mercredi 3 septembre 2025

La Palestine, l'oubliée de l'ère coloniale ?

Avec la fin du colonialisme et celui des empires coloniaux, il restait un pays qui n'a pas su se défaire du colonialisme comme le firent la plupart des pays de l'ex-empire ottoman, tombés sous le joug de l'Angleterre et de la France, principales puissances coloniales d'alors : la Palestine, victime du néo-colonialisme !

Or la "cause palestinienne" souffre depuis le début de l'absence de véritables chefs charismatiques, politiques, stratèges et clairvoyants, issus du peuple palestinien. 

On se rappelle le mufti de Jérusalem qui a cru bon de rallier Hitler pour se défaire de l'Angleterre mandatée en 1920 par la SDN, pour gouverner la Palestine.

Puis les "arabes" avec à leur tête le pan-arabiste Gamel Abdel Nasser, se sont imposés aux Palestiniens leur assurant le soutien de "leurs frères arabes" pour chasser les colonisateurs juifs venus en masse d'Europe centrale, fuyant programme et shoah.

Devant leurs échecs et la perte progressive des territoires palestiniens suite aux guerres contre Israël soutenu par la puissante Amérique, des chefs ont émergé ici et là, sans aucune envergure politique qui se sont fourvoyés en jouant cette fois-ci, la carte du panislamisme !

Ces chefs ont espéré le salut en confiant leur "cause" à Ayatollah Khomeiny; puis aux Frères musulmans, les deux fondant leur action politique sur le wahhabisme.
Mal leur en a pris, puisqu'ils sont en train de perdre le peu qui leur reste de leurs territoires onusiens déjà amputés d'une bonne partie depuis la guerre des 6 jours de 1967 !

La Palestine, l'oubliée de l'ère coloniale : la faute à qui ? Dans leur lutte pour reconquérir leur pays, les Palestiniens se sont montrés de piètres stratèges, contrairement à leurs colonisateurs sionistes qui se sont révélés de fins stratèges depuis le début de l'occupation de la Palestine. 

Pourtant Bourguiba dans sa clairvoyance recommandait aux Palestiniens le nationalisme, doctrine qui a permis l'indépendance de bon nombre de pays colonisés, mais leurs chefs ont préféré le panislamisme après avoir expérimenté le panarabisme. Malheureusement pour eux, Bourguiba ne fut pas écouté; il fut même raillé et traité de traître aux "arabes" !

R.B

Jean-Pierre Filiu*

L’écrasante responsabilité du Hamas dans la catastrophe palestinienne

Le mouvement islamiste, au lieu d’accorder la priorité à l’intégrité du peuple palestinien, n’a cessé de fournir à Israël des prétextes pour dévaster la bande de Gaza.

Le nationalisme palestinien a toujours souffert d’un rapport de force écrasant en faveur du mouvement sioniste, puis de l’Etat d’Israël. Il est néanmoins discutable d’éluder la responsabilité de certains dirigeants palestiniens dans les deux désastres historiques que sont la Nakba, la « catastrophe » de 1948, avec l’exode de plus de la moitié de la population arabe de Palestine, et la catastrophe en cours dans la bande de Gaza, d’ores et déjà ravagée.

Dans les deux cas, des mouvements palestiniens en lutte ouverte contre d’autres factions palestiniennes ont fait passer leurs intérêts partisans avant la cause nationale qu’ils prétendaient défendre. Dans les deux cas, ils ont commis plus qu’un crime, mais une faute stratégique, Haj Amin Al-Husseini en s’associant au nazisme en 1941, le Hamas en perpétrant le bain de sang du 7 octobre 2023.

Le Royaume-Uni s’engage, en 1917, à soutenir « l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif » et reçoit, trois ans plus tard, un mandat de la Société des nations sur ce territoire jusque-là ottoman. La population arabe, majoritaire à 90 %, s’oppose catégoriquement à ce qu’elle ressent comme une dépossession. Les autorités britanniques contournent cet obstacle en créant, en 1921, un poste de « grand mufti de Jérusalem », attribué à Haj Amin Al-Husseini.

Surenchères maximalistes

Elles parviennent ainsi à diviser le nationalisme palestinien, d’abord en le réduisant à sa dimension islamique, puis en opposant les partisans des Husseini à ceux des Nashashibi, leurs rivaux traditionnels. Ces manœuvres favorisent l’écrasement du soulèvement arabe de 1936-1939. Husseini, exilé en 1937, se met au service d’Adolf Hitler quatre ans plus tard, alors même que la population palestinienne soutient majoritairement les démocraties contre l’Axe.

