Hélé Béji *
La condamnation de Rached Ghannouchi à 40 ans de
prison montre à quel point cet Etat est devenu une dictature
Alors qu’il défendait l’idée de
« musulman-démocrate », l’ex-leader du parti conservateur Ennahdha se
retrouve, à 84 ans, derrière les barreaux. Pour l’écrivaine tunisienne
Hélé Béji, c’est la preuve que « les modernes », dans son pays, se
sont fourvoyés dans l’idéologie autoritariste.
1. Quarante ans de prison pour… « complot
terroriste »
L’arrestation et la condamnation de Rached Ghannouchi
sont l’une des injustices les plus intolérables perpétrées par l’Etat tunisien,
qui se comptent par milliers depuis la rechute brutale dans la dictature.
Le 15 avril 2023, j’assistai à un débat du Front
du Salut national, groupement de résistants au coup d’Etat du 25 juillet
2021, dont plusieurs membres étaient arrêtés. L’heure était grave, mais
l’atmosphère bon enfant, la courtoisie presque d’un autre âge. Chacun parlait
sans tabous, animé d’une passion de vérité et de justice, avec la confiance
souriante que l’amitié met au cœur des profondes inquiétudes.
Rached Ghannouchi était là, attentif, silencieux. A la
fin, il fut invité à intervenir. Il parla presque en murmurant, sur un ton
naturel, parfois badin, suivant un fil rigoureux. Ni harangue cléricale, ni
prêche obscurantiste, ni boniment théologique. C’était une pensée
philosophique. Moi qui suis sourde aux sermons religieux, j’étais tout oreille
aux arguments de cet esprit cartésien.
Ce soir-là, Rached Ghannouchi fit un discours tout à
fait « laïque ». Il évoqua avec une dignité stoïque l’hostilité de la
cabale contre la transition démocratique. Malgré les calomnies endurées, il
préférait le pardon des offenses, fût-ce à ses dépens. Il avait trop espéré la
liberté pour interdire quoi que ce soit. Il refusait les méthodes arbitraires
dont ils avaient tant souffert, lui et ses semblables. Il développa son credo
pluraliste, accepter la diversité politique sans laquelle aucune paix civile
n’est possible. Tous les courants politiques, de l’extrême droite jusqu’à
l’extrême gauche, des laïcs aux religieux, avaient droit de cité en démocratie.
Le lendemain, stupeur ! J’apprends aux infos que
j’avais assisté à une « conspiration » de « traîtres » qui
préparait un « complot terroriste » contre « la
sûreté de l’Etat », en vue de déclencher la « guerre
civile ». La preuve du délit ? Un dialogue socratique sur la
liberté. Socrate fut condamné à boire la ciguë, Rached Ghannouchi fut arrêté la
nuit par un raid armé, au cours d’un repas familial, fouillé, privé d’avocats,
traîné sans mandat dans des lieux dégradants, contraint toute la nuit sur une
chaise, à 84 ans, dans un pays où la coutume se flatte de vénérer le grand
âge. Verdict du tribunal : 40 ans de prison*.
Le coup énorme qui tombait sur des têtes paisibles
avait besoin d’un énorme mensonge. On a fait dire à Ghannouchi exactement le
contraire de ce qu’il a dit. Une petite assemblée civilisée était devenue un
gang clandestin d’extrémistes criminels. Si je n’avais pas
été un témoin direct de cette réunion, peut-être aurais-je gobé cette fable,
comme le bon peuple à qui on a toujours bourré le crâne de sornettes. Mais
voilà, j’y étais.
2. L’une des figures les plus augustes du pacifisme
révolutionnaire
La Tunisie a inscrit la Déclaration universelle de
1948 dans sa Constitution
révolutionnaire de 2014. Elle a mis la liberté
de conscience au rang des principes sacrés de sa démocratie. Sa tolérance
religieuse l’a hissée à la distinction universelle. La dignité, la justice,
l’égalité entre hommes et femmes apportaient la preuve de l’unité du genre
humain. Le ressentiment colonial était dépassé. Plus de rivalité avec
l’Occident. Les droits humains étaient désormais l’objet d’une ferveur commune.
