samedi 12 septembre 2015

Islam : une histoire de désert et de sang

Les trois religions monothéistes ont connu et connaissent à nouveau un regain d'extrémisme parceque les prophètes en leur temps, ont eu recours à la violence verbale et physique.
R.B

Henri Tincq

[VIOLENCE ET SACRÉ 3/3] Le Coran étant «primordial» et «incréé», son interprétation doit être absolument littérale et ses versets résonnent parfois aujourd’hui de manière effrayante. Mais ils ne peuvent se comprendre qu’en référence à une époque de guerre.



C’est le philosophe René Girard qui a sans doute le mieux cerné le concept de «rivalité mimétique» entre pays, cultures et religions. On peut le définir par un désir puissant d'imiter l'autre pour obtenir la même chose que lui. Au besoin par la violence. Après le 11-Septembre, René Girard expliquait le terrorisme islamique par la volonté «de rallier et mobiliser tout un tiers-monde de frustrés et de victimes dans des rapports de rivalité mimétique avec l'Occident». Pour lui, les «ennemis» de l'Occident font des Etats-Unis «le modèle mimétique de leurs aspirations, au besoin en le tuant».
Une «rivalité mimétique» existe entre les religions elles-mêmes autour d'un même «capital symbolique». A l'âge de Mohamed, elle oppose déjà chrétiens, juifs et musulmans autour de trois «piliers» : le monothéisme, la fonction prophétique, la Révélation.

Pendant des siècles, ce capital symbolique avait été monopolisé par l’Ancien Testament biblique et par le message de Jésus de Nazareth. Or voici qu'un troisième acteur surgissait au VIIe siècle et affirmait que ce qui avait été transmis par les précédents prophètes n'était pas complet, que leur message avait été altéré.
Cette rivalité a engendré de la violence entre les «peuples du Livre» dès les premiers temps de l'islam. Au point qu’aujourd’hui encore, on dit que les monothéismes sont porteurs d'une violence structurelle, car ils ont fait naître une notion de «vérité» unique, exclusive de toute articulation concurrente.

1. Mohamed

Mohamed a 40 ans, en 610, quand il reçoit la «Révélation» sur le mont-Hira, près de La Mecque, en Arabie, où il est né. C’est un site recherché par les polythéistes qui y pratiquent le culte des ancêtres et les rites païens de la Kaaba. C’est là qu’un ange, du nom de Gabriel (Jebrail en arabe), souffle à Mohamed l’ordre de «réciter» la parole de Dieu. «Réciter» vient du verbe arabe qara'a, qui a donné le mot qur'an (lecture ou récitation) ou Coran. Le dialogue de Mohamed avec Gabriel va durer douze ans.
Pour les musulmans, la «Révélation» n'est donc pas, comme pour les chrétiens, celle d'un homme-Dieu, Jésus-Christ, venu sur la terre. C'est par la Parole et l'inspiration que Dieu est descendu parmi les hommes. «Dieu parle derrière un voile», écrit ainsi la sourate 62. 

Il faudra plus de deux siècles pour donner une forme définitive au Coran, mais, pour l’islam, ce texte reste une parole «incréée», «éternelle», non amendable. Tout effort d’interprétation, toute exégèse historique et critique – comme celle que tentent de faire aujourd’hui les réformateurs de l’islam – sont découragés et le Coran n'a jamais soulevé les controverses qui ont marqué l’exégèse chrétienne à l’époque moderne.

Le Coran est intangible donc. Mais il est aussi guerrier. Mohamed qui garda des troupeaux, est devenu orphelin précoce, puis un notable puissant, et fut aussi un chef de guerre conquérant, donnant dès le début au Coran un ton belliqueux, et à la nouvelle religion une réputation de violence qui ne l’a jamais quittée. D’abord parce que le jeune prédicateur de La Mecque se heurte à une ville idolâtre, réfractaire à toute idée de monothéisme, où le judaïsme et le christianisme passent déjà pour des déviations. Sur les 114 sourates que compte le Coran, 87 ont été composées pendant cette première période mecquoise, marquée par les guerres de clans, par la résistance des élites riches et des cultes polythéistes.
Mohamed et ses premiers compagnons sont contraints à l’exil. Ils fuient à Médine, à 300 km au nord du pays. Médine où, contrairement à La Mecque, les habitants sont las des rivalités claniques. Acclimatée au monothéisme par la population juive résidente, cette cité arabe va devenir, comme dit Malek Chebel, «le laboratoire grandeur nature de la nouvelle religion». C'est à Médine que s'ouvre la première mosquée près de la maison du prophète, qu'on entend le premier cri du muezzin, que les fidèles prient chaque vendredi, que commence l'ère musulmane, à compter du premier jour de l'année 622, celle de l'hégire. C’est là que prennent corps le dogme musulman et la communauté des premiers croyants (oumma).