C’est pourtant un Husseini revanchard qui s’impose de nouveau, en 1945, à la tête du nationalisme palestinien, éclipsant ses concurrents par ses surenchères maximalistes. Non seulement il ternit de son discrédit personnel la cause de son peuple, mais il refuse, en 1947, le plan de partage de la Palestine entre un Etat juif et un Etat arabe, précipitant un conflit désastreux pour la population palestinienne.

Le parallèle est éclairant avec les islamistes de la bande de Gaza, que l’armée d’occupation israélienne favorise, à partir de 1967, aux dépens des nationalistes de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Ces mêmes islamistes basculent d’un extrême à l’autre, en 1987, et fondent le Hamas, voué à la destruction d’Israël, alors que l’OLP s’engage à reconnaître Israël, rouvrant ainsi la voie vers la « solution à deux Etats ». Le schisme interpalestinien culmine avec la rupture de 2007 entre le Hamas, maître de Gaza, et l’Autorité palestinienne (AP), gestionnaire au nom de l’OLP d’une partie de la Cisjordanie.

Préserver le Hamas plutôt que Gaza

Benyamin Nétanyahou, premier ministre de 2009 à 2021, et depuis 2022, fait tout pour creuser le fossé entre la bande de Gaza, assiégée de toutes parts, et la Cisjordanie, ainsi livrée à la colonisation. Mais le Hamas inflige à Israël, le 7 octobre 2023, la journée la plus sanglante de son histoire. Les islamistes espèrent par ces massacres supplanter l’OLP pacifiste au sein du nationalisme palestinien. Ils sont conscients que les représailles israéliennes seront terribles et ils s’y sont préparés en protégeant leur appareil, mais sans égard pour la population laissée sans défense.

C’est pourquoi l’offensive israélienne vire très rapidement à la destruction de Gaza plutôt que du Hamas, qui profite même de la liquidation dans la société palestinienne des contre-pouvoirs universitaires, culturels et associatifs à la mainmise islamiste. Quant à M. Nétanyahou, il fait d’autant plus le jeu du Hamas qu’il exclut tout rétablissement de l’AP à Gaza, afin précisément d’interdire la relance de la « solution à deux Etats ».

Ce refus d’une perspective politique fait du Hamas le seul interlocuteur palestinien d’Israël sur Gaza, même si c’est dans le cadre de pourparlers indirects sous l’égide du Qatar, épaulé par les Etats-Unis et par l’Egypte. Le mouvement islamiste reste ainsi au centre de la scène palestinienne, malgré l’élimination de la plupart de ses dirigeants politiques et militaires, remplacés par des responsables encore plus endurcis.

Le fait que les négociations excluent l’avenir de Gaza, pour se concentrer sur les échanges entre otages israéliens et détenus palestiniens, accentue cette prime aux jusqu’au-boutistes du Hamas. Un de leurs porte-parole, exilé au Qatar, exprimait sans fard, en mai, leur troublante indifférence aux souffrances de leurs compatriotes : « Les ventres de nos femmes donneront naissance à beaucoup plus d’enfants que ceux qui sont morts en martyrs. » Une déclaration aussi provocatrice suscite, dans la bande de Gaza, des manifestations spontanées de protestation contre le Hamas, qui ont tôt fait d’être étouffées par la poursuite des bombardements israéliens.

Lorsque les troupes israéliennes assiégeaient l’OLP dans Beyrouth, au cours de l’été 1982, son chef, Yasser Arafat, avait accepté d’être évacué avec des milliers de combattants pour abréger les souffrances des civils. En revanche, le Hamas, près de deux ans après avoir déclenché le conflit en cours, continue de faire passer ses intérêts de parti avant ceux d’une population aux abois. Nul doute que le verdict de l’histoire sera sans appel contre les islamistes palestiniens. Pour l’heure, cependant, ce sont les femmes, les hommes et les enfants de Gaza qui meurent.

*Historien. Professeur des universités à Sciences Po


mardi 2 septembre 2025

Encore une intellectuelle qui se fourvoie à vouloir défendre l'indéfendable

Cela rappelle les errements des intellectuels de gauche en France, qui se sont fourvoyés dans le communisme jusqu'à l'aveuglement, quand ils fermaient les yeux sur les horreurs du stalinisme; avec à leur tête, Jean Paul Sartre !

