» de l’Eglise: la «dispersion» du peuple juif, après la destruction du temple de Jérusalem par Titus (60 ap.J.C), serait la sanction de la faute commise pour n’avoir pas reconnu Jésus-Christ comme le Messie annoncé par les prophètes d’Israël. 
Les mots de «peuple déicide» et «infidèle» ont fait leur entrée dans le vocabulaire chrétien. L’«antijudaïsme» s’est transmis de génération en génération, avec les phases aiguës des croisades et de l’Inquisition. Et si cet «antijudaïsme» des origines chrétiennes n’est pas directement responsable de l’antisémitisme païen et racial des nazis, il faudra attendre la Shoah, au XXe siècle, pour que les Eglises chrétiennes révisent leur «enseignement du mépris du juifs» (Jules Isaac) et fassent enfin place à l’estime, au dialogue et au repentir.

3. Croisade contre jihad

La mémoire chrétienne hérite aussi d’une idéologie de «guerre sainte». Il a fallu près de mille ans pour passer du «pacifisme», originel et relatif, de Jésus dans l’Evangile au concept chrétien majeur de «guerre juste», défini à la suite de Saint-Augustin et de Thomas d’Aquin. La guerre est «juste» quand elle vise à défendre un pays, à récupérer des terres et des biens. Ainsi, c’est au cri de «Dieu le veut» que les premiers croisés de l’Occident latin se lancent à l‘assaut des lieux saints chrétiens de Jérusalem profanés par les «infidèles».

La croisade n’est pas seulement une guerre «sainte», mais elle est aussi «sanctifiante» : le sang versé en terre infidèle ouvre au «martyr» la porte du paradis, elle fait du guerrier un saint et lui vaut des indulgences. Le sang versé en terre infidèle ouvre au «martyr» la porte du paradis et du salut éternel. 
Le concept de croisade va ouvrir la voie à un imaginaire d’exclusion mutuelle durable entre l’islam naissant et la chrétienté. Jusqu’à aujourd’hui, la confiscation, à des fins idéologiques, des termes de «croisade» et de «jihad» suscite encore dans le monde des amalgames meurtriers. On l’a vu après le 11-Septembre et la guerre américaine contre le terrorisme en Afghanisan et en Irak.

Dans le christianisme, le thème de la «pureté» de la foi et la peur de l’hérésie ont aussi conduit aux pires excès. L’Inquisition, avec ses conversions forcées, ses procès sommaires et ses bûchers, ouvre un nouveau chapitre peu glorieux de son histoire. Par sa procédure, son secret, par le pouvoir discrétionnaire de ses exécutants, l’Inquisition continue d‘obséder l’imagination jusqu’à aujourd’hui, par le climat de terreur qu’elle a pu créer en France, en Espagne, en Italie. Elle est devenue l’archétype de la violence religieuse, l’emblême effroyable d’une époque où l’Eglise condamnait à mort pour délits d’opinion, de mœurs et de religion.
Dans le même temps, l’Europe chrétienne se déchire. L’expansion de la Réforme protestante (Luther, Calvin), opposée à la corruption de l’Eglise romaine, la résistance des «papistes» et des pouvoirs catholiques s’accompagnent de violences inouïes, de soulèvements et de guerres intestines. Mais, dans le contexte de l’époque – celui de l’angoisse hérétique et eschatologique, où le salut s’achète avec le «trafic des indulgences» – la violence religieuse n’est pas perçue comme un vrai péché. C’est au contraire «une violence purificatrice qui répond à un appel jaloux du Dieu de l’Ancien Testament», comme écrit l’historien Denis Crouzet dans Les guerriers de Dieu (1990).

4. Contre l'hérésie et la démocratie

Après le fracas des armes, des excommunications et des anathèmes, il faudrait encore évoquer la longue lutte contre toute forme de «modernité» menée, après les Révolutions en Europe, par une Eglise romaine obscurantiste. Elle est illustrée par la violence des déclarations de guerres contre les idées libérales et sociales, contre les développements de la science, des Lumières, de la liberté et de la démocratie. 
En 1864, le pape Pie IX condamne les «monstrueuses erreurs de la société moderne» : la liberté de presse et d’opinion, le rationalisme, le scientisme, le libéralisme, le socialisme ! Les Descartes, Spinoza, Diderot, Voltaire, qui en appelaient à la raison critique pour juger des Ecritures saintes, sont vilipendés. Les exégètes, dits «modernistes», protestants et catholiques qui, en partant de l’histoire archéologique et de la critique des textes, remettent en cause la «vérité» des sources anciennes (Bible) et de la foi prêchée, sont excommniés.
Au prix de la longue crise «moderniste», à cheval sur les deux siècles, l'Eglise catholique accepte de relire ses textes sacrés à la lumière des découvertes historiques et critiques

Il faudra attendre le XXe siècle et le concile Vatican II, dans les années 1960, pour que notamment l’Eglise catholique, infaillible et «intransigeante», se montre plus tolérante, se rapproche des protestants, des orthodoxes, des juifs, des musulmans, se rallie aux droits de l’homme et à la démocratie. Au prix d’une longue crise interne (la crise «moderniste» à cheval sur les deux siècles), elle accepte de relire ses textes sacrés à la lumière des découvertes historiques et critiques, «démythologise» la figure du Christ, rejette les contenus violents de la Bible. 

