samedi 12 septembre 2015

Judaïsme : le Dieu jaloux et vengeur de la Bible

Les trois religions monothéistes ont connu et connaissent à nouveau un regain d'extrémisme parceque les prophètes ont eu recours à la violence verbale et physique.
R.B

Henri Tincq

[VIOLENCE ET SACRÉ 1/3] Les exactions de certains ultraorthodoxes radicaux obligent à réviser le lien entre judaïsme et violence.


Victimes d’une remontée brutale de l’antisémitisme, héritiers d‘un passé d’exodes, d’exils, de crimes, jusqu’au plus grand génocide du XXe siècle, les juifs les plus attachés à leur tradition et à Israël le reconnaissent aujourd’hui très volontiers : la réalité politique de l'Etat d’Israël et la violence commise par certains partis et groupes ultraorthodoxes radicaux obligent à réviser le lien entre le judaïsme et la violence. «Reconnaître cette réalité, ce n’est pas s’en satisfaire, écrit le rabbin David Meyer. C’est trouver les ressources permettant, de l’intérieur même de la tradition, d’y faire face et de la dépasser.»
Pourquoi le cacher ? La Bible est un livre violent. Loin des polémiques antisémites des siècles derniers, les rédacteurs du Talmud et les codificateurs de la Loi juive n’ont jamais cherché à nier cette réalité originelle. L’Ancien Testament commence avec le meurtre d’Abel par son frère Caïn (Genèse 4,8) pour une sombre histoire de jalousie, mais tout le récit de la Genèse est parcourue de luttes fratricides : entre Isaac, fils d’Abraham et Sarah, et Ismaël, premier fils d’Abraham – que la tradition musulmane considère comme son ancêtre – conçu avec sa servante Agar. Entre Esaü et son frère Jacob, les deux fils d’Isaac et de Rebecca, qui se disputent le droit d’aînesse. Entre Joseph, le fils préféré de Jacob, et ses onze frères jaloux qui le vendent comme esclave en Egypte.
La Bible est un livre de chair et de sang, parce qu’elle a été écrite par des hommes pour des hommes. A la violence de ces «fraternités manquées minées par les querelles de terres et d’héritage», comme l'écrit Salomon Malka, succède la violence du fameux récit du «Déluge» voulu par Dieu pour remettre de l’ordre dans une humanité dépravée. Elle est dans la colère de Dieu «qui fit pleuvoir du soufre et du feu» sur Sodome et Gomorrhe (Genèse 19,23-25), deux cités aux pratiques réprouvées (sodomie, homosexualité). 
Ou dans l’épopée de la libération, par Moïse, du peuple juif fuyant l’esclavage en Egypte. Les fameuses «dix plaies» de la légende sont les dix châtiments que, selon le livre biblique de l’Exode, Dieu inflige à l’Egypte pour convaincre Pharaon de laisser partir le peuple d’Israël. Tous les soldats égyptiens, qui poursuivent le peuple élu en fuite, sont implacablement noyés dans la mer Rouge.
Le fracas des armes retentit encore lors de la conquête de la Terre promise (le pays de Canaan) par Dieu au père des croyants Abraham. Josué, successeur de Moïse et chef militaire, rase la ville de Jéricho, dont les murailles s'effondrent et les habitants sont tués après que les prêtres ont tourné sept fois pendant sept jours, en sonnant le shofar, autour de la ville. 
Les guerres ne cesseront plus avec les tribus voisines (Ammonites, Edomites, Philistins, Araméens, etc). Comme les guerres de résistance aux invasions des empires – Egypte, Assyrie – qui se disputent alors l’hégémonie au Moyen-Orient. A l’époque des rois d’Israël, des combats fratricides opposent encore la partie nord du pays (royaume d’Israël) et sa partie sud (royaume de Juda).

L'argent, la gloire, le sexe
Autant dire que, dans la Bible, les périodes de paix sont rares. Le peuple israélite est convaincu que les guerres pour protéger sa terre sont voulues par Dieu même. Un Dieu jaloux et vengeur. Dans le livre de l’Exode (15,3), il est nommé «le Maître des batailles». Le livre des Nombres retentit de sa fureur quand il ordonne à Moïse de venger la tribu des Madianites, dont les femmes avaient séduit les enfants d'Israël et fait adopter le culte des idoles : «N’épargnez ni les enfants mâles, ni toute femme qui a connu un homme par cohabitation» (Nombres 31,16). A cette époque, dans un Orient instable et assoiffé de sang, la vengeance, la violence, le fait de rendre coup pour coup, était, pour le petit peuple hébreu élu par Dieu, une question de vie et de mort.
Les «pères» vénérés de la religion juive ont eux-mêmes pratiqué cette violence. Abraham abandonne dans le désert Ismaël et Agar. Il va sacrifier son fils Isaac en pensant que c’est la volonté de Dieu, jusqu’à celui-ci ne l‘arrête. La loi de Moïse prévoit que tout fils d’Israël qui transgressera la volonté de Dieu sera «mis à mort». La loi du talion n’est pas une spécificité juive, mais c’est bien la Bible qui écrit :
«Si malheur arrive, tu paieras vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, blessure pour blessure, meurtrissure pour meurtrissure.
Exode. 21,23-25.
«La Bible raconte les hommes tels qu’ils sont, tels qu’ils devraient être, tel qu’ils arrivent à être parfois», résume Shlomo Malka. Le Midrash, soit la tradition orale issue des textes bibliques, énonce les trois sources principales de la violence entre les hommes : l’argent, la gloire et le sexe. 
La philosophe Hannah Arendt va plus loin : pour elle, les violences fraternelles révélées dans la Bible sont anticipatrices de tous les meurtres qui ont fondé certaines des premières cités humaines, comme Remus tuant son frère jumeau Romulus, mythe fondateur de Rome. Aujourd’hui encore, nombre de conflits dans le monde (les émeutes anti-Noirs aux Etats-Unis, par exemple) opposent des communautés vivant côte-à-côte
Il n’y a pas que le texte biblique qui soit violent. L’histoire du judaïsme retient aussi la violence verbale encouragée par une dérive de la tradition rabbinique. Un rabbin aussi vénéré que Maïmonide, au XIIe siècle à Cordoue, a écrit des pages sur l’infériorité de la femme par rapport à l’homme aujourd’hui illisibles. Un cinéaste israélien comme Amos Gitaï, dans son film Kadosh (1999), décrit aussi le registre des violences familiales dans le monde juif ultraorthodoxe. L’écrivain David Meyer rappelle enfin, dans le récent Dictionnaire du judaïsme français, que ce sont bien des autorités rabbiniques qui ont offert leur «guidance spirituelle» au meurtrier d’Itzhak Rabin en 1995 à Tel Aviv.  