L'auteure de cette plaidoirie, semble ignorer les discours incendiaires de Ghannouchi et les abus outranciers de ses Frères musulmans d'Ennahdha * qui révoltaient les Tunisiens, quand ils étaient au pouvoir ou l'exerçaient indirectement grâce aux "oiseaux rares" de leur chef !

Leur slogan était et demeure : la démocratie à usage unique !
Une démocratie & des droits de l'homme, juste bons pour prendre le pouvoir !!
Comme le fit Hitler qu'admirait tant Hassan El Banna et dont il s'inspira pour créer son parti des "Frères musulmans".
Et comme le rappelle régulièrement Erdogan le Frère musulman, qu'admire tant Ghannouchi !

En 10 ans de pouvoir, ils ont fait régresser la Tunisie sur tous les plans, puisque leur unique programme était de diffuser l'obscurantisme en diffusant le wahhabisme qui fonde leur action politique, plus propice à la domination des peuples, et d'en finir avec la République.

"Pas de liberté pour les ennemis de la liberté !", disait déjà Louis Antoine de Saint-Just.

R.B

* "khouanjia" : qualificatif, issu du mot frère, pour rappeler leur appartenance aux Frères musulmans ... et non "météque" comme l'entend Hélé Béji.

Hélé Béji *

La condamnation de Rached Ghannouchi à 40 ans de prison montre à quel point cet Etat est devenu une dictature

Alors qu’il défendait l’idée de « musulman-démocrate », l’ex-leader du parti conservateur Ennahdha se retrouve, à 84 ans, derrière les barreaux. Pour l’écrivaine tunisienne Hélé Béji, c’est la preuve que « les modernes », dans son pays, se sont fourvoyés dans l’idéologie autoritariste.

1. Quarante ans de prison pour… « complot terroriste »

L’arrestation et la condamnation de Rached Ghannouchi sont l’une des injustices les plus intolérables perpétrées par l’Etat tunisien, qui se comptent par milliers depuis la rechute brutale dans la dictature.

Le 15 avril 2023, j’assistai à un débat du Front du Salut national, groupement de résistants au coup d’Etat du 25 juillet 2021, dont plusieurs membres étaient arrêtés. L’heure était grave, mais l’atmosphère bon enfant, la courtoisie presque d’un autre âge. Chacun parlait sans tabous, animé d’une passion de vérité et de justice, avec la confiance souriante que l’amitié met au cœur des profondes inquiétudes.

Rached Ghannouchi était là, attentif, silencieux. A la fin, il fut invité à intervenir. Il parla presque en murmurant, sur un ton naturel, parfois badin, suivant un fil rigoureux. Ni harangue cléricale, ni prêche obscurantiste, ni boniment théologique. C’était une pensée philosophique. Moi qui suis sourde aux sermons religieux, j’étais tout oreille aux arguments de cet esprit cartésien.

Ce soir-là, Rached Ghannouchi fit un discours tout à fait « laïque ». Il évoqua avec une dignité stoïque l’hostilité de la cabale contre la transition démocratique. Malgré les calomnies endurées, il préférait le pardon des offenses, fût-ce à ses dépens. Il avait trop espéré la liberté pour interdire quoi que ce soit. Il refusait les méthodes arbitraires dont ils avaient tant souffert, lui et ses semblables. Il développa son credo pluraliste, accepter la diversité politique sans laquelle aucune paix civile n’est possible. Tous les courants politiques, de l’extrême droite jusqu’à l’extrême gauche, des laïcs aux religieux, avaient droit de cité en démocratie.

Le lendemain, stupeur ! J’apprends aux infos que j’avais assisté à une « conspiration » de « traîtres » qui préparait un « complot terroriste » contre « la sûreté de l’Etat », en vue de déclencher la « guerre civile ». La preuve du délit ? Un dialogue socratique sur la liberté. Socrate fut condamné à boire la ciguë, Rached Ghannouchi fut arrêté la nuit par un raid armé, au cours d’un repas familial, fouillé, privé d’avocats, traîné sans mandat dans des lieux dégradants, contraint toute la nuit sur une chaise, à 84 ans, dans un pays où la coutume se flatte de vénérer le grand âge. Verdict du tribunal : 40 ans de prison*.