2. Conquête militaire et schisme sunnites-chiites

Médine devient la plate-forme de revanche sur La Mecque, le point de départ des raids et expéditions punitives (razzia) contre les «infidèles». En 630, à la tête d'une armée de 10.000 hommes, le prophète Mohamed fonce vers la Kaaba, ordonne sa destruction et proclame pour la première fois «Allah akbar» («Dieu est grand»). C’est le début de l’expansion du nouvel empire islamique, la conquête militaire la plus extraordinaire de tous les temps, une geste guerrière qui marque encore l'imaginaire musulman.

Le Coran

Jusqu'à sa mort en 632, à 62 ans, cette conquête assure à Mahomet une domination totale sur l'Arabie et elle nourrit chez ses compagnons des rêves d'expansion à l'infini. «Nous t'avons envoyé vers tous les hommes», écrit le Coran. 
Cet islam universaliste s'étend jusqu'aux confins du monde, en Egypte, en Irak, au Yémen, à Byzance, en Perse. Et ce qui est frappant dans l'histoire de l'islam, c'est la rapidité de cette diffusion. Autrefois, les clans barbares se fondaient dans les sociétés qu'ils avaient conquises, mais l'islam, lui, reste tel qu'il est et convertit ainsi les populations des deux tiers de la Méditerranée. Ce n'est donc pas un mythe archaïque comme on aurait encore tendance à le croire aujourd’hui. La foi musulmane a un aspect simple, brut, pratique, qui a transformé la vie d’un grand nombre de peuples à l'état tribal et qui facilite, encore aujourd’hui, sa diffusion.

Luttes intestines

Mais les rêves de conquête et de grandeur sont compromis par les luttes intestines qu'un si grand projet a fait naître chez les successeurs du prophète. La plus lourde de conséquences est la bataille qui oppose le troisième calife, Othman (assassiné en 656) et le quatrième, Ali, jeune cousin de Mahomet dont il a épousé la fille Fatima, l’un des premiers convertis et compagnons du prophète, mais qui avait été écarté de sa succession. 
En 657, un quart de siècle après la mort du prophète, la prise de pouvoir d’Ali et de son parti appelé «chiite» (du mot arabe shi'a, prendre partie) constitue la grande revanche et le point de départ d’une longue querelle de légitimité qui va se régler par les armes et qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui.

Ali est d’abord destitué par Muawwiya, fondateur de la dynastie des Ommeyades, qui se proclame calife à Damas, puis est assassiné en 661 d’un coup d’épée empoisonnée. Ses deux fils, les célèbres Hassan et Hussein, vaincus sur le champ de bataille de Kerbala en 680, vont subir le même sort. Depuis ils sont vénérés comme des martyrs dans tout l’islam chiite, dont Kerbala est le lieu saint. 
Cette fitna (discorde) est le début du premier et plus grand schisme musulman. Les chiites ne reconnaîtront jamais les califes ommeyades et abbassides défenseurs de la «Tradition», la sunna (d'où leur nom de sunnites), et ils suivront leur propre destin, donnant naissance à cet islam chiite ardent, mystique, contestataire, exaltant le martyre, que l’on connaît encore aujourd’hui, fruit d’une histoire où ils furent toujours les plus méprisés et maltraités.

3. «Ô croyants, combattez les infidèles»

La violence dans l’islam est le fruit de cette histoire de vent et de sang, de désert et de commerce, de faits d’armes et d’hommes en proie à une pulsion de conquête et de puissance. Elle n’est peut-être pas consubstantielle à l’islam. Avant lui, les sociétés primitives étaient déjà remplies de rites sacrificiels, de guerres fratricides, de conflits de voisinage. Mais les sourates du Coran, qui prônent par exemple le jihad, sont bien le reflet de cet islam des origines, à la fois puissant et humilié, que tous les courants de réislamisation et de radicalisation ne cessent encore, treize siècles plus tard, de mythifier et d’exalter.
Le terme salafiya – qui a donné salafiste – veut bien dire «retour à la tradition des ancêtres» : les salafistes s’habillent tels qu’ils pensent que s’habillaient le prophète et ses compagnons aux premiers temps. Ils respectent les préceptes, les interdits, les contraintes de la société musulmane de Médine du VIIe siècle, comme on les leur représente dans les prêches, les vidéos et les librairies islamistes.