C’est ce travail d’interprétation des textes sacrés, de «contextualisation», qui a été fait dans le christianisme et qui manque tant, aujourd’hui, aux lecteurs du Coran.

Au tournant de l’an 2000, le pape Jean-Paul II a demandé pardon pour les crimes commis dans l’histoire du christianisme : antijudaïsme, croisades, inquisition, guerre de religion. Les protestants et orthodoxes ont aussi fait «repentance» pour la violence qui a marqué certaines étapes de leur histoire. Ainsi, la plupart des Eglises ont-elles tiré les conclusions de cette intolérance, se sont réconciliées avec leurs «frères aînés» du judaïsme, ont renoncé à la formule de «peuple déicide» et condamnent, énergiquement, toute forme d‘antisémitisme. De même, elles cherchent la voie difficile d’un dialogue avec les musulmans, handicapé par l’absence de partenaires représentatifs et par une image dégradée d’un islam démangé par la tentation radicale.

5. Protestants évangéliques et catholiques intégristes

Après les protestants réformés, émancipés à la Révolution, devenus des fers de lance dans les combats européens pour la liberté, la démocratie et la laïcité, les catholiques ont donc retrouvé le meilleur de leur histoire, renoué avec les accents de leur fondateur, pris leur parti de la laïcisation du monde, redoublé d’efforts envers les populations les plus pauvres, les exclus, les migrants, tous les défavorisés. Mais comment ne pas voir aussi que ces progrès sont aujourd’hui menacés par des comportements qui défient l’esprit des Evangiles et les déclarations des chefs d’Eglise, et par une certaine fascination pour la violence.
Aux Etats-Unis, en Afrique, en Asie, en Amérique latine où ils ont le vent en poupe, des courants protestants évangéliques refusent par exemple de faire le travail d’interprétation du texte biblique et continuent de s’en prévaloir pour imposer leurs vues morales conservatrices. Jusqu’à contester, comme le font les «créationnistes», la théorie de l’évolution des espèces selon Darwin. Fondé sur une lecture littérale et intégrale de la Bible, sur un prosélytisme actif, sur des promesses de «guérison», de «conversion», de «prospérité», ce protestantisme évangélique ne cesse de progresser.
Il dispose de puissants circuits de financement, exploite cyniquement la crédulité des populations les plus pauvres, mène une lutte radicale contre la «permissivité» morale, contre l’homosexualité, l’homoparentalité, l’avortement, la recherche sur les embryons. Il rejette toutes les valeurs séculières et la morale laïque, conteste un modèle de société occidental à prétention universelle.

On retrouve de la violence dans des groupes protestants ou catholiques anti-avortement, dits «pro-vie». Des militants n’hésitent pas à s’enchaîner dans des cliniques pratiquant l’IVG aux Etats-Unis où, jusqu’en 2009, des médecins ont été tués. On brûle aussi des préservatifs en Afrique. A Paris, des intégristes ont incendié un cinéma qui diffusait un film de Scorsese sur La dernière tentation du Christ. C’était en 1988, mais depuis des manifestations bruyantes se sont multipliées contre des pièces de théâtre ou des œuvres artistiques accusés de porter atteinte à la foi des croyants. Elle viennent le plus souvent de ces courants catholiques d’extrême-droite qui hier avaient rompu avec la «Rome moderniste» du dernier concile, soutenu des régimes autoritaires, justifié la torture en Algérie. Leurs héritiers en France aujourd’hui se retrouvent dans un mouvement comme Civitas qui s’est fait connaître, en 2013, lors des mobilisations massives contre le «mariage pour tous».

Ces mouvements radicaux du protestantisme et du catholicisme sont bien entendu hostiles au dialogue avec les juifs et les musulmans. Ils participent de la méfiance face à l'expansion de l’islam, rejettent les règles de la société laïque, se répandent en dénonciations du blasphème et de la «christianophobie». Ils rêvent d’une restauration d’un ordre ancien où l’Eglise régentait les mœurs, d’une «nouvelle chrétienté» conçue comme une «citadelle», une contre-société libérale et permissive et mènent des entreprises de «reconquête» de pouvoir et d’influence, dans le monde politique, dans les écoles, les universités, les corps d’Etat ou les affaires. Sans la surestimer, une certaine «intransigeance» chrétienne renaît donc, qui n’est pas exempte de violence au moins verbale, et qui s’éloigne à nouveau inexorablement du message central de Jésus-Christ : «Heureux les doux et les hommes de paix».

Cet article fait partie d'une série : 
«Comment les religions sont redevenues des idéologies meurtrières».






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