Le paradoxe américain : voilà une grande
démocratie qui veut exporter dans le monde "arabe" la démocratie au
nom des droits de l'homme, en épinglant les dictateurs "arabes" mais
qui ne pipe mot des pétromonarques au régime totalitaire où les droits de l'homme
sont bafoués régulièrement !
Pire encore, elle s'appuie sur ces mêmes pétromonarques pour
répandre par la force la démocratie chez les "arabes" et y faire
respecter les droits de l'homme !
Paradoxe ou totale hypocrisie ?
A moins que ce ne soit la phobie maladive des américains du
communisme et du pan arabisme ... qu'ils partagent avec les bédouins monarques
d'Arabie, qui les unit !!
Voilà
pourquoi les américains tiennent tant aux Ibn Saoud; et vice-versa.
R.B
Arabie Saoudite : Un pilier essentiel de la politique US mondiale
A
l’occasion de la réimpression de la Stratégie du Chaos, nous vous proposons la
lecture du chapitre consacré à l’Arabie saoudite. Un chapitre particulièrement
utile aujourd’hui pour mieux comprendre les racines des attentats qui ont
frappé Paris et Bruxelles. Mais aussi pour résoudre une délicate énigme :
pourquoi les Etats-Unis, si prompts à faire la guerre pour apporter la
démocratie partout dans le monde, soutiennent-ils infailliblement l’une des
pires dictatures de la planète ?
par Grégoire LALIEU - Michel COLLON
Selon la légende, Abdelaziz Ibn Saoud était un
visionnaire qui serait parvenu à surmonter les divisions entre des clans
nomades de la péninsule arabique pour fonder en 1932 le royaume d’Arabie
saoudite. La légende dit-elle vrai ?
Oui et
non. Oui, Ibn Saoud a fondé le Royaume d’Arabie saoudite. Mais non, ce n’était
pas un visionnaire. Il était un instrument de l’Empire colonial britannique. Et
ce n’est qu’avec l’argent et les armes de la Grande-Bretagne qu’il est parvenu
à fonder son royaume. En réalité, Ibn Saoud et les Britanniques avaient besoin
l’un de l’autre pour combattre un ennemi commun : les Ottomans.
Pourquoi la Grande-Bretagne
avait-elle besoin d’Ibn Saoud ?
C’était
un empire colonial qui avait besoin d’agents à l’étranger pour défendre ses
intérêts. Nous avons évoqué au premier chapitre la rivalité entre la
Grande-Bretagne et la France. Londres avait tenté, mais en vain, de briser la
Révolution française et l’essor économique de son concurrent. Elle organisa
donc une alliance européenne qui déboucha sur la bataille de Waterloo en 1815
où Napoléon fut vaincu. La création d’un Empire français nuisait à la
domination britannique sur le monde et notamment sur les colonies.
Mais
comme nous l’avons dit, il était trop tard pour arrêter cette révolution et
cette expansion françaises. Dès lors, entre les grandes puissances économiques,
la compétition devint féroce. Et l’exploitation des colonies prit une dimension
nouvelle…
En quoi les colonies étaient-elles si
importantes ?
D’une
part, elles permettaient de fournir les matières premières nécessaires pour
faire tourner la machine industrielle de l’Europe. D’autre part, elles
offraient des débouchés pour les produits et les capitaux qu’accumulaient les
puissances européennes.
Comment la Grande-Bretagne se
retrouva-t-elle en Arabie saoudite et dans toute cette région ?
Comme
je l’ai indiqué précédemment, l’Inde était le joyau de l’Empire colonial
britannique. Cette colonie lui rapportait énormément. Londres développa donc
toute une stratégie pour protéger son joyau des autres puissances
impérialistes. Par exemple, alors que les Français s’emparaient de Djibouti sur
la côte est de l’Afrique, les Britanniques prenaient le contrôle du Yémen du
Sud et de Bahreïn. Dans la même optique, la Grande- Bretagne cherchait à
stopper l’expansion de l’Allemagne et de la Russie, et à affaiblir l’Empire
ottoman, principale puissance de la région.
En fait,
les Britanniques jouaient à un double jeu avec les Ottomans. D’un côté, ils
soutenaient l’Empire turc pour éviter que son démantèlement profite aux
concurrents européens. Mais d’un autre côté, ils cherchaient à affaiblir les Ottomans pour contrôler les régions stratégiques autour de l’Inde. C’est dans
cette optique que la Grande-Bretagne appuya la famille Saoud dans une péninsule
arabique largement dominée par les Ottomans.
C’est donc grâce au soutien
britannique que le clan des Saoud parvint à créer le Royaume d’Arabie saoudite
en 1932. Mais ce n’était pas sa première tentative…
En effet,
au milieu du 18ème siècle, la tribu nomade des Saoud voulait étendre son
influence dans la péninsule arabique et s’associa aux wahhabites, un clan de
fanatiques religieux. Cette alliance déboucha sur la création d’un premier
royaume. Mais les deux tribus, connues pour leur sauvagerie, s’adonnèrent à des
actes barbares contre des populations de la région. Certains historiens parlent
même de profanations de lieux saints. L’Empire ottoman – l’autorité politique
qui contrôlait une grande partie de la péninsule arabique et avait la
responsabilité de veiller sur les lieux saints de l’islam – ordonna l’envoi de
troupes égyptiennes pour stopper les atrocités des Saoud et des wahhabites. Le
chef Abdellah Ibn Saoud fut emprisonné à Istanbul avant d’être publiquement
exécuté.
Après ce
premier échec, les deux familles tentèrent rapidement de fonder à nouveau un
royaume. Mais des querelles internes desservaient la légitimité du clan des
Saoud et les Ottomans récupérèrent rapidement le contrôle des territoires
perdus. Chez les survivants des clans Saoud et wahhabite, ces échecs
alimentèrent une haine féroce à l’égard des Ottomans et des Égyptiens. Aussi,
lorsque la Grande-Bretagne colonisa le Bahreïn en 1820 et se mit à chercher des
opportunités pour poursuivre son expansion, les Saoud découvrirent en elle un
allié potentiel. Rapidement, la tribu bédouine déchue et la puissance coloniale
passèrent des accords, toutes deux cherchant à contrer l’influence ottomane
dans la péninsule arabique.
Quelle était la nature de
l’alliance entre les Saoud et la Grande-Bretagne ?
Les
Britanniques garantissaient argent et protection aux Saoud tant que ces
derniers servaient les intérêts de la puissance coloniale dans la région. En
1901, le chef Abdelaziz Ibn Saoud écrivait au gouverneur britannique du
Golfe : « Que les yeux du gouvernement britannique reposent sur nous et
que nous soyons considérés comme vos protégés. »
Bien que
le chef Ibn Saoud fût gratifié du titre de Sir, la relation entre l’Empire
colonial et la tribu bédouine n’était pas respectueuse. Ibn Saoud était en fait
un laquais de la Grande-Bretagne, une marionnette armée et financée depuis
Londres pour étendre l’influence des Britanniques en Arabie. En 1919, par
exemple, Ibn Saoud envoya son fils Fayçal rencontrer le roi Georges V. Le jeune
prince apporta une lettre de remerciements de son père, ainsi qu’un magnifique
sabre arabe orné de perles et placé dans un fourreau d’or. En retour, Fayçal
reçut une photo dédicacée de George V avec la reine ! Cette anecdote symbolise
assez bien les rapports entre les Britanniques et le clan des Saoud.
Mais Ibn Saoud y trouva tout de
même son compte…
Absolument.
Grâce au soutien des Britanniques, Saoud et wahhabites multiplièrent les
combats pour étendre leur influence. Au Hejaz, une bataille décisive fut
remportée en 1924. Ce fut également l’un des plus grands massacres de
l’histoire du monde arabe.
Situé à
l’ouest de la péninsule arabique, le royaume du Hejaz, où sont situées les
villes saintes musulmanes de La Mecque et Médine, était contrôlé par les
Ottomans. Mais en 1924, le nouvel Etat turc, devenu laïc, abolit le califat
musulman…
C’est-à-dire ?
Le
califat était un système de gouvernement régional basé sur l’autorité du calife
descendant du prophète Mahomed. A ce moment, Hussein Ben Ali, chérif de La
Mecque et descendant direct du prophète Mahomed, se proclama nouveau calife des
musulmans à travers le monde. Cette décision provoqua la colère d’Ibn Saoud et
inquiéta les Britanniques qui voyaient en Hussein un obstacle sur leur chemin
pour contrôler le monde arabo-musulman. La puissance coloniale approuva donc le
plan d’invasion du Hejaz mis sur pied par Ibn Saoud.