De même, le wahhabisme (de Mohammed Abd al-Wahhab -1703-1792), devenu doctrine d’Etat du royaume d’Arabie saoudite, qui est tout puissant dans l’islam sunnite et s’exporte encore au Moyen-Orient et en Europe, condamne toute innovation par rapport à l'enseignement originel du prophète. Le Coran étant «primordial» et «incréé», son interprétation doit être absolument littérale. L'Etat musulman doit fonctionner exclusivement selon la loi religieuse (charia).

Ainsi, la réactivation des imaginaires du passé, la mobilisation des émotions et des rhétoriques islamistes auxquelles on assiste aujourd’hui s’enracinent bien dans les textes les plus sacrés de l’islam. Pour en prendre une exacte conscience, il faut relire, par exemple, les versets de la sourate IX du Coran, la plus typique :
– «Lorsque les mois sacrés seront expirés (Ramadan), tuez les infidèles partout où vous les trouverez. Faites-les prisonniers ! Assiégez-les ! Placez-leur des embuscades!» (verset 5)
– «Combattez ceux qui ne croient pas en Dieu, qui ne considèrent pas comme illicite ce que Dieu et son prophète ont déclaré illicite ; ceux qui, parmi les gens des Ecritures (juifs et chrétiens), ne pratiquent pas la religion de la vérité, jusqu’à ce qu’ils paient, humiliés, le tribut» (29)
– «Ô croyants, combattez les infidèles qui sont près de vous. Qu’ils trouvent en vous de la rudesse. Et sachez que Dieu est avec ceux qui le craignent» (123)
– «Dieu a acheté aux croyants leurs personnes et leurs biens contre le Paradis qui leur est réservé. Ils combattront au service de Dieu, tueront et seront tués. C’est là une promesse certaine dont Dieu s’est imposé la réalisation dans le Pentateuque, l’Evangile et le Coran» (111).
Toute cette violence reçoit naturellement la bénédiction divine, comme dit la sourate VIII :
– «Vous n’avez pas tué vos ennemis. C’est Dieu qui les a tués. Lorsque tu portes un coup, ce n’est pas toi qui le porte, mais Dieu qui éprouve les croyants par une belle épreuve» (verset 7).
Que veut dire «combattez les infidèles !» ? Ou «combattez les gens du Livre», c’est-à-dire les juifs et les chretiens, «jusqu’à ce qu’ils paient la capitation» ? La «capitation» était un impôt payé par les non-musulmans (les musulmans étant redevables, quant à eux, de la zakhat, l’aumône religieuse). 

Coupés de leurs contextes textuel et historique, de tels versets résonnent aujourd’hui de manière effrayante. Or, on voit bien qu’ils ne peuvent se comprendre qu’en référence à une époque de guerre où les camps s’identifiaient sur des critères religieux. Ou à une époque de constitution des premières sociétés musulmanes quand les identités religieuse et sociale étaient encore fortement marquées.  

4. L'exégèse sauvage des mots jihad et martyr

C’est cette contextualisation historique que refusent de faire les musulmans fondamentalistes. C’est une «instrumentalisation» politique des textes qui conduit aux appels à écraser «les infidèles, les juifs et les croisés». Tout se passe comme si, à la suite d'une exégèse sauvage du Coran et de relectures partielles et partiales de l’histoire de l’islam, avec ses phases de grandeur et d’humiliation, on renouait avec les «théologies de l'action armée» décrites par le grand philosophe Mohamed Arkoun (mort en 2010) et venues des origines de l’islam. 
Elles ont traversé tout le dernier millénaire, inspiré des rapports de fascination et de répulsion par exemple entre islam et chrétienté, activé les luttes entre les empires arabe, ottoman, byzantin, jusqu'aux guerres récentes de «libération nationale» contre la colonisation honnie et contre l'«impérialisme» occidental, d’où sont nés les courants islamistes contemporains.