Le coup énorme qui tombait sur des têtes paisibles avait besoin d’un énorme mensonge. On a fait dire à Ghannouchi exactement le contraire de ce qu’il a dit. Une petite assemblée civilisée était devenue un gang clandestin d’extrémistes criminels. Si je n’avais pas été un témoin direct de cette réunion, peut-être aurais-je gobé cette fable, comme le bon peuple à qui on a toujours bourré le crâne de sornettes. Mais voilà, j’y étais.

2. L’une des figures les plus augustes du pacifisme révolutionnaire

La Tunisie a inscrit la Déclaration universelle de 1948 dans sa Constitution révolutionnaire de 2014. Elle a mis la liberté de conscience au rang des principes sacrés de sa démocratie. Sa tolérance religieuse l’a hissée à la distinction universelle. La dignité, la justice, l’égalité entre hommes et femmes apportaient la preuve de l’unité du genre humain. Le ressentiment colonial était dépassé. Plus de rivalité avec l’Occident. Les droits humains étaient désormais l’objet d’une ferveur commune.

Rached Ghannouchi est l’une des figures les plus augustes de ce pacifisme révolutionnaire. Il a refusé de s’adonner aux haines idéologiques, préférant le principe de justice à l’instinct de vengeance. Lui qui fut pourchassé toute sa vie comme un fanatique, il fut le premier à prôner la réconciliation avec ses adversaires, les destouriens, afin de vaincre les vieux réflexes de domination d’un parti sur l’autre. Rien ne l’empêchait, après l’écrasante victoire électorale de son parti Ennahdha en 2011, d’appliquer la loi du plus fort. Il n’en fit rien, il choisit la négociation et le dialogue. Il tendit la main, on lui mit les menottes.

Il défendit le caractère civil de l’Etat, qui contenait la religion dans la sphère privée et l’écartait de la vie des institutions. Il fit supprimer la Charia de la Constitution, accordant aux droits humains la priorité sur les dogmes religieux. Il ne voulait pas d’un clergé d’Etat où la prophétie se confondrait avec le pouvoir. Les libertés publiques se jouent dans l’Assemblée, le salut de l’âme dans la mosquée. Le Congrès du parti Ennahdha en 2016 consacra cette séparation du politique et du religieux.

Dix ans après la Révolution tunisienne de 2011 qui avait éberlué le monde, la promesse démocratique s’est effondrée. Depuis le 25 juillet 2021, les libertés, portées naguère au pinacle, sont objet de détestation. Les âmes généreuses de la Révolution ont fait place aux huées de l’égoïsme et de la haine. Un verbe empoisonné noircit le cœur des gens, déglingue leur tête. La société qui s’était délivrée avec panache de la servitude est prise d’une sauvage envie de la rétablir.

Un des soulèvements les plus authentiques du XXIe siècle, qui s’est gardé des fureurs sanglantes des révolutions, se retourne contre son génie pacifique, ravale son idéal civilisé et jette ses élites éclairées dans la fosse aux martyrs. Comment l’expliquer ?

3. Comment les « nationaux-modernistes » ont liquidé la démocratie

Quand la Révolution tunisienne eut rendu leurs droits d’humanité aux membres du parti Ennahdha, que leur fut reconnue une juste rétribution dans les affaires de l’Etat, les « modernistes » ne l’ont jamais accepté. Ils n’ont pas supporté de partager la chose dont ils avaient la jouissance exclusive depuis trois quarts de siècle : l’Etat. Ils faisaient semblant, mais c’était des simagrées. L’idée que des « islamistes » les avaient battus aux élections et gagné le statut « d’élus » les faisait suffoquer. Céder aux « kouanjiya » (entendez « métèques ») ne fût-ce qu’une parcelle de « notre Tunisie » (entendez « notre propriété ») ! Cris d’indignation de seigneurs offusqués de la promiscuité avec des manants. La conscience de leur racisme endogène ne les effleurait même pas. 