En 1924,
la féroce armée des wahhabites attaqua le royaume d’Hussein, massacrant les
populations, coupant les têtes des vieillards, assassinant des imams dans leurs
mosquées et pillant les richesses qu’ils trouvaient sur leur passage. Ils
détruisirent également tout ce qui représentait à leurs yeux « l’œuvre du diable
», des radios aux cigarettes.
Hussein,
sa famille et des milliers d’autres Hejazis fuirent le royaume pour se rendre
en Jordanie, en Egypte ou dans d’autres pays arabes. Ils ne revinrent jamais.
Le royaume du Hejaz, avec sa presse libre, ses partis politiques et sa
Constitution relativement progressiste, bascula dans l’obscurantisme sous la
direction des Saoud et des wahhabites. La Grande-Bretagne se frottait les
mains, car Hussein Ben Ali représentait le danger d’un monde arabe uni et
indépendant des puissances coloniales.
Rapidement
cependant, Ibn Saoud manifesta son désir de poursuivre son expansion pour
contrôler toute la région. La Grande-Bretagne rappela son protégé à l’ordre et
traça les frontières de l’Arabie saoudite, de l’Irak, du Koweït et de la
Jordanie selon le bon vieil adage : diviser pour mieux régner. Il fallait
à tout prix empêcher la formation d’un grand royaume arabe qui aurait été
un rival dangereux.
Pour
établir sa domination, la Grande-Bretagne n’a donc pas hésité à s’appuyer sur
les éléments les plus barbares et cruels de la région, sur les derniers
esclavagistes ?
Exactement.
C’est aussi ça la « civilisation » occidentale !
Londres a régné en maître sur
le Moyen-Orient durant la première moitié du vingtième siècle. Comment
Washington est-elle parvenue à prendre sa place ?
Le
sociologue Robert K. Merton a développé le concept de «
conséquences inattendues » pour qualifier les résultats imprévisibles d’actions
intentionnelles. Et nous pouvons appliquer ce concept à l’Histoire. Au début du
vingtième siècle en effet, Londres contrôlait l’Inde, décidait du sort de la
Palestine, exploitait le pétrole irakien et avait institué le royaume des
Hachémites en Jordanie. Dans la péninsule arabique, la Grande-Bretagne avait
appuyé le clan des Saoud pour contrer l’influence des Ottomans. Mais la «
conséquence inattendue de l’Histoire », c’est que les Britanniques ignoraient
l’existence du pétrole en Arabie saoudite. Or, le pétrole avait acquis une
importance stratégique depuis l’exploration menée en Iran à partir de 1901 et
l’exploitation du premier grand champ d’or noir en 1908. Mais lorsqu’Ibn Saoud
demanda un soutien financier accru à la Grande-Bretagne, cette dernière refusa
par cupidité : elle ne voyait pas de raisons de subvenir aux
largesses du roi saoudien. Les Etats-Unis, par contre, acceptèrent et
découvrirent ensuite le plus grand gisement pétrolier de la planète.
Pourquoi Washington a-t-elle
accédé aux demandes d’Ibn Saoud ?
En
1919, le banquier canadien Edward Mackay Edgar écrivait : « Tous les
champs pétrolifères connus ou potentiels en dehors des Etats-Unis sont soit aux
mains des Britanniques, soit gérés par les Britanniques, soit financés par les
capitaux britanniques. » Washington se devait de mettre fin à cette situation
de monopole.
Une
première étape fut franchie en 1928. Londres et Paris, qui régnaient sur le
pétrole arabe, acceptèrent que Washington se joigne à l’accord « de la ligne
rouge ». Cet accord prévoyait notamment qu’aucun des partenaires réunis au sein
de la Turkish Petroleum Company (bientôt rebaptisée Iraq Petroleum Company –
IPC), ne chercherait du pétrole pour son propre compte. Ceci s’appliquait à
l’ancien territoire occupé par l’Empire ottoman, mais les Britanniques avaient
pris soin d’en exclure le Koweït pour garder le contrôle de cet oasis d’or
noir.
En 1933,
l’IPC refusa de payer à Ibn Saoud le montant qu’il demandait pour autoriser la
compagnie à explorer les sous-sols de son royaume. Immédiatement, la Standard
Oil of California (ancêtre de Chevron) se jeta sur l’occasion et accorda au roi
Saoud tout ce qu’il désirait.
En négociant avec les
Etats-Unis, le roi Ibn Saoud faisait-il une bonne affaire ?
Certainement.
Ibn Saoud avait intérêt à traiter avec la compagnie US. D’une part, les
Etats-Unis étaient très performants en ingénierie : techniques de pompage,
de transport et de raffinage de pétrole… D’autre part, cet accord permettait à
Ibn Saoud de couper le cordon avec la puissance britannique.
Sur ce
plan, les Etats-Unis ont été très malins. Partout dans les pays du Sud, le
ressentiment grandissait à l’égard du colonialisme. Dès lors, le président
Roosevelt avait pris pour habitude de laisser les compagnies privées défendre
les intérêts des Etats-Unis à l’étranger. Washington marquait ainsi sa
différence avec l’Europe coloniale et paraissait plus sympathique. Ibn Saoud
préféra donc négocier avec un tel partenaire plutôt qu’avec une puissance
coloniale qui risquait de s’immiscer dans les affaires internes de l’Arabie
saoudite et de revoir l’organisation politique du pays.
Un autre
élément a fait pencher la balance saoudienne en faveur des Etats-Unis :
St. John Philby. Cet ancien espion britannique nourrissait une certaine
aversion pour son propre gouvernement et il était devenu un proche conseiller
du roi Ibn Saoud. Philby s’était arrangé pour que les Saoudiens décrochent un
contrat juteux avec la Standard Oil of California. Il suspectait par ailleurs
l’IPC de vouloir décrocher les concessions saoudiennes dans le seul but de
tenir la compagnie US à l’écart du pétrole arabe. Cet objectif atteint, l’IPC
qui avait déjà bien assez à gagner avec l’Irak, n’aurait certainement pas
exploré au plus vite les concessions saoudiennes, et ceci aurait constitué un
manque à gagner pour Ibn Saoud.
Quel fut l’impact de la
découverte du pétrole saoudien ?
La
Standard Oil of California s’associa avec d’autres compagnies US pour former
Saudi Aramco, la compagnie nationale saoudienne du pétrole. Tellement puissante
qu’elle a parfois été décrite comme un Etat dans l’Etat. Après plusieurs années
de recherches, l’Aramco a découvert que l’Arabie saoudite possédait 25% des
réserves mondiales de pétrole. Sa production a d’ailleurs littéralement explosé
par la suite : de 21 millions de barils en 1945 à 2582 millions de barils,
trente ans plus tard.
Très
logiquement, ce pays est donc devenu stratégique pour Washington comme en
témoigne un mémorandum US de 1942 : « Nous croyons fermement que le
développement du pétrole saoudien devrait être perçu à la lumière de notre
large intérêt national. ». Trois ans plus tard, alors qu’il revient de la
conférence de Yalta, le président Roosevelt rencontre à bord du Quincy le roi
Ibn Saoud. Le chef d’Etat US assure à son homologue que la sécurité de l’Arabie
saoudite fait partie de ses « intérêts vitaux » et soutient le royaume pour
assurer le leadership de la région. Succédant à Roosevelt peu après, le
président Truman sera tout aussi bienveillant : « Aucune menace ne
pourrait peser sur votre royaume qui ne serait une préoccupation immédiate pour
les Etats-Unis ».
L’Aramco
va même sponsoriser une étude historique pour légitimer la famille des Saoud.
Des experts imagineront un arbre généalogique prouvant que les membres de la
tribu bédouine étaient d’origine noble et même des descendants du prophète
Mahomed !
L’obtention
des concessions saoudiennes dans les années 30 a donc marqué un tournant dans
la politique US, car elle a permis à Washington de s’implanter dans un
Moyen-Orient largement dominé par la Grande-Bretagne.
Après la Deuxième Guerre
mondiale, l’emprise des Etats-Unis sur la région va devenir beaucoup plus
forte…
Oui.
L’Europe était à genoux et les Etats-Unis, qui n’avaient pas subi de
pertes dans le conflit, sont sortis grands vainqueurs. L’Empire britannique
n’avait plus les moyens de maintenir sa domination sur le monde arabe et les
Etats-Unis l’ont progressivement remplacé.