Rached Ghannouchi est l’une des figures les plus
augustes de ce pacifisme révolutionnaire. Il a refusé de s’adonner
aux haines idéologiques, préférant le principe de justice à l’instinct de
vengeance. Lui qui fut pourchassé toute sa vie comme un fanatique, il fut le
premier à prôner la réconciliation avec ses adversaires, les destouriens, afin
de vaincre les vieux réflexes de domination d’un parti sur l’autre. Rien ne
l’empêchait, après l’écrasante victoire électorale de son parti Ennahdha
en 2011, d’appliquer la loi du plus fort. Il n’en fit rien, il choisit la
négociation et le dialogue. Il tendit la main, on lui mit les menottes.
Il défendit le caractère civil de l’Etat, qui
contenait la religion dans la sphère privée et l’écartait de la vie des
institutions. Il fit supprimer la Charia de la Constitution, accordant aux
droits humains la priorité sur les dogmes religieux. Il ne voulait pas d’un clergé
d’Etat où la prophétie se confondrait avec le pouvoir. Les libertés publiques
se jouent dans l’Assemblée, le salut de l’âme dans la mosquée. Le Congrès du
parti Ennahdha en 2016 consacra cette séparation du politique et du
religieux.
Dix ans après la Révolution tunisienne de 2011 qui
avait éberlué le monde, la promesse démocratique s’est effondrée. Depuis
le 25 juillet 2021, les libertés, portées naguère au pinacle, sont objet
de détestation. Les âmes généreuses de la Révolution ont fait place aux huées
de l’égoïsme et de la haine. Un verbe empoisonné noircit le cœur des gens,
déglingue leur tête. La société qui s’était délivrée avec panache de la
servitude est prise d’une sauvage envie de la rétablir.
Un des soulèvements les plus authentiques du XXIe siècle,
qui s’est gardé des fureurs sanglantes des révolutions, se retourne contre son
génie pacifique, ravale son idéal civilisé et jette ses élites éclairées dans
la fosse aux martyrs. Comment l’expliquer ?
3. Comment les « nationaux-modernistes » ont
liquidé la démocratie
Quand la Révolution tunisienne eut rendu leurs droits
d’humanité aux membres du parti Ennahdha, que leur fut reconnue une juste
rétribution dans les affaires de l’Etat, les « modernistes » ne l’ont
jamais accepté. Ils n’ont pas supporté de partager la chose dont ils avaient la
jouissance exclusive depuis trois quarts de siècle : l’Etat. Ils faisaient
semblant, mais c’était des simagrées. L’idée que des « islamistes »
les avaient battus aux élections et gagné le statut « d’élus » les
faisait suffoquer. Céder aux « kouanjiya » (entendez
« métèques ») ne fût-ce qu’une parcelle de « notre
Tunisie » (entendez « notre propriété ») ! Cris
d’indignation de seigneurs offusqués de la promiscuité avec des manants. La
conscience de leur racisme endogène ne les effleurait même pas.
Ces nationaux-progressistes, ou nationaux-modernistes,
se sont servi de l’ouverture révolutionnaire pour relancer la guerre
idéologique des laïcs et des religieux. Ils violèrent le serment
constitutionnel qui mettait fin à l’intolérance et à l’exclusion. Habitués à
régner seuls, totalement inaptes au fair-play, incapables d’admettre la
légitimité d’un autre parti que le leur, ils mirent tout en œuvre pour se
débarrasser des « islamistes » de Ennahdha. Comment ? En
liquidant le système qui leur offre le droit d’exister : la démocratie. La
Constitution fut balayée comme une lubie passagère. La Révolution fut dissipée
comme un mirage. L’arbitraire et la brutalité dont on s’était délivrés
redoublèrent de férocité. Les emprisonnements vinrent mettre à nu ce processus
de table rase de la démocratie.
La Révolution héritait d’un lourd passé.