Ces nationaux-progressistes, ou nationaux-modernistes, se sont servi de l’ouverture révolutionnaire pour relancer la guerre idéologique des laïcs et des religieux. Ils violèrent le serment constitutionnel qui mettait fin à l’intolérance et à l’exclusion. Habitués à régner seuls, totalement inaptes au fair-play, incapables d’admettre la légitimité d’un autre parti que le leur, ils mirent tout en œuvre pour se débarrasser des « islamistes » de Ennahdha. Comment ? En liquidant le système qui leur offre le droit d’exister : la démocratie. La Constitution fut balayée comme une lubie passagère. La Révolution fut dissipée comme un mirage. L’arbitraire et la brutalité dont on s’était délivrés redoublèrent de férocité. Les emprisonnements vinrent mettre à nu ce processus de table rase de la démocratie.

La Révolution héritait d’un lourd passé. L’Indépendance s’était bâtie sur le culte de l’Etat, primant sur la considération de la personne. Dix années d’efforts démocratiques n’auront pas suffi à faire face au retour de l’autoritarisme sur un peuple pauvre et fatigué, dressé au pouvoir unique et dépassé par les controverses. Le 25 juillet 2021, le rocher de Sisyphe est retombé. Les élites ont eu plaisir à se laisser écraser. Elles réclamaient un Duce. Les gens ont pris le coup d’arrêt de la démocratie pour un bienfait. Certains peuples montrent une prédisposition à l’autoritarisme plus qu’à la liberté. En quelques mois, le sceptre de l’Etat absolu a éteint la flamme de la Révolution. Ne reste que le vieux relent du pouvoir, la primauté de l’instinct du pouvoir.

On l’appelle « nationalisme », mais ce n’est qu’une passion sublimée de la force. Le nombre de « patriotes » tapageurs augmente dans les périodes de dictature. Quand les peines de prison pour délit d’opinion se comptent par dizaines d’années, on y devine le verdict nébuleux et sauvage de la masse, le lynchage de la foule. Une trouble complicité se crée entre la multitude et l’Etat répressif. En fait, aucun despote ne durerait sans l’appui collectif, sans l’indifférence inhumaine aux sévices contre les dissidents, sans le zèle cruel des petits par peur et obéissance des grands. La dictature ne tient pas par la seule force policière. Il lui faut un lien affectif, le filet immatériel de la soumission populaire, plus indestructible que la violence d’appareil. C’est l’indice de la montée du fascisme.

4. La liberté est la condition même du progrès

Rached Ghannouchi avait joué un rôle méconnu, incompris dans l’histoire d’une Indépendance sans démocratie. L’Etat national avait imposé le modèle totalitaire d’un progrès sans liberté. Il apparaît aujourd’hui que la liberté est la condition même du progrès. Pour Rached Ghannouchi, la foi religieuse n’est pas un obstacle aux libertés. Elle n’est pas qu’obéissance aveugle aux puissances surnaturelles, elle est considération infinie de la personne. Elevé dans un milieu conservateur, Ghannouchi a été probablement l’un des rares à comprendre que pour une majorité de croyants pratiquants, il est impossible d’acquérir une conscience moderne séparée d’une morale personnelle rattachée à la foi.

C’est le sens que prend chez lui l’idée de « musulman-démocrate », un islam pensant, fondé sur le libre arbitre de la personne, seul capable de venir à bout, de l’intérieur, de la violence obscurantiste et djihadiste. Le meilleur moyen de combattre la violence islamiste, pour M. Ghannouchi, c’est précisément la possibilité de faire place à la personne du croyant, la dignité morale de la créature à l’image de Dieu. L’islam démocratique de Ghannouchi est une appropriation individuelle, intérieure de l’idée politique de liberté et de justice. En fait le musulman-démocrate a quitté le sacré pour se convertir à l’exercice profane de la vie publique. Il sort de l’absolu pour le relatif, de l’obéissance pour la réflexion. Le musulman démocrate est un antifanatique. Rached Ghannouchi n’a jamais persécuté les incroyants, les agnostiques, les laïcs ou tout simplement les non-pratiquants, alors qu’eux l’ont persécuté au nom d’une idolâtrie d’Etat. Sa tolérance s’inspire de la profondeur de sa foi, qu’elle ne sépare pas de l’usage de la raison propre à tous les hommes, musulmans ou pas. Le principe démocratique est celui qui s’interdit toute violence contre la vocation de chacun, en y incluant l’incroyance.