L’Arabie saoudite, est-ce
uniquement une affaire de pétrole ? D’autres pays producteurs de pétrole n’ont
pas reçu autant d’égards…
Non, ce
pays occupe aussi une position géographique stratégique pour Washington. En
1943, Dean Acheson, qui allait devenir secrétaire d’Etat, écrivait : «
L’Arabie saoudite occupe un emplacement vital, entre la mer Rouge et les voies
navigables du golfe Persique, et sur la voie aérienne qui mène directement à
l’Inde et à l’Extrême-Orient. ». En 1945, l’Arabie saoudite et les
Etats-Unis passaient un accord pour construire la base militaire de Dahran sur
la rive ouest du golfe Persique. Elle était située tout près de la ville
spécialement construite pour les employés de l’Aramco : l’armée US
veillait donc directement sur les intérêts pétroliers. Mais sa position
centrale permettait aussi aux Etats-Unis engagés dans la Seconde Guerre
mondiale de relier leurs bases en Afrique du Nord au champ de bataille du
Pacifique.
Lorsque la guerre prit fin,
cette base militaire avait-elle encore une utilité ?
Plus que
jamais ! Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les Etats-Unis ont
considéré l’Union soviétique comme leur principal ennemi. Ils craignaient que
les communistes étendent leur influence jusqu’au Moyen-Orient. La base de
Dahran constituait donc un point d’ancrage important pour intervenir
militairement dans le monde arabe.
Et là,
j’en viens à l’élément qui unit le plus l’Arabie saoudite aux Etats-Unis :
la lutte contre le communisme. Dans sa bataille pour dominer le monde,
Washington cherchait à contrer l’influence soviétique aux quatre coins de la
planète. De son côté, la dynastie saoudienne nourrissait une haine féroce pour
le communisme. Par exemple, peu de temps après que l’armée US ait largué une
bombe atomique sur Hiroshima, le roi Ibn Saoud s’empressa d’envoyer un message
au président Truman pour lui demander de larguer une autre bombe sur l’Union
soviétique. Quelques années plus tard, le même roi Ibn Saoud lançait à un
officiel étasunien : « Trouvez-moi un communiste en Arabie saoudite, et je vous
donnerai sa tête ».
Comment expliquer cette haine
du communisme chez les Saoud ?
L’Arabie
saoudite est un Etat féodal arriéré qui n’a même pas de constitution. Avec
Brunei, le Sultanat d’Oman et le Swaziland, l’Arabie saoudite est la dernière
monarchie absolue de l’Histoire. Il n’y a donc pas de parlement et le peuple
n’a rien à dire dans la gestion du pays. Le royaume est en fait considéré comme
la propriété personnelle de la famille Saoud. D’ailleurs, Ibn Saoud n’a-t-il
pas donné son nom à ce pays ? En fait toute la population saoudienne est, comme
on dit là-bas, un « Saoudi ».
Ce qui veut dire ?
« Tu nous
appartiens » ! Et si vous refusez, ils vous enlèvent votre nationalité ! «
Saoudi » est une personne… ce n’est pas une nation… C’est juste un seul
homme : le Roi Abdul-Aziz Ibn Saoud qui a donné son nom à la nation. Vous
comprenez pourquoi la dynastie saoudienne a toujours redouté le communisme, ses
idées égalitaires et le nationalisme progressiste qu’il inspirait dans le monde
arabe et ailleurs sur la planète. Si le peuple saoudien se laissait gagner par
de telles idées, la légitimité de la famille royale et son despotisme auraient
été remis en cause.
On n’a pas organisé des
élections en 2005 ?
Une
comédie ! Il y a quelques années, l’hebdomadaire US Newsweek avait inclus le
roi Abdallah dans le top 10 des dirigeants œuvrant pour faire avancer la démocratie
dans le monde. C’est ridicule ! Le seul scrutin organisé en Arabie saoudite
portait sur des élections municipales en 2005. D’après les analystes sur place,
il s’agissait surtout d’une farce. La moitié des conseillers municipaux étaient
élus par le peuple, l’autre moitié par le prince en charge des affaires
locales. Mais concrètement, les représentants n’avaient aucun pouvoir. De
nouvelles élections devaient se tenir en 2009, mais ont été repoussées tant les
citoyens n’y croient pas !
La
question de la démocratie, à part ce leurre, le régime dictatorial y répond
toujours par la violence. Au début des années 90 par exemple, de jeunes cheikhs
indépendants de l’institution officielle réclamaient une série de réformes. Le
pouvoir répondit en créant une assemblée consultative dont les membres étaient
nommés par le roi. Les islamistes réformateurs manifestèrent alors leur
mécontentement devant ce renforcement du pouvoir royal à l’opposé de leurs
revendications. Le gouvernement emprisonna les principaux leaders de cette
opposition !
L’Arabie saoudite, c’est le
régime le plus oppresseur envers les femmes…
Oui, un
pays où les femmes n’existent pas. La discrimination a leur égard est
littéralement institutionnalisée, elles n’ont donc pas moyen de se défendre. Il
est, par exemple, interdit pour une Saoudienne de prendre le volant ! De même,
une femme ne peut être admise dans un hôpital ou voyager sans l’accord de son
tuteur masculin (époux, père, frère…). Mais l’absurde de cette discrimination
tourne souvent au drame.
En 2002,
un incendie a frappé une école de filles à La Mecque. La Muttawa, la police
religieuse du royaume, est intervenue en même temps que les pompiers. Comme
l’incendie s’était déclaré tôt au matin, certaines jeunes filles n’étaient pas
vêtues comme il aurait fallu pour être vues par les hommes du service
d’incendie. La Muttawa empêcha donc les filles qui n’étaient pas accompagnées
d’un tuteur masculin de quitter le bâtiment en flammes. Selon différents
témoignages, dont ceux de Human Rights Watch, quinze fillettes sont ainsi
décédées et une cinquantaine d’autres ont été blessées. Le directeur de l’école
a été limogé, mais la Muttawa et le Comité pour la vertu et la prévention du
vice n’ont pas été inquiétés.
Quand on voit les campagnes
médiatiques déchaînées contre l’Iran par exemple, n’est-ce pas étonnant, ce
silence des grands médias à propos de l’Arabie saoudite ?
Oui,
surtout que les Etats-Unis prétendent « se battre pour les femmes », en
Afghanistan ou en Iran. Ce silence soulève beaucoup de questions sur le rôle de
nos médias !
Revenons au combat contre le
communisme, il a été mené en étroite liaison avec les Etats-Unis…
Oui,
après la Deuxième Guerre mondiale, beaucoup de pays d’Afrique, du Moyen-Orient
et d’Asie se libérèrent progressivement du joug colonial. Mais Washington
craignait alors que ces nouveaux Etats ne basculent dans le giron soviétique.
Alors, dans les années 50, le président Eisenhower et son secrétaire d’Etat,
John Foster Dulles, élaborèrent une stratégie confiant un rôle très important à
l’Arabie saoudite. Il fallait présenter les Etats-Unis comme un pays opposé au
colonialisme. Et l’Arabie saoudite était censée démontrer au reste du monde la
réussite d’un Etat qui s’était tourné vers Washington.
En
réalité, Eisenhower et Dulles avaient juste adapté le colonialisme en lui
donnant une autre forme : les compagnies privées jouaient le rôle des
Etats coloniaux d’autrefois et pillaient les matières premières des pays
dominés tandis que Washington finançait dans ces néo-colonies une élite pour
réprimer les peuples. Ceux-ci étaient, encore une fois, les grands perdants.
Mais nous avons vu qu’un grand
pays arabe avait osé affronter le colonialisme. En renversant le roi égyptien
Farouk en 1952 et en instituant une république socialiste, le
lieutenant-colonel Nasser lançait un sacré défi à Washington et à Riyad. Quelle
a été leur réaction ?
Pour
l’Arabie saoudite, c’était une catastrophe. Nasser avait renversé une monarchie
et cet exemple invitait à renverser les monarchies féodales pour instaurer des
républiques. De plus, il prêchait le nationalisme arabe dans toute la région,
c’est-à-dire l’indépendance vis-à-vis des puissances néo-coloniales.
Dès lors,
la dynastie des Saoud se sentait directement menacée. Car la famille saoudienne
et son régime arriéré ne devaient leur survie à la tête du royaume qu’au
soutien des Etats-Unis. Il était impossible pour eux de mener une politique
indépendante de Washington.
Pour sa
part, Eisenhower a d’abord cru qu’il pourrait mettre Nasser de son côté. Mais
en 1955, le président égyptien conclut avec la Tchécoslovaquie un important
achat d’armes. Cette première vente d’armes soviétiques à un pays non
communiste signifiait que Nasser avait choisi son camp et que l’URSS
s’implantait au Moyen-Orient. L’émoi fut très vif en Israël, en Europe et aux
Etats-Unis.