En islam, aucune autorité théologique universelle n'est capable d'imposer une interprétation unique et authentique des textes sacrés. Aucun anathème, aucune excommunication ne peut donc faire dévier les terroristes, qu’ils soient les fanatiques d’un «jihad global, planétaire» (celui d’al-Qaïda) ou de la «restauration du califat» (Etat islamique-Daech).
C’est ainsi que s’est imposé le jihad comme référence majeure, celle qui englobe toutes les revendications, frustrations et révoltes qui traversent l’islam. La perspective du jihad est celle de la mort, y compris la mort d’innocents, et celle du «martyr» (chahid), un mot qui existe dans le Coran, mais qui est complètement «décontextualisé» dans le discours islamiste. Appliqué au début du XXIe siècle, ce modèle du «martyr» laisse pantois. Dans le christianisme, le «martyr» ne meurt pas pour se faire copier. Sa mort n’est pas enviée. Le «martyr» est un modèle de sainteté, pas un modèle pour se jeter dans le feu avec lui… 
Dans l'islam, c'est différent. On meurt «martyr» pour se faire copier et manifester ainsi un projet de transformation politique du monde.

5. L'encre du savant et le sang du martyr

Quel espace reste t-il donc aux populations musulmanes d'Occident et des pays arabes modérés ? C’est la question en jeu dans tous les débats sur l’islam aujourd’hui. Ils ne peuvent que faire bloc, primo pour dissuader l'opinion de procéder à tout amalgame et c’est un effort à renouveler après chaque attentat; secundo pour encourager une relecture critique et historique des textes et montrer ainsi que la violence ne recouvre pas tout l'enseignement du prophète Mohamed. 

C’est un enseignement qui a aussi inspiré durablement une pensée humaniste arabe, fondée sur la philosophie, la morale et la tolérance, en vigueur au Moyen-Age dans la Bagdad de l’empire abbasside ou dans l’Andalousie (Cordoue), jusque chez les Perses à Téhéran.
C’est un enseignement de tolérance, attesté par nombre de hadiths (paroles prêtées au prophète), comme celui qui fait dire à Mohamed que «Dieu préfère l’encre du savant au sang du martyr» !
Ou par quelques versets du Coran :
– «Pas de contrainte en religion. La bonne guidance se distingue de l’errance» (sourate 2, verset 256).
– «Est-ce à toi de les contraindre afin qu’ils deviennent croyants ? La vérité de Dieu est de dire que celui qui le veut, croit. Que celui qui le veut, soit incroyant » (18-verset 23)
– «Tuer une âme, non coupable du meurtre d’une autre âme ou de dégâts sur la terre, c’est comme d’avoir tué l’humanité entière. Et sauver une vie, c’est comme sauver l’humanité entière» (5. 32). 
Le respect du caractère sacré de la vie exprimé dans ce verset est sans appel.
Puis, pas de haine contre les autres peuples :
– «La terre est assez vaste pour vous tous» (29-56). Toute atteinte à l’existence, à la sécurité, à la dignité de l’autre, toute discrimination raciale, ethnique, religieuse est donc immorale.
Enfin, pas de haine contre les autres «gens du Livre» :
– «Ceux qui croient, ceux qui suivent le judaïsme et les chrétiens, quiconque croit en Dieu et au Jour dernier, effectue l’œuvre du salut. Ceux-là trouveront leur récompense auprès de leur Seigneur. Ils n’ont pas de craintes à nourrir et n’éprouveront nul regret» (2-62).
Les exégèses perverses des écritures sacrées et les lectures fallacieuses de l'histoire ont alimenté, de tout temps, le patrimoine symbolique et les constructions théologiques des grandes religions. Elles ont animé leur volonté d'expansion. Mais à abuser de récits mythiques, pseudo-religieux et pseudo-historiques, et d'évocations terrifiantes, on en revient  à ce triangle de «la vérité, de la violence et du sacré» qui, comme disent les anthropologues comme René Girard ou Mohamed Arkoun, a animé toutes les aventures humaines et contribue encore à la fonction de «sublimation» des valeurs. Pour le bonheur et, le plus souvent, pour le malheur des peuples.


Cet article fait partie d'une série : 
«Comment les religions sont redevenues des idéologies meurtrières».

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