L’Indépendance s’était bâtie sur le culte de l’Etat, primant sur la
considération de la personne. Dix années d’efforts démocratiques n’auront pas
suffi à faire face au retour de l’autoritarisme sur un peuple pauvre et
fatigué, dressé au pouvoir unique et dépassé par les controverses. Le
25 juillet 2021, le rocher de Sisyphe est retombé. Les élites ont eu
plaisir à se laisser écraser. Elles réclamaient un Duce. Les gens ont pris le
coup d’arrêt de la démocratie pour un bienfait. Certains peuples montrent une
prédisposition à l’autoritarisme plus qu’à la liberté. En quelques mois, le
sceptre de l’Etat absolu a éteint la flamme de la Révolution. Ne reste que le
vieux relent du pouvoir, la primauté de l’instinct du pouvoir.
On l’appelle « nationalisme », mais ce n’est
qu’une passion sublimée de la force. Le nombre de « patriotes »
tapageurs augmente dans les périodes de dictature. Quand les peines de prison
pour délit d’opinion se comptent par dizaines d’années, on y devine le verdict
nébuleux et sauvage de la masse, le lynchage de la foule. Une trouble
complicité se crée entre la multitude et l’Etat répressif. En fait, aucun
despote ne durerait sans l’appui collectif, sans l’indifférence inhumaine aux
sévices contre les dissidents, sans le zèle cruel des petits par peur et
obéissance des grands. La dictature ne tient pas par la seule force policière.
Il lui faut un lien affectif, le filet immatériel de la soumission populaire,
plus indestructible que la violence d’appareil. C’est l’indice de la montée du
fascisme.
4. La liberté est la condition même du progrès
Rached Ghannouchi avait joué un rôle méconnu, incompris
dans l’histoire d’une Indépendance sans démocratie. L’Etat national avait
imposé le modèle totalitaire d’un progrès sans liberté. Il apparaît aujourd’hui
que la liberté est la condition même du progrès. Pour Rached Ghannouchi, la foi
religieuse n’est pas un obstacle aux libertés. Elle n’est pas qu’obéissance
aveugle aux puissances surnaturelles, elle est considération infinie de la
personne. Elevé dans un milieu conservateur, Ghannouchi a été probablement l’un
des rares à comprendre que pour une majorité de croyants pratiquants, il est
impossible d’acquérir une conscience moderne séparée d’une morale personnelle
rattachée à la foi.
C’est le sens que prend chez lui l’idée de
« musulman-démocrate », un islam pensant, fondé sur le libre arbitre
de la personne, seul capable de venir à bout, de l’intérieur, de la violence
obscurantiste et djihadiste. Le meilleur moyen de combattre la violence
islamiste, pour M. Ghannouchi, c’est précisément la possibilité de faire place
à la personne du croyant, la dignité morale de la créature à l’image de Dieu.
L’islam démocratique de Ghannouchi est une appropriation individuelle,
intérieure de l’idée politique de liberté et de justice. En fait le
musulman-démocrate a quitté le sacré pour se convertir à l’exercice profane de
la vie publique. Il sort de l’absolu pour le relatif, de l’obéissance pour la
réflexion. Le musulman démocrate est un antifanatique. Rached Ghannouchi n’a
jamais persécuté les incroyants, les agnostiques, les laïcs ou tout simplement
les non-pratiquants, alors qu’eux l’ont persécuté au nom d’une idolâtrie
d’Etat. Sa tolérance s’inspire de la profondeur de sa foi, qu’elle ne sépare
pas de l’usage de la raison propre à tous les hommes, musulmans ou pas. Le
principe démocratique est celui qui s’interdit toute violence contre la
vocation de chacun, en y incluant l’incroyance.
5. Le national-progressisme postcolonial est un
anti-humanisme
La causerie du 25 avril me fit mesurer l’étendue
du mal qui depuis des décennies empoisonne la vie nationale : celui de la
méconnaissance de la religion comme sensibilité vivante de la personne,
intériorité sans laquelle aucune véritable avancée n’est possible. Chacun
nourrit son esprit comme il peut. Certains ont l’art, la littérature, la
philosophie, la science, et même l’athéisme, d’autres la foi religieuse. Bien
sûr, ceux qui braillent au nom de Dieu répandent la fureur imbécile de tueries
monstrueuses. La tartufferie hypocrite des mœurs bigotes est une insulte à
l’intelligence créatrice. Il faut combattre ces maux, mais ils relèvent plus de
l’ignorance, de la superstition, de la pauvreté, de la servilité, de
la pathologie sociale que de la religion. Car la croyance musulmane porte
aussi une flamme intérieure, antitotalitaire, antifasciste, semblable à la morale
évangélique des droits de l’homme qui a inspiré la Déclaration universelle de
1948, ou encore la résistance chrétienne qui a fait tomber le communisme.