Un an plus tard, le président
égyptien nationalisa le canal de Suez. Le 29 octobre 1956, la France, la
Grande-Bretagne et Israël attaquèrent l’Egypte. Mais les Etats-Unis restèrent
en dehors du conflit. Cela semble surprenant…
Dulles et
Eisenhower ne voulaient pas briser l’image anticoloniale qu’ils s’étaient
efforcés de construire. Alors que son gouvernement étudiait la possibilité de
participer à l’attaque contre l’Egypte, Eisenhower demanda : « Comment pourrions-nous
soutenir la France et la Grande-Bretagne si ce faisant, nous perdons tout le
monde arabe ? »
La
situation des impérialistes et de leurs régimes était tactiquement délicate.
Pour manifester leur opposition à l’attaque contre Nasser, les pays arabes
mirent en place un embargo pétrolier contre l’Europe. L’Arabie saoudite, malgré
son aversion pour le président égyptien, y participa pour ne pas se mettre
l’ensemble du monde arabe sur le dos. Mais Eisenhower refusa de venir au
secours de ses alliés européens en augmentant la production de pétrole US et
finalement, sous les injonctions de Washington et de Moscou, les troupes
françaises, britanniques et israéliennes se retirèrent.
Nasser
sortit renforcé du conflit, sa popularité était devenue immense dans le monde
arabe et il se rapprocha de l’Union soviétique. Les Etats-Unis n’avaient pas pu
profiter de leur attitude dans le conflit pour ramener Nasser dans leur cercle
d’influence. Le nationalisme arabe du président égyptien prenait de l’ampleur,
gagnant la Syrie, l’Irak et le Yémen.
Au Yémen du Nord justement,
l’influence du nationalisme arabe déboucha sur une révolution en 1962. Alors
que l’Arabie saoudite soutenait la dynastie royale en péril, l’Egypte appuyait
les révolutionnaires républicains. Peut-on parler, comme certains historiens,
de guerre froide arabe ?
En
quelque sorte, oui. En 1962, des révolutionnaires renversèrent le régime féodal
de l’imam-roi Muhammad al-Badr dans le Yémen du Nord pour instaurer une
république civilisée et indépendante des puissances impérialistes. Ce mouvement
était soutenu par Nasser qui défendait le nationalisme panarabe. Le président
égyptien envoya ses troupes soutenir les révolutionnaires dans leur combat
contre les forces royalistes, ce qui effraya grandement l’Arabie saoudite, les
Etats-Unis, Israël et l’Europe.
Riyad
voyait la révolution antiféodale frapper à ses portes et mobilisa son armée
pour restaurer le pouvoir du roi al-Badr. Le danger était de taille pour les
Saoud, car les idées des républicains yéménites avaient déjà une certaine
influence en Arabie saoudite : des pilotes de l’armée nationale refusèrent
de bombarder les révolutionnaires et rejoignirent le Yémen. Appuyée par
l’Occident, l’Arabie saoudite s’engagea dans la bataille pour faire avorter la
révolution yéménite que soutenait Nasser. Ce fut un conflit meurtrier.
Finalement, le gouvernement républicain et nationaliste du Yémen du Nord ne fut
pas renversé, mais sortit très affaibli de cette bataille.
La position des Etats-Unis au
début de ce conflit était plutôt surprenante. Alors que le prince Fayçal
d’Arabie saoudite demandait à Washington un soutien financier et armé pour
combattre les troupes égyptiennes, le président Kennedy pria le prince
d’entamer des réformes dans son pays. Pourquoi ?
Kennedy
reconnut assez rapidement le nouveau gouvernement yéménite, ce qui inquiéta
Fayçal. Et au lieu de recevoir tout l’appui nécessaire pour combattre l’armée
égyptienne au Yémen, le prince saoudien se vit demander un plan de réformes
pour moderniser et rendre plus acceptable l’image du royaume sur la scène
internationale.
En fait,
Kennedy espérait pouvoir écarter Nasser du giron soviétique. Washington ne
souhaitait donc pas afficher trop ouvertement son soutien à l’Arabie saoudite,
principal ennemi de l’Egypte. Dans un premier temps, Fayçal se plia aux
exigences de la Maison Blanche et présenta un programme de réformes en dix
points pour moderniser l’économie saoudienne et abolir l’esclavage qui était
toujours en vigueur dans le royaume.
Finalement,
comme Eisenhower quelques années auparavant, Kennedy réalisa qu’il ne
parviendrait pas à s’attirer les faveurs de Nasser. L’Arabie saoudite, avec sa
haine du communisme et du nationalisme arabe, restait le meilleur allié
possible des États-Unis dans la région. Il accéda donc à la demande de soutien
de Fayçal au Yémen et le plan de réformes tomba aux oubliettes. Par la suite,
Lyndon Johnson, le successeur de Kennedy, abandonna toute tentative de
courtiser Nasser et affirma son soutien total à l’Arabie saoudite.
La guerre du Yémen se termine
donc sur un cessez-le-feu entre l’Arabie saoudite et l’Egypte en 1965. Mais
deux ans plus tard, la bête noire des Saoudiens, Nasser, est de nouveau dans la
tourmente avec la guerre des Six Jours. Une aubaine pour les Saoud ?
En effet.
En juin 1967, un conflit oppose Israël à une coalition de pays arabes :
Egypte, Jordanie et Syrie. Déclenchée par Tel-Aviv, cette bataille très brève
infligea une défaite cinglante à Nasser. Le premier jour de l’attaque, Israël
avait détruit la moitié de l’aviation arabe. Et après six jours, il avait
conquis la bande de Gaza et la péninsule du Sinaï en Egypte, la Cisjordanie et
Jérusalem-Est en Jordanie et le plateau du Golan en Syrie.
Ce fut un
revers accablant tant pour Nasser que pour le nationalisme arabe qu’il
défendait. Ses idées perdirent de leur prestige dans le monde arabe. Beaucoup
se tournèrent vers la principale alternative de l’époque : l’islam
politique défendu par l’Arabie saoudite.
Comment l’Arabie saoudite
s’est-elle retrouvée chef de file de l’islam politique ?
Pour
contrer l’influence de l’Union soviétique, Eisenhower mit au point une
stratégie consistant à apporter un soutien financier et militaire à tout pays
du Moyen-Orient qui serait « menacé par le communisme ». Mais la doctrine
Eisenhower fut un échec. D’une part, l’envoi de grosses sommes d’argent vers
des pays riches en pétrole soulevait beaucoup de questions aux Etats-Unis.
D’autre part, les pays arabes qui auraient accepté cette aide se seraient
ouvertement affichés contre l’Egypte nassérienne qui avait encore le vent en
poupe à l’époque auprès des populations de la région.
Alors, Washington élabora
une autre stratégie. On allait employer l’islam comme une arme politique pour
contrer le nationalisme arabe laïque de Nasser. Cette stratégie fut initiée au
début des années 60, sous le règne de Saoud Abdelaziz, le fils aîné et
successeur d’Ibn Saoud. Mais le souverain, connu pour son amour des femmes, des
jeux d’argent et de l’alcool, ainsi que pour sa mauvaise gestion du royaume,
n’avait pas le profil idéal pour assumer le rôle attendu. Il fut donc écarté au
profit de son frère Fayçal.
En
application de cette nouvelle stratégie, l’Arabie saoudite créa la Ligue
islamique mondiale, une organisation ultraconservatrice inspirée par
l’extrémisme wahhabite pour contrer l’influence de Nasser. La Ligue déclarait
par exemple que le nationalisme était le pire ennemi des Arabes. Dans un
premier temps, la popularité de Nasser étant tellement grande, cet islam
politique ne rencontra pas un grand succès. Mais la défaite du président
égyptien dans la guerre des Six Jours changea la donne. Après ce conflit et la
perte de prestige du nassérisme, l’alternative offerte par Fayçal reçut un plus
grand soutien populaire et l’Arabie saoudite devint un acteur-clé du
Moyen-Orient. Ce rôle prépondérant allait être renforcé par la première crise
pétrolière en 1973.
En quoi cette crise
renforça-t-elle l’influence de l’Arabie saoudite ?
En 1973,
la guerre du Kippour opposa Israël à une coalition menée par la Syrie et
l’Egypte, alors présidée par Anouar al-Sadate. Les pays arabes producteurs de
pétrole décidèrent d’appliquer un embargo contre les pays qui soutenaient
Israël. Dont les Etats-Unis évidemment. L’Arabie saoudite se joignit à l’action,
mais en réalité, elle violait l’embargo en continuant d’approvisionner les
navires de guerre US embarqués dans la guerre au Vietnam.
