Aux sources de l'«islamo-gauchisme»
Le philosophe Pierre-André Taguieff revient sur les origines d'un concept qu'il a contribué à forger. Selon lui, les usages polémiques discutables du terme ne doivent pas empêcher de reconnaître qu’il désigne un véritable problème : la collusion entre des groupes d’extrême gauche et des mouvances islamistes de diverses orientations.
En France, à entendre les clameurs qui montent de l’arène politico-médiatique, le nouveau grand clivage serait celui qui oppose les «islamo-gauchistes» aux «islamophobes». Cependant, rares sont ceux qui s’assument soit en tant qu’«islamo-gauchistes», soit en tant qu’«islamophobes», sauf par provocation.
L’«islamophobe» ou l’«islamo-gauchiste», c’est toujours l’autre. Ces termes d’usage polémique sont des hétéro-désignations. Mais il serait naïf de reprocher à des termes politiques d’être polémiques. En les employant, on vise à stigmatiser un individu ou un groupe, pour de bonnes ou de mauvaises raisons.
Face aux «islamophobes» se tiendraient donc les «islamo-gauchistes», censés être islamophiles. Mais l’opposition est faussement claire. Il y a en effet de très nombreux citoyens français, de droite et de gauche, qui considèrent que l’islamisme, sous toutes ses formes, constitue une grave menace pour la cohésion nationale et l’exercice de nos libertés. Peuvent-ils être déclarés «islamophobes» ?
C’est là, à l’évidence, un abus de langage et une confusion entretenue stratégiquement par les islamistes eux-mêmes. Ils sont en vérité «islamismophobes», et ils ont d’excellentes raisons de l’être, au vu des massacres commis par les jihadistes, du séparatisme prôné par les salafistes et des stratégies de conquête des Frères musulmans. Mais ils n’ont rien contre l’islam en tant que religion, susceptible d’être critiquée au même titre que toute religion.
Quant aux «islamismophiles» d’extrême gauche,
ils sont de deux types : il y a d’abord ceux qui, sur les réseaux sociaux,
applaudissent les attaques jihadistes, ensuite ceux qui, intellectuels ou
acteurs politiques, s’efforcent de justifier le comportement des islamistes en
arguant que ces derniers ne font que réagir aux discriminations dont sont
victimes les musulmans.
Il est de bonne méthode de revenir au moment de la formation de l’expression «islamo-gauchisme» en langue française.
C’est à partir de mes enquêtes, au
début des années 2000 alors que débutait la seconde Intifada, sur des
manifestations dites propalestiniennes où des activistes du Hamas, du
Jihad islamique et du Hezbollah côtoyaient des militants gauchistes,
notamment ceux de la LCR (devenue en 2009 le NPA), que j’ai commencé à employer
l’expression «islamo-gauchisme». Au cours de ces
mobilisations, les «Allahou akbar» qui fusaient, ne gênaient nullement les
militants gauchistes présents, pas plus que les appels à la destruction
d’Israël sur l’air de «sionistes = nazis».
Valeur descriptive
L’expression «islamo-gauchisme» avait sous ma plume une valeur strictement descriptive, désignant une alliance militante de fait entre des milieux islamistes et des milieux d’extrême gauche, au nom de la cause palestinienne, érigée en nouvelle cause universelle. Elle intervenait dans ce qu’on appelle des «énoncés protocolaires» en logique.
J’ai utilisé l’expression dans diverses conférences prononcées en
2002, ainsi que dans des articles portant sur ce que j’ai appelé la «nouvelle
judéophobie», fondée sur un antisionisme radical dont l’objectif est
l’élimination de l’Etat juif. Pour ne prendre qu’un exemple, dans mon article
synthétique intitulé «L’émergence d’une judéophobie planétaire :
islamisme, anti-impérialisme, antisionisme», publié dans la revue Outre-Terre, j’évoque la «mouvance
islamo-gauchiste» en cours de formation.
Il faut par ailleurs être d’une insigne
mauvaise foi pour laisser entendre, comme le font certains aujourd’hui sur les
réseaux sociaux, que je voulais par là assimiler insidieusement islam
et islamisme, alors que tous mes écrits sur la question témoignent du
contraire. Je n’allais pas forger, pour éviter de donner prise aux
lectures malveillantes, une expression juste mais un peu lourde du type
«islamismo-gauchisme», qui n’aurait d’ailleurs pas empêché des gens de mauvaise
foi de s’indigner.
«Judéo-bolchevisme»
Que, mise à toutes les sauces,
l’expression ait eu par la suite la fortune que l’on sait, je n’en suis pas
responsable. Mais ses usages polémiques discutables ne doivent pas empêcher de
reconnaître qu’elle désigne un véritable problème, qu’on peut ainsi
formuler : comment expliquer et comprendre le dynamisme, depuis une
trentaine d’années, des différentes formes prises par l’alliance ou la
collusion entre des groupes d’extrême gauche se réclamant du marxisme (ou
plutôt d’un marxisme) et des mouvances islamistes de diverses orientations
(Frères musulmans, salafistes, jihadistes) ? Pourquoi cette imprégnation
islamiste des mobilisations «révolutionnaires» ?
Ecartons, pour finir, un argument fallacieux, souvent repris sur les réseaux sociaux, qui consiste à rapprocher, pour la disqualifier, l’expression «islamo-gauchisme» de l’expression «judéo-bolchevisme». Lorsqu’elle s’est diffusée, au début des années 20, dans certains milieux anticommunistes et antisémites, l’expression «judéo-bolchevisme» signifiait que le bolchevisme était un phénomène juif et que les bolcheviks étaient en fait des Juifs (ou des «enjuivés»).
Il n’en va
pas du tout de même avec l’expression «islamo-gauchisme», qui ne signifie pas
que le gauchisme est un phénomène musulman ni que les gauchistes sont en fait
des islamistes. L’expression ne fait qu’enregistrer un ensemble de phénomènes
observables, qui autorisent à rapprocher gauchistes et islamistes : des
alliances stratégiques, des convergences idéologiques, des ennemis communs, des
visées révolutionnaires partagées, etc.
C’est ainsi qu’on observe, d’une part, que des militants marxistes-léninistes passés au terrorisme, tel Carlos, se sont rapprochés des milieux islamistes, jusqu’à se convertir à l’islam en version Al-Qaïda et à prôner un front islamo-révolutionnaire «contre les Juifs et les croisés».
Et que, d’autre part, des islamistes se sont ralliés au drapeau du tiers-mondisme, puis à celui de l’altermondialisme (tel Tariq Ramadan), avant de donner dans le postcolonialisme et le décolonialisme pour accuser les sociétés démocratiques occidentales de «racisme systémique».
C’est ainsi qu’un pseudo-antiracisme
importé des campus étatsuniens, représentant une nouvelle forme de racialisme
militant désignant «les blancs» comme les seuls racistes, est devenu à la fois
un moyen d’intimidation et un puissant instrument de mobilisation,
principalement d’une partie de la jeunesse.
Les querelles de mots ne doivent pas nous empêcher de voir la
dure réalité, surtout lorsqu’elle contredit nos attentes ou heurte nos partis
pris.
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