Messianisme et «Grand Israël»

Ainsi faut-il démentir le mythe d’un «pacifisme juif», né d‘une interprétation de l’histoire qui confondrait fatalité et mérite. Les exégètes et rabbins juifs les plus raisonnables admettent aujourd’hui qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre la guerre et le judaïsme. Celui-ci ne remet pas en cause le droit à défendre une «juste cause», au besoin par l’action militaire : «S’il veut te tuer, prends les devants pour le tuer», ordonne le Talmud. Chaque fois que le peuple d’Israël entrait en guerre, c’est un prêtre qui encourageait et bénissait les combattants (Deutéronome 20,2). Certes la guerre, la violence ne sont jamais des buts en soi, mais sont perçues comme des nécessités conjoncturelles impérieuses.
Une lecture juive fondamentaliste des textes sacrés et de la tradition rabbinique est aujourd’hui à l’œuvre dans les rangs ultra-orthodoxes en Israël et dans la diaspora. Tout un refoulé religieux se libère, notamment depuis l’annexion, en 1967, de la Cisjordanie (l’ancienne Judée-Samarie) et de la partie orientale de Jérusalem, hauts lieux de la mémoire biblique. Le retour du «peuple élu» sur la «terre» de ses patriarches et de ses prophètes est vécu comme une sorte de délivrance miraculeuse. Ce thème occupe une place centrale dans la spiritualité juive.
Le messianisme religieux juif, la reconstruction du «Grand Israël» biblique, étrangers aux premiers sionistes, sont devenus synonymes de violences. En 1993, juste avant les accords d’Oslo, Benjamin Netanyahou, alors président du Likoud, déclare (le propos est cité dans l'ouvrage Au nom du Temple, l’irrésistible ascension du messianisme juif, de Charles Enderlin):
«Le peuple juif n’a pas lutté pendant 3.000 ans pour ce morceau de terre, le sionisme n’a pas vu le jour pour offrir un État à Yasser Arafat.»
La droite compare les accords d’Oslo à un nouveau Munich. Dans ce climat de tension, un juif, Baruch Goldstein, le 25 février 1994, tue 29 musulmans en prière dans le Caveau des Patriarches à Hébron. Un millier de colons assistent à ses obsèques à Jérusalem en criant «Mort aux Arabes» ! Depuis vingt ans, on voit se poursuivre la colonisation dans la Cisjordanie occupée et le refus de tout accord avec les Palestiniens, avec son cortège de violences. En juillet dernier encore, un bébé palestinien et son père ont été tués dans l’incendie de leur maison par des colons fanatiques.
«Un peuple ne tirera plus l'épée contre un autre peuple»
Cette lecture radicale de la tradition juive semble ignorer les valeurs morales impératives aussi contenues dans la Bible et la Loi de Moïse («Tu ne tueras pas…»), reprises par les trois monothéismes et universellement répandues, au point qu’on identifie encore l’Europe et l’Occident à la civilisation «judéo-chrétienne».
Livre violent en effet, la Bible hébraïque réclame aussi des comptes à ceux qui versent le sang. Elle contient des paroles magnifiques entendues depuis plus de deux mille ans : «Si tu vois l’âne de ton ennemi succomber sous sa charge, garde-toi de l’abandonner. Aide-le, au contraire, à le décharger.» Ou : «Si ton ennemi a faim, donne-lui à manger. S’il a soif, donne-lui à boire» (Livre des Proverbes). C’est dans la Bible qu’on trouve encore cette célèbre vision dressée par le prophète Isaïe encore proclamée de nos jours, jusque dans les églises protestantes de Berlin, en 1989, avant la chute du Mur : «Les peuples, de leurs glaives, forgeront des socs de charrue. Un peuple ne tirera plus l’épée contre un autre peuple. On n’apprendra plus l’art de la guerre.»
Sans doute la religion juive prévoit-elle que tout pays a le devoir de se défendre contre les agressions militaires dont il serait la victime et de s’armer en conséquence, mais comment oublier que c’est sur le mot de shalom – paix – que se terminent toutes les bénédictions sacerdotales, hier dans le Temple de Jérusalem, aujourd’hui dans le rituel quotidien des synagogues. 
Et comment oublier cet autre précepte, «Tu aimerais ton prochain comme toi-même», qu’on trouve chez les prophètes juifs avant Jésus et qui constitue le cœur du message du judaïsme : l’homme ayant été créé «à l’image de Dieu», tous les hommes ont une égale dignité.

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