Cet
embargo fit décoller le prix du baril de pétrole, ce qui profita aux membres de
l’Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole (OPEP). Le choc pétrolier de
1973 marqua en fait le premier grand transfert d’argent de l’Occident vers le
tiers monde. Pour l’Arabie saoudite, cet événement a eu trois grandes
conséquences :
- Premièrement, l’important afflux d’argent permit de moderniser le
pays. Mais cette modernisation allait progressivement créer des contradictions
entre une société saoudienne plus éduquée et le régime arriéré qui la
contrôlait.
- Deuxièmement,
pour empêcher que le pétrole puisse être utilisé comme un instrument de
chantage contre Washington, Henry Kissinger, alors responsable de la politique
internationale des Etats-Unis, développa une théorie visant à faire de l’Arabie
saoudite un actionnaire majeur de l’économie US. Les États-Unis amenèrent la
monarchie pétrolière à investir chez eux les importantes sommes d’argent
récoltées après le premier choc. Ainsi, les destins de Riyad et de Washington
devenaient encore plus liés.
Par ailleurs, les Etats-Unis étaient en pleine
crise du Vietnam, le Japon était devenu la deuxième économie du monde et les
Européens, ayant pansé les blessures de la Seconde Guerre mondiale, devenaient
plus puissants. C’est à cette époque que les pétrodollars furent introduits
aussi dans l’économie européenne. Cette opération conféra au dollar une valeur
internationale et permit aux Etats-Unis de garder le leadership.
- Troisième
conséquence du choc pétrolier de 1973 : l’Arabie saoudite n’a pas investi
son argent uniquement dans l’économie US. Elle en a utilisé une grosse partie
pour combattre le communisme partout dans le monde.
Concrètement, comment l’Arabie
saoudite va-t-elle utiliser ses revenus pétroliers pour combattre le communisme
?
En 1970,
Nasser mourut d’une crise cardiaque à l’âge de 52 ans. Anouar al-Sadate lui
succéda, poursuivant dans un premier temps sur la ligne nationaliste de son
prédécesseur. Mais rapidement, utilisant l’argent du pétrole comme une arme
idéologique, l’Arabie saoudite entreprit d’arracher l’Egypte à l’influence
soviétique.
Chaque année, Riyad investissait 2,5 milliards de dollars dans
l’économie égyptienne et cet investissement porta ses fruits. Sadate se tourna
rapidement vers l’Occident, abandonna définitivement le nassérisme, ouvrit le
pays aux multinationales et capitula devant Israël.
Mais vous parliez d’une action
mondiale des Saoud…
Oui, dans
les années 70, alors que le monde capitaliste était en crise, l’Afrique était
particulièrement agitée… Les anciennes colonies portugaises d’Angola, du
Mozambique et du Zimbabwe avaient gagné leur indépendance. L’Ethiopie, soutenue
par l’Union soviétique, se disputait l’Ogaden avec la Somalie, elle, soutenue
par les Etats-Unis. La solidarité avec le peuple noir d’Afrique du Sud
grandissait chaque jour et de nombreux Etats africains avaient coupé leurs
relations avec Israël qui soutenait le gouvernement d’apartheid…
C’est à
cette époque, en 1976 exactement, que fut créé le Safari Club. La CIA sortait
du scandale du Watergate (écoutes clandestines des démocrates par le président
Nixon) et avait les mains relativement liées. Son directeur, George Bush
(père), et le secrétaire d’Etat Henry Kissinger appuyèrent donc la création de
cette association pour combattre l’influence soviétique en Afrique et au Moyen-
Orient.
« Safari Club » ! On imagine
qu’il ne s’agissait pas de tourisme ?
Non, il
regroupait les services d’espionnage français avec leur patron Alexandre de
Marenches, le Maroc d’Hassan II, l’Egypte de Sadate, l’Iran du Shah, le Congo
de Mobutu et l’Arabie saoudite. Cette organisation mit sur pied un important
réseau de financements. Elle aida Mobutu à réprimer un mouvement de
contestation dans la riche région minière du Katanga, elle appuya le président
somalien Siad Barre dans la guerre d’Ogaden, elle facilita le rapprochement
entre Israël et l’Egypte, etc.
L’Arabie
saoudite officia également au sein de la « Ligue anticommuniste mondiale » où
l’on retrouvait les Etats-Unis, des criminels de guerre nazis et japonais, la
secte « Eglise de l’Unification » du révérend Moon et aussi des groupes
fascistes d’Europe et d’Amérique latine. Cette Ligue anticommuniste lutta
activement contre le communisme en Asie, contre la théologie de la libération
en Amérique latine et contre l’émergence de partis d’extrême gauche en Europe
durant la seconde moitié du vingtième siècle.
Les Saoud
ont donc largement utilisé l’argent du pétrole pour lutter contre le communisme
et l’influence soviétique partout dans le monde. Avec Israël et le Chah d’Iran,
l’Arabie saoudite constituait un pilier essentiel de la politique US au
Moyen-Orient et même plus largement, dans le monde entier.
Justement, en 1979, l’un de ces
piliers s’effondre. Le Chah d’Iran est renversé par la révolution islamique de
l’ayatollah Khomeiny. Quel est l’impact de cet événement sur l’Arabie saoudite
?
Ce
fut d’abord un coup dur pour les Etats-Unis qui perdirent l’un de leurs plus
fidèles alliés. Le nouveau régime iranien était ouvertement hostile à
Washington. Et la révolution iranienne envoyait un très mauvais signal aux pays
de la région : les États-Unis n’étaient pas capables d’assurer la
protection de leurs marionnettes.
Ce fut
également un coup dur pour l’Arabie saoudite. Un nouvel islam politique,
diamétralement opposé à celui des Saoud, prenait de l’ampleur au Moyen-Orient.
Alors que Riyad avait utilisé la religion pour combattre le nationalisme arabe
et servir les intérêts de Washington, la révolution islamique s’inscrivait au
contraire dans une ligne anti-impérialiste.
Par
ailleurs, dans l’est du pays, l’Arabie saoudite comporte une minorité chiite
comme l’est le régime iranien. Cette minorité a toujours été délaissée et les
Saoud craignaient que Khomeiny puisse l’influencer.
Comment Washington et Riyad
ont-ils lutté contre Khomeiny ?
Le
gouvernement Reagan voulait utiliser l’Arabie saoudite comme un rempart pour
contrer l’influence de la révolution iranienne. En 1981, le roi Khaled tenta de
corrompre un colonel de l’aviation iranienne pour renverser Khomeiny, mais sans
succès.
Mais le plus
gros du travail a été réalisé par le président irakien Saddam Hussein. Devant
l’impossibilité de renverser Khomeiny, les Etats-Unis, l’Arabie saoudite et le
Koweït encouragèrent l’Irak à attaquer l’Iran. Washington mena un jeu
machiavélique en soutenant les deux parties à la fois. Henry Kissinger déclara
d’ailleurs, à propos de cet horrible conflit qui dura huit ans et fit plus d’un
million de morts : « Laissez-les s’entretuer ». De son côté, l’Arabie
saoudite apporta à l’Irak un soutien financier à hauteur de trente milliards de
dollars sur les huit années de guerre.
A l’issue
du conflit, Saddam Hussein, particulièrement remonté contre Washington,
prononça un discours à la Ligue Arabe. Il mit en lumière la stratégie US visant
à laisser les Irakiens et les Iraniens s’entretuer pour mieux contrôler la
région. Alors qu’il disposait d’une économie solide au début des années 80,
l’Irak était devenu le pays le plus endetté de la planète. Ses principaux
créanciers étaient l’Arabie saoudite et le Koweït. Mais à présent, ces pays le
soumettaient à un chantage financier en affaiblissant délibérément le cours du
baril pour priver Bagdad des ressources qui auraient permis de rembourser ses
dettes.
Suite à
diverses provocations koweïtiennes, Saddam Hussein décida d’envahir le petit
émirat pétrolier en 1990. Cette invasion allait déboucher sur la première
guerre du Golfe (16 janvier – 3 mars 1991).
Les Saoudiens craignaient-ils
d’être les prochains sur la liste après le Koweït ?
L’Arabie
saoudite était sur le pied de guerre, mais la possibilité que Saddam attaque le
royaume était très faible. Le véritable problème était ailleurs : en
récupérant le Koweït, qui faisait partie historiquement de l’Irak, mais que les
colons britanniques avaient séparé arbitrairement, le régime de Saddam Hussein
serait devenu le premier producteur de pétrole. Ni l’Arabie saoudite, ni les
États-Unis ne pouvaient l’accepter.