5. Le national-progressisme postcolonial est un anti-humanisme

La causerie du 25 avril me fit mesurer l’étendue du mal qui depuis des décennies empoisonne la vie nationale : celui de la méconnaissance de la religion comme sensibilité vivante de la personne, intériorité sans laquelle aucune véritable avancée n’est possible. Chacun nourrit son esprit comme il peut. Certains ont l’art, la littérature, la philosophie, la science, et même l’athéisme, d’autres la foi religieuse. Bien sûr, ceux qui braillent au nom de Dieu répandent la fureur imbécile de tueries monstrueuses. La tartufferie hypocrite des mœurs bigotes est une insulte à l’intelligence créatrice. Il faut combattre ces maux, mais ils relèvent plus de l’ignorance, de la superstition, de la pauvreté, de la servilité, de la pathologie sociale que de la religion. Car la croyance musulmane porte aussi une flamme intérieure, antitotalitaire, antifasciste, semblable à la morale évangélique des droits de l’homme qui a inspiré la Déclaration universelle de 1948, ou encore la résistance chrétienne qui a fait tomber le communisme.

Jacques Maritain, penseur chrétien, l’appelle « humanisme intégral ». Dans les années 1930 en Europe, le personnalisme chrétien s’est élevé contre la montée du nazisme et du communisme. Je vois une similitude entre ce courant chrétien-démocrate qui s’était opposé au fascisme européen, et le personnalisme musulman démocrate qui a pris corps avec la Révolution tunisienne et a combattu l’autocratie arabe régnante.

Oui, nous, les modernes, nous nous sommes fourvoyés dans l’idéologie autoritariste, le discours d’affrontement entre les modernistes, dits éclairés, et les islamistes, dits obscurantistes. Sous prétexte que les conservateurs avaient une religion, on les prenait pour des arriérés, des abrutis. Par orgueil, par bêtise, par aveuglement, par frivolité, on a ignoré qu’ils portaient la flamme secrète de la liberté. Et que c’était nous, les abrutis. On a été incapable de comprendre ce lien intime, ineffable du croyant musulman avec sa liberté. Nous, les « éclairés », nous avons jeté la nuit sur la seule valeur fondatrice de modernité : la liberté. Les obscurantistes, c’est nous. Nous n’avons même pas compris le sens du doute philosophique, de la conscience critique dont nous nous prévalons : reconnaître l’altérité, l’humanité des autres, fondement de la modernité.

Le national-progressisme postcolonial est un anti-humanisme. Il s’est bâti sur l’écrasement de la liberté de conscience, sur la misère morale de la personne, sur la violence étatique au nom du progrès, sur le mépris de la dignité, sur la relégation de la religion dans un passé méprisé. On a tellement dissocié la vie morale de la vie nationale qu’on a atteint un niveau d’insensibilité qui permet aujourd’hui des degrés inhumains de maltraitance.

Les nationaux-progressistes n’ont jamais reconnu qu’ils participaient de près à l’oppression totalitaire. C’est le national-progressisme qui a produit ce modernisme difforme, détaché de la valeur de la personne, sans conscience, sans scrupule. Aucune raison civique, aucune lumière d’émancipation n’est sortie de cette mutilation. Les nationaux-progressistes ont lamentablement échoué à moderniser leur société. La modernité est inopérante, chimérique si le libre arbitre de la personne ne l’investit pas, si elle ne touche pas la fibre sensible de chacun, soit par sa raison, soit par sa foi.

Quand Rached Ghannouchi, la nuit de l’assaut du Parlement par les chars de l’armée, s’est présenté aux portes du palais du Bardo pour protéger la Constitution, il fut empêché par un soldat au garde-à-vous de la Nation. Cette confrontation résume le désastre actuel. Personne n’a jamais expliqué au soldat que si la Nation n’a plus de Constitution, c’en est fini de la nation. La résistance de Ghannouchi et ses compagnons d’infortune, celle des vieux messieurs, des vieilles dames, intellectuels, humanitaires, entrepreneurs, juges, avocats, journalistes m’évoque le sacrifice des premiers martyrs chrétiens de l’Empire romain qui refusaient d’obéir au culte de l’empereur, au nom du caractère divin de la dignité de l’homme. Néron pour les punir les avait livrés au supplice des bêtes. C’est avec la même cruauté que sont envoyés au calvaire les nouveaux martyrs de la démocratie.

 

* Hélé Béji est une écrivaine tunisienne. Elle a notamment publié « Dommage, Tunisie : la dépression démocratique » (collection « Tracts », Gallimard, 2019).