Jacques Maritain, penseur chrétien, l’appelle « humanisme
intégral ». Dans les années 1930 en Europe, le personnalisme
chrétien s’est élevé contre la montée du nazisme et du communisme. Je vois une
similitude entre ce courant chrétien-démocrate qui s’était opposé au fascisme
européen, et le personnalisme musulman démocrate qui a pris corps avec la
Révolution tunisienne et a combattu l’autocratie arabe régnante.
Oui, nous, les modernes, nous nous sommes fourvoyés
dans l’idéologie autoritariste, le discours d’affrontement entre les
modernistes, dits éclairés, et les islamistes, dits obscurantistes. Sous
prétexte que les conservateurs avaient une religion, on les prenait pour des
arriérés, des abrutis. Par orgueil, par bêtise, par aveuglement, par frivolité,
on a ignoré qu’ils portaient la flamme secrète de la liberté. Et que c’était
nous, les abrutis. On a été incapable de comprendre ce lien intime, ineffable
du croyant musulman avec sa liberté. Nous, les « éclairés », nous
avons jeté la nuit sur la seule valeur fondatrice de modernité : la
liberté. Les obscurantistes, c’est nous. Nous n’avons même pas compris le sens
du doute philosophique, de la conscience critique dont nous nous
prévalons : reconnaître l’altérité, l’humanité des autres, fondement de la
modernité.
Le national-progressisme postcolonial est un
anti-humanisme. Il s’est bâti sur l’écrasement de la liberté de conscience, sur
la misère morale de la personne, sur la violence étatique au nom du progrès,
sur le mépris de la dignité, sur la relégation de la religion dans un passé
méprisé. On a tellement dissocié la vie morale de la vie nationale qu’on a
atteint un niveau d’insensibilité qui permet aujourd’hui des degrés inhumains
de maltraitance.
Les nationaux-progressistes n’ont jamais reconnu
qu’ils participaient de près à l’oppression totalitaire. C’est le national-progressisme
qui a produit ce modernisme difforme, détaché de la valeur de la personne, sans
conscience, sans scrupule. Aucune raison civique, aucune lumière d’émancipation
n’est sortie de cette mutilation. Les nationaux-progressistes ont
lamentablement échoué à moderniser leur société. La modernité est inopérante,
chimérique si le libre arbitre de la personne ne l’investit pas, si elle ne
touche pas la fibre sensible de chacun, soit par sa raison, soit par sa foi.
Quand Rached Ghannouchi, la nuit de l’assaut du
Parlement par les chars de l’armée, s’est présenté aux portes du palais du
Bardo pour protéger la Constitution, il fut empêché par un soldat au
garde-à-vous de la Nation. Cette confrontation résume le désastre actuel.
Personne n’a jamais expliqué au soldat que si la Nation n’a plus de
Constitution, c’en est fini de la nation. La résistance de Ghannouchi et ses
compagnons d’infortune, celle des vieux messieurs, des vieilles dames,
intellectuels, humanitaires, entrepreneurs, juges, avocats, journalistes m’évoque
le sacrifice des premiers martyrs chrétiens de l’Empire romain qui refusaient
d’obéir au culte de l’empereur, au nom du caractère divin de la dignité de
l’homme. Néron pour les punir les avait livrés au supplice des bêtes. C’est
avec la même cruauté que sont envoyés au calvaire les nouveaux martyrs de la
démocratie.
* Hélé Béji est une écrivaine tunisienne. Elle a
notamment publié « Dommage, Tunisie : la dépression
démocratique » (collection « Tracts », Gallimard, 2019).