Positionnées
au Koweït, les troupes irakiennes étaient aux portes de l’Arabie saoudite. Mais
cette dernière, bien qu’ayant dépensé des sommes astronomiques pour acheter des
armes aux États-Unis, se révéla incapable de lutter contre l’armée de Saddam.
C’est une information importante, car elle montre à quel point les grosses
commandes d’armement passées aux Etats-Unis ne servaient pas à la sécurité du
royaume, mais constituaient plutôt un transfert d’argent, un cadeau de Riyad à
Washington.
Incapable
de se défendre, l’Arabie saoudite se résolut à accueillir sur son territoire
des troupes US dans le cadre de l’opération Tempête du désert qui mit fin à
l’occupation du Koweït par l’Irak. Cette décision souleva de fortes
protestations au sein de la population : beaucoup s’opposaient à la
présence de soldats nord-américains sur les terres musulmanes d’Arabie
saoudite.
Parmi eux, Oussama Ben Laden…
Exact.
Oussama Ben Laden vient d’une des familles les plus fortunées d’Arabie
saoudite. En 1960, il existait une centaine de foreuses de puits pétroliers
dans le monde et plus de la moitié appartenait à la famille Ben Laden !
Le riche
Oussama se fit remarquer sur la scène politique lors de la guerre d’Afghanistan
dans les années 80. En 1979, l’Union soviétique intervint dans ce pays d’Asie
centrale pour soutenir le gouvernement socialiste menacé par une rébellion
interne. Cet événement alerta les Etats-Unis et l’Arabie saoudite qui
craignaient de voir Moscou se renforcer dans la région. Mais Washington y vit
surtout l’occasion de porter un coup fatal à son principal concurrent. Les USA
ont réussi à faire de l’Afghanistan le « Vietnam des Soviétiques » : une
guerre longue, coûteuse et éprouvante. Pour créer un effet d’embourbement, il
fallait que l’intervention de l’URSS rencontre une forte résistance. Et c'est là qu'intervient l'Arabie saoudite…
Quelle est la motivation de
celle-ci ?
1979 a été
une année particulièrement mouvementée pour l’Arabie saoudite. En Iran, son
allié le Chah est renversé. En Afghanistan, l’URSS envoie ses troupes. Et à La
Mecque, le 20 novembre, un groupe de deux cents fondamentalistes armés et
opposés à la famille royale a pris le contrôle de la Grande Mosquée, otages à
la clé.
Les
Saoud, incapables de déloger les rebelles, ont dû faire appel au Groupe
d’Intervention de la Gendarmerie française (GIGN). Cette intervention était
très mauvaise pour l’image de la famille royale pour deux raisons : - D’abord,
elle prouvait que les Saoud étaient incapables de mener à bien ce genre
d’opérations et devaient compter sur les Occidentaux. - En outre, des
non-musulmans n’ont pas le droit de pénétrer dans la Grande Mosquée.
Après cet
incident, la dynastie avait donc besoin de rasseoir sa légitimité et son
soutien populaire de plus en plus contestés. La guerre d’Afghanistan allait l’y
aider.
Comment ?
L’Arabie
saoudite s’afficha comme le grand défenseur des terres musulmanes assaillies
par les communistes en Afghanistan. En réalité, Washington et Riyad voulaient
simplement faire tomber leur ennemi soviétique.
Le roi
Khaled et Zbigniew Brzezinski, le conseiller aux Affaires étrangères du
président Jimmy Carter, passèrent un accord : pour chaque dollar que les
Etats-Unis mettraient dans la guerre en Afghanistan, l’Arabie saoudite en
ferait autant. Au final, l’addition s’éleva à plusieurs milliards de dollars de
part et d’autre ! L’économie saoudienne devint très endettée et, pour surmonter
ces problèmes de liquidité, le royaume augmenta considérablement sa production
de pétrole. Du coup, le prix du baril chuta de trente à huit dollars, causant
la perte de l’OPEP. En effet, l’organisation ne pouvait plus utiliser l’or noir
comme arme politique pour faire entendre ses revendications. Et une fracture
importante se créa entre les petits producteurs et les riches pays du Golfe.
Ceci atteignait un objectif qui avait été défini dès 1973 par Henry Kissinger.
Quel a été le rôle concret de
l’Arabie saoudite dans la guerre d’Afghanistan ?
Les services secrets saoudiens
ont recruté des combattants pour y lutter contre les Soviétiques au nom de
l’islam. Beaucoup de ces combattants venaient des minorités musulmanes
d’Europe.
Comment avaient-ils été
contactés ?
L’Arabie
saoudite avait un contact privilégié avec ces minorités à travers les
nombreuses mosquées qu’elle avait financées en Europe. Cette implantation a
commencé dans les années 60 avec la création de la Ligue islamique mondiale.
Selon un journal saoudien, le royaume aurait dépensé 45 milliards de dollars
pour financer la construction de mosquées en Europe. A Bruxelles, par exemple,
le roi Fayçal a entièrement pris en charge les travaux de réaménagement de la
Grande Mosquée que le roi Baudouin lui avait cédée. L’Arabie saoudite
serait ainsi intervenue dans le financement d’environ 1.500 mosquées et 2.000
centres islamiques. Dans les années 80, elle disposait déjà d’un réseau très
important lorsqu’il a fallu recruter des combattants pour l’Afghanistan.
Finalement,
pour contrer l’influence iranienne, rétablir son image ternie par la prise
d’otages de La Mecque et mobiliser des combattants pour l’Afghanistan, le roi
Khaled fit appel aux puissances religieuses les plus obscures du royaume.
Pourtant son père, le fondateur Ibn Saoud, après s’être associé avec les
wahhabites pour conquérir les terres de la péninsule arabique, avait tenté de
contenir l’influence de ces alliés extrémistes. Le roi Fayçal, développant
l’islam comme arme politique, avait lui aussi essayé de tempérer les
aspirations extrêmes des fondamentalistes. Par contre, le roi Khaled, avec le
soutien des Etats-Unis, libéra des forces religieuses ultra conservatrices qui
allaient se retourner contre eux.
C’est dans le recrutement de
combattants pour l’Afghanistan qu’intervient Ben Laden…
Tout à
fait. Oussama Ben Laden a mobilisé des moujahidines, des combattants de
l’islam, et a lui-même rejoint l’Afghanistan au sein du Ittehad-i-Islami, un
groupe fondamentaliste créé par le seigneur de guerre afghan Abdul Rasul
Sayyaf.
Finalement,
les Etats-Unis et l’Arabie saoudite réussirent leur coup : après dix
années de combat, l’Union soviétique finit par se retirer d’Afghanistan,
abandonnant le pays au chaos des rivalités qui opposaient les seigneurs de
guerre locaux. L’URSS, minée par des problèmes internes et le fiasco afghan,
s’effondra deux années plus tard, en 1991.
Ben Laden a donc servi les
intérêts des Etats-Unis en Afghanistan. Pourtant, dix ans plus tard, il lançait
l’attaque du 11 septembre. Pourquoi ?
Ben Laden
n’est pas intervenu en Afghanistan pour faire plaisir à Washington, mais pour
défendre un pays musulman attaqué par une puissance étrangère. Mais c’est une
conséquence inattendue de l’Histoire : les personnes que Washington et
Riyad ont financées et armées pour combattre les Soviétiques en Afghanistan
allaient se retourner contre eux par la suite.
Lorsque
Ben Laden rentra d’Afghanistan, l’Arabie saoudite était menacée par l’invasion
du Koweït menée par Saddam. Ben Laden proposa à la famille royale de lever une
armée, mais les Saoud le remballèrent et firent appel aux
soldats étasuniens. Comme je l’ai dit, le stationnement de troupes US sur les
terres du royaume souleva de vives protestations, y compris chez Ben Laden. Ce
dernier était furieux : il exigea le retrait des troupes étrangères
d’Arabie saoudite, ainsi que la fin des sanctions qui frappaient l’Irak. Ben
Laden estimait que ces sanctions étaient illégales et que les Arabes
devaient s’unir pour stopper ce massacre. Les Etats-Unis lui apparaissaient maintenant
comme le principal ennemi du monde arabe. Et c’est Washington qui soutenait
cette dynastie saoudienne avec laquelle il était opposé.
Quelle était la contradiction
entre Ben Laden et le régime saoudien ?
Après le
choc pétrolier de 1973 et l’afflux d’argent vers l’Arabie saoudite, le royaume
a commencé à se moderniser, le niveau d’éducation a augmenté, mais le régime
féodal et arriéré n’a pas bougé. Cette situation a créé des tensions au sein de
la société, ainsi que dans la bourgeoisie saoudienne. Il y a l’élite au pouvoir
dont le destin est intimement lié à celui de Washington. Mais, il y a une
frange de la bourgeoisie qui voudrait développer une plus grande indépendance
nationale. Un conflit est né de cette division. Le mécontentement grandissait et
touchait de nombreux segments de la société, y compris dans l’armée et les
forces de sécurité. Finalement, de nombreux opposants ont été emprisonnés, mais
un mouvement est né de ce conflit, réclamant une Constitution pour le royaume.
Ben Laden
est issu de cette bourgeoisie nationale qui réclame un changement. Il a utilisé
la religion, car c’est le seul langage qui pouvait trouver écho en Arabie
saoudite. Au départ, Al-Qaïda n’a pas été créée pour terroriser les gens,
mais pour viser un changement social.
En tuant des innocents dans des
attentats ?
Je ne
cautionne évidemment pas les actions d’Al-Qaïda, mais pour bien comprendre ce
phénomène, nous devons aborder les questions de fond, sans tabous. Il faut
distinguer le révolutionnaire du bandit. Le premier mène des actions avec pour
objectif de créer un changement. Le deuxième peut disposer d’une organisation
et de leaders charismatiques, mais ses actions reposent sur le pillage et
l’enrichissement personnel.
Ben
Laden, même s’il a employé des méthodes de bandits, n’est pas un mafioso ou un
yakuza. Il est issu d’une famille extrêmement riche. Pourquoi a-t-il tout
plaqué pour vivre planqué dans des cavernes à Tora Bora ?
Ben Laden est toujours présenté
comme un fanatique religieux qui mène une guerre sainte contre l’Occident…
Qui
interdit aux femmes saoudiennes de conduire une voiture ? Qui ne veut pas d’une
Constitution en Arabie saoudite ? C’est le régime en place et les wahhabites.
Et ils sont soutenus par les Etats-Unis ! Oussama Ben Laden est opposé à la monarchie
saoudienne. Dans ses discours d’ailleurs, il ne parle jamais de l’Arabie
saoudite, mais de l’Arabie. Et il utilise la religion pour confronter le
régime. Il demande, par exemple, au nom de quelle interprétation de l’islam les
femmes n’auraient pas le droit de conduire une voiture, alors que selon lui,
elles pourraient même piloter des avions. Ou bien encore, pourquoi le pays n’a
pas de Constitution alors que le prophète Mahomed en a établi une, à Médine,
définissant des droits égaux pour les musulmans, les chrétiens et les juifs ?
Présenter
Oussama Ben Laden comme un terroriste aveuglé par son fanatisme permet d’éviter
les questions qui fâchent. Mais cette interprétation est très loin de la
réalité.
Comment qualifier l’action de
Ben Laden alors ?
Michael
Scheuer a travaillé à la CIA où il était en charge du dossier Ben Laden. En
2003, il a démissionné, car il était en désaccord avec la politique menée par
l’administration Bush pour lutter contre Al-Qaïda. Il a depuis publié deux
livres dans lesquels il a notamment analysé les discours de Ben Laden. C’est
une étude très précieuse qui condamne l’analyse « myope » visant à faire de
l’ennemi public n°1, un simple fanatique religieux.
Scheuer
explique qu’Al-Qaïda n’a pas attaqué les Etats-Unis parce que les valeurs de
l’Occident représentaient une menace pour l’islam. Ben Laden ne reconnait pas
la monarchie saoudienne et a d’abord commis des attentats en Arabie saoudite.
Il a ensuite jugé qu’il devait s’en prendre directement au principal soutien de
la dynastie royale qui empêche toute réforme : les Etats-Unis. C’est
Washington qui soutient les régimes corrompus du monde arabe, a imposé des
sanctions à l’Irak et a mené des guerres pour contrôler le Moyen-Orient.
Chercher à comprendre le combat mené par Al-Qaïda nous renvoie inévitablement à
la politique menée par les Etats Unis dans la région.
C’est
pourquoi on préfère présenter Ben Laden comme un fou. Mais ça n’explique pas
pourquoi il est vu par beaucoup de musulmans dans le monde comme un héros ou
pourquoi il a le soutien de nombreux Saoudiens. Scheuer explique donc que Ben
Laden mène un jihad défensif contre la politique dévastatrice des
Etats-Unis dans le monde musulman. Et ce n’est pas un fanatique religieux qui le dit.
C’est un occidental, ancien membre de la CIA, et qui est l’une des personnes
qui connaît le mieux Ben Laden.
Aujourd’hui, l’Union soviétique
n’est plus. Et du pétrole, il y en a un peu partout dans le monde. En quoi
l’Arabie saoudite est-elle encore un pays stratégique pour les Etats-Unis ?
L’Arabie
saoudite dispose tout de même de 25% des réserves de pétrole. De plus, elle
s’est imposée comme la gardienne du Golfe. Dans les années 80 en effet, pour
lutter contre l’influence de l’Iran, le roi Khaled a lancé, avec l’appui des
Etats-Unis, le Conseil de Coopération du Golfe. Cette institution, largement
contrôlée par Riyad, comprend le sultanat d’Oman, le Koweït, Bahreïn, le Qatar
et les Emirats arabes unis. De manière directe ou indirecte, l’Arabie saoudite
veille donc sur 45% des réserves de pétrole du monde.
Le régime
féodal n’est plus menacé par le communisme ou l’Union soviétique, mais bien par
les contradictions internes de la société saoudienne. Or, pour les Etats-Unis,
n’importe quelle réforme du régime affaiblirait les intérêts de l’impérialisme
dans la région. Seul un régime répressif, corrompu et autoritaire comme celui
des Saoud peut préserver les intérêts US.
Pourquoi ?
Parce
qu’un pouvoir plus démocratique représenterait mieux les aspirations du peuple.
Or, celui-ci ne tient pas forcément à brader les richesses du pays pour
défendre la politique des Etats-Unis et assurer un train de vie faramineux à la
dynastie royale.
Les Saoud
ont rencontré leurs premiers problèmes dans les années 60, lorsque la classe
ouvrière qui s’était composée dans le royaume avec l’exploitation du pétrole
lança une vague de grèves pour réclamer de meilleures conditions de travail. Le
régime a réagi de manière radicale en supprimant tout bonnement la classe
ouvrière saoudienne et en la remplaçant par l’importation massive de
travailleurs immigrés. Il est difficile d’avoir des statistiques précises sur
la population, car le gouvernement joue beaucoup sur les chiffres. Mais le
royaume compterait environ sept millions de travailleurs immigrés qui représenteraient
70% de la population active. Quatre millions sont des ouvriers originaires du
tiers monde, mais pas d’Arabes pour éviter d’alimenter les aspirations
progressistes du nationalisme panarabe. Ces ouvriers travaillent dans des
conditions proches de l’esclavage et subissent d’importantes discriminations.
D’après un rapport d’Human Rights Watch, les domestiques sont considérées comme
la propriété de leur employeur. Certaines travaillent plus de douze heures par
jour, dorment à même le sol de la cuisine ou de la salle de bain, n’ont pas le
droit de sortir. D’autres sont abusées sexuellement. Et dans les rares cas où
une plainte est déposée, la police tend à se ranger du côté du bourreau
saoudien.
Il n’y a pas de cadre légal
pour protéger ces travailleurs ?
En
théorie, il y a quelques mesures. En pratique, c’est différent. Il faut que le
travailleur sache déjà où il peut s’adresser, qu’il ose porter plainte contre
son employeur au risque de se faire réprimander davantage et enfin, qu’il
franchisse l’obstacle de la langue. La plupart de ces travailleurs ne savent
pas se faire comprendre de la justice. Human Rights Watch conclut qu’il est
préférable à ces immigrés d’éviter le système judiciaire saoudien. Souvent, on
leur arrache des aveux sous la torture et les consulats ne sont même pas
informés de la détention de leur ressortissant, ce qui est contraire à la loi
internationale. En 2001 et 2002, les travailleurs immigrés constituaient 40%
des condamnés à la décapitation. D’après divers témoignages, il apparaît que la
grande majorité de ces condamnés n’ont compris ce qui leur arrivait qu’au
moment de leur exécution. Il n’y avait pas eu d’assistance consulaire et les
quelques privilégiés qui auraient pu entrer en contact avec un avocat étaient
bloqués par la langue.
A côté de
ça, vous trouvez des Occidentaux entassés dans des ghettos de luxe et qui
gagnent un salaire beaucoup plus important que celui qu’ils pourraient
percevoir dans leur pays d’origine. Les épouses de ces travailleurs perçoivent
une allocation de revenus sans travailler. Chaque ménage reçoit six billets
d’avion par an pour pouvoir retourner dans son pays d’origine à l’occasion des
fêtes de fin d’année. Et les enfants reçoivent des bourses d’études !
Comment expliquer une telle
différence entre les travailleurs du tiers monde et les Occidentaux ?
Le
royaume a besoin d’attirer des travailleurs qualifiés de l’étranger. Le
gouvernement préfère cette option à celle de former lui-même le personnel
nécessaire, car il ne veut pas voir apparaître une classe dirigeante arabe.
Pensez-vous que, sous l’effet
des révolutions tunisienne et égyptienne, ces contradictions sociales
pourraient déboucher sur des changements en Arabie saoudite ? Bien que les
manifestations soient formellement interdites dans le royaume, quelques
centaines de citoyens sont descendus dans la rue début 2011. C’est assez
exceptionnel…
Les
révoltes populaires en Tunisie, en Egypte et au Yémen, ont particulièrement
interpellé les dirigeants saoudiens. Avec l’aide des puissances impérialistes,
les monarchies arriérées du Golfe tentent de faire leur propre révolution.
D’une part, en tentant de contrôler le cours des événements en Tunisie et en
Egypte. D’autre part, en provoquant des soulèvements populaires dans des pays
comme la Syrie et la Libye. La chaîne de télévision Al Jazeera est d’ailleurs
devenue un outil de propagande pour rencontrer ces objectifs. Par exemple, elle
a diffusé des fausses images de répression en Syrie et n’a pratiquement pas parlé
d’une énorme manifestation qui se tenait au Yémen au même moment.
Il y a
bien sûr des problèmes réels en Syrie, mais les tensions sont exacerbées par
l’Arabie saoudite qui soutient les fondamentalistes sunnites du pays. Les Saoud
et leurs alliés impérialistes espèrent ainsi affaiblir le Liban et l’Iran. Ces
pays du Golfe essaient donc de profiter des révoltes arabes pour modifier les
rapports de force en leur faveur.
Et l’Arabie saoudite est hors
de danger ? Des conditions sociales épouvantables ont poussé les Egyptiens et
les Tunisiens dans la rue. Par contre, les Saoud peuvent compter sur les
richesses pétrolières pour calmer la population. De plus, la véritable misère
est surtout endurée par des travailleurs immigrés qui ne sont pas arabes…
Vous savez,
il y a en Arabie saoudite une révolte qui dure depuis des dizaines d’années et
dont les médias ne parlent pas. En effet, une part importante de la bourgeoisie
nationale s’oppose au monopole politique exercé par la famille royale. Il y a
eu de nombreux incidents, des arrestations, des exécutions, des exils… Parmi
cette bourgeoisie, certains voudraient au mieux instaurer une monarchie
constitutionnelle, mais d’autres souhaitent aller plus loin en renversant la
dynastie.
Vous avez
raison de signaler que la famille royale peut en effet se permettre de financer
des programmes sociaux qui calmeront un temps les citoyens. Mais le niveau de
conscience politique ne cesse de grimper et on ne peut pas arrêter cela à coup
de pétrodollars. Beaucoup se rendent compte que leur régime est totalement
arriéré.
Si une révolte éclatait,
l’armée pourrait-elle jouer un rôle important comme en Egypte ?
C’est
totalement différent. En Arabie saoudite, il n’y a pas d’armée nationale. Vous
avez juste une milice suréquipée qui obéit aux ordres des princes. C’est une
armée féodale avec une machinerie moderne, mais pas très efficace comme on a pu
le voir lorsque Saddam a envahi le Koweït.
Normalement,
une armée nationale intègre tous les segments de la société et constitue
souvent l’embryon de la nation. Mais les dirigeants saoudiens n’ont jamais
voulu de cela. En Irak, en Syrie, en Egypte, en Libye, les monarques arabes ont
été renversés par des membres de l’armée. Les Saoud ont toujours redouté qu’il
leur arrive la même chose. Ils savent qu’une armée nationale ne pourrait
adhérer à l’idéologie arriérée de la famille royale et risquerait de la
renverser.
Le pays n’est pas très bien
protégé alors ?
La chose
qui compte le plus pour la famille royale, c’est de maintenir le régime en
place. Elle ne veut donc pas d’une armée nationale classique. Mais en cas de
problème de sécurité, les Saoud peuvent toujours compter sur le soutien des
Etats-Unis. Si des troubles importants devaient éclater dans le royaume, je ne
serais pas surpris de voir débarquer des soldats US.
L’Arabie saoudite dispose
d’importantes richesses et d’une position stratégique. Les dirigeants saoudiens
ne pourraient-ils pas changer de politique pour tenter de construire une
puissance indépendante ?
Le destin
de la famille royale est trop lié à celui des puissances impérialistes. D’une
part, le régime arriéré ne peut se maintenir que grâce à la protection des
Etats-Unis. D’autre part, l’Arabie saoudite apporte tellement d’avantages à
l’impérialisme occidental que celui-ci ne peut se permettre de perdre ce pilier
essentiel.
En effet,
depuis les années 60 jusqu’à aujourd’hui, l’armée étasunienne a toujours pu
compter sur un pétrole saoudien pratiquement gratuit pour mener ses campagnes.
C’est un appui énorme compte tenu de l’incroyable appareil militaire étasunien.
Des machines, des tanks, des avions, des bateaux sont ravitaillés gracieusement
par les Saoud. De plus, lorsque les économies occidentales sont grippées, les
impérialistes peuvent compter sur la dynastie saoudienne pour acheter
d’importantes quantités d’armes aux marchands anglo- saxons. Les pétrodollars
des riches pays du Golfe alimentent ainsi généreusement l’activité du complexe
militaro-industriel qui occupe une place essentielle dans les économies
occidentales. C’est d’autant plus généreux que les armes achetées ne servent
pratiquement pas !
Les
pétrodollars du Golfe ont une autre fonction fort lucrative pour les Etats-Unis
et la Grande-Bretagne : ils sont réinvestis dans les institutions
financières anglo-saxonnes et permettent à Londres et New York de jouer un rôle
majeur dans ce domaine.
Un changement de régime en
Arabie saoudite aurait donc des conséquences importantes sur les Etats-Unis…
Si la
famille royale devait être renversée, une crise très importante éclaterait aux
Etats-Unis. La capacité militaire de ce pays serait très affaiblie sans le
pétrole saoudien. Un changement de régime en Arabie saoudite aurait aussi des
répercussions dans tout le Golfe et pourrait signifier la fin de la vente du
pétrole en dollars.
Jusqu’à
aujourd’hui, les pays producteurs, excepté l’Iran, vendaient leur or noir en
billets verts. Ils se trouvaient ainsi en possession d’importantes quantités de
dollars à réinvestir dans l’économie US. Si demain, ce pétrole est vendu dans
un panier de devises incluant des euros, des yuans ou des yens, la perte sera
énorme pour les Etats-Unis. Cela signera la fin de l’impérialisme US.
D’ailleurs, cette idée de panier de devises est à l’étude au sein de l’OPEP,
mais le pays qui s’oppose le plus à ce projet est l’Arabie saoudite. En
définitive, un éveil démocratique en Arabie saoudite et dans le Golfe serait
dangereux aussi bien pour le clan Saoud que pour Washington. Le régime arriéré
des premiers est un pilier essentiel de l’impérialisme US. Et le soutien du
second garantit le maintien au pouvoir de la famille royale. Des
bouleversements dans cet équilibre stratégique auraient des conséquences à
l’échelle mondiale.
* Mohamed Hassan est un spécialiste de la géopolitique et du monde arabe. Né à Addis Abeba (Ethiopie), il a participé aux mouvements d’étudiants dans la cadre de la révolution socialiste de 1974 dans son pays. Il a étudié les sciences politiques en Egypte avant de se spécialiser dans l’administration publique à Bruxelles. Diplomate pour son pays d’origine dans les années 90, il a travaillé à Washington, Pékin et Bruxelles. Co-auteur de L’Irak sous l’occupation (EPO, 2003), il a aussi participé à des ouvrages sur le nationalisme arabe et les mouvements islamiques, et sur le nationalisme flamand. C’est un des meilleurs connaisseurs contemporains du monde arabe et musulman.
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