lundi 4 mars 2019

Pas de frontiére pour le patriotisme

Depuis l'arrivée des Frères musulmans aux commandes en Tunisie, l'exode des diplômés, tous secteurs confondus, s'est accentué voir accéléré. Pourquoi ? Tout simplement les partants ne trouvent plus les conditions favorables à leur épanouissement dans un pays mis à mal par les islamistes où règnent anarchie et chaos. Sont-ils pour autant moins patriotes que ceux qui restent et l'aiment-ils moins qu'eux ? 
Dr Azza Filali répond à cette question dont certains en ont fait un grief récurrent contre les migrants pour douter de leur amour pour la Tunisie au point que certains partis politiques veulent les exclure de la vie politique tunisienne, leur interdisant même de postuler à certains postes s'ils ont d'autres nationalités autre que la tunisienne, doutant de leur loyauté.
R.B  
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Exode des diplômés : Loin des chiffres et des bons sentiments
Le départ devient une option, garantissant à l’individu ce que son pays n’a pas été en mesure de lui offrir.

Fuite des cerveaux: l’expression est pompeuse et erronée. Elle suggère que seuls les diplômés possèdent un cerveau, tandis que les tunisiens qui prennent la mer en fraude et sans diplômes, sont doublement pénalisés: par leur absence de cerveaux et par une mer qui tue. Cette discrimination par le cerveau est grotesque: encore faut-il s’entendre sur ce que le mot cerveau veut dire ou considérer que l’obtention d’un diplôme suffise à faire un cerveau! Toutes ces simplifications sont puériles, mieux vaut ne pas s’y attarder… Je parlerai donc d’exode des diplômés.

Pour user de raison face à un phénomène qui frappe de plein fouet notre pays, rien n’est plus périlleux que les chiffres ou les bons sentiments. Toutefois, il est bon de savoir que la Tunisie caracole en tête des pays d’Afrique du nord, en matière d’exode des diplômés. Quant au nombre exact de partants, les chiffres déclarés ne peuvent être considérés comme exacts: ils émanent d’institutions qui ne couvrent pas tout le spectre des mouvements, au sein d’une profession. Dans le cas des médecins, par exemple, le nombre exact de ceux qui partent, ne pourrait émaner que du conseil national de l’ordre, lequel est censé disposer d’un état des lieux actualisé de la profession. Or, le conseil de l’ordre est loin d’être informé de la mobilité de tous ses adhérents: l’institution ne prend pas la peine de s’en enquérir et les médecins “oublient” de l’informer. Dès lors, il est impossible de savoir combien de praticiens quittent le pays chaque année. La même inconnue plane sur les ingénieurs, les hommes d’affaires… Méfions-nous donc des chiffres avancés par les médias, ils sont loin de refléter la réalité.

Les sentiments sont aussi de mauvais outils d’appréciation du phénomène. Mauvais car faciles et interdisant l’analyse: arguer de l’appartenance à un groupe social ou un territoire, poser l’amour du pays comme pré requis, suppose que cet amour existe, tant chez ceux qui partent que chez les autres qui restent au pays et les regardent s’en aller. Qui peut affirmer que l’amour du pays existe encore comme élément agissant sur les décisions individuelles?

C’est donc armés de raison pure, et avertis des dérives possibles de la subjectivité qu’il nous faut aborder ce que certains appellent  la “fuite des cerveaux” (si cerveaux il y’a…)

Les migrations de populations ont toujours existé et ne sont spécifiques ni de notre pays, ni de l’époque actuelle. De tous temps, des hommes se sont déplacés à travers la planète. Mais, ces mouvements de populations ont atteint leur acmé au XXème siècle. À cela, plusieurs raisons. La première est la vitesse, inhérente à notre époque: tout va vite, les informations, les images et les hommes. En quelques heures, on se retrouve à l’autre bout de la terre. Les transports relativisent l’impact d’une résidence: vivre à Tunis, Paris, ou Milan, quelle différence? À peine deux petites heures d’avion, on est plus vite arrivé que si l’on vivait à Jerba…

Un second facteur ayant contribué à la mobilité des hommes au XXème siècle est la guerre qui a fait de ce siècle l’un des plus sanglants de l’histoire. Menacés dans leur vie, des millions de civils ont quitté (et quittent encore) leur pays d’origine, cherchant désespérément une contrée d’accueil. Mais, ce motif de départ ne concerne qu’une faible part des diplômés qui s’en vont. Un autre motif, plus important, réside dans la recherche d’une meilleure qualité de vie. Ce concept de ‘qualité de vie’ est flou, et sa traduction pratique très subjective. L’OMS a bien établi un indice de développement humain qui prend en compte, outre la qualité de vie, la pauvreté et le niveau d’éducation. Cet indice a le mérite de rattacher la qualité de vie à deux paramètres dont il faut dire quelques mots. D’abord la pauvreté, concept relatif, tributaire de l’époque, du lieu,  et de la perception par les individus : un pauvre suédois n’a rien à voir avec un  pauvre éthiopien. Celui-ci souffre le plus souvent d’un dénuement extrême: non ou peu scolarisé, souffrant de dénutrition, ne bénéficiant d’aucun encadrement sanitaire. A l’opposé, être pauvre en Europe ou en Amérique du nord, consiste à se situer au bas d’une échelle de revenus et de qualité de vie. Nous voici ramenés du concept théorique de pauvreté, à celui, plus concret et palpable, de “perception de la pauvreté” par l’individu et la société. Cette perception de la pauvreté, tout comme celle de la qualité de vie varient selon le contexte. Dans les dictatures où le peuple est muselé, la pauvreté est vécue comme une fatalité inéluctable, une seconde nature dont il est impossible de se défaire. En revanche, dans les sociétés dotées de liberté de parole (et se prétendant démocratiques), la pauvreté est perçue comme une injustice intolérable: les “victimes” réclament alors tout haut leur droit au travail, et à une meilleure qualité de vie. Au fil du temps, ces demandes s’exacerbent, puis les intéressés, déçus par leur plan A (travailler et vivre dans son pays), se tournent vers un plan B: aller vivre ailleurs. Le départ devient une option, garantissant à l’individu ce que son pays n’a pas été en mesure de lui offrir. En Tunisie, le départ des diplômés procède en partie de cette logique implacable. Il est indéniable que la libération de la parole et des revendications, a contribué à hâter la fuite des “cerveaux”. Dans ce sens, une enquête, effectuée auprès d’un millier de diplômés sur le départ, a révélé que trois raisons justifiaient leur décision: le désir d’évoluer dans sa carrière, l’aspiration à une meilleure qualité de vie, et la perspective d’un salaire plus avantageux.

De ceci découle un constat: qualité de vie et résidence dans son pays d’origine ne sont plus connectées. Le sentiment d’appartenance au pays véhicule avec lui des connotations identitaires: le passé du pays, même oublié ou méconnu, contribue à construire un individu. Les codes, respectés ou négligés, rythment la vie sociale et personnelle. Les difficultés économiques et le marasme politique affectent, à des degrés divers, les citoyens. Mais, le sentiment d’appartenance au pays n’implique pas nécessairement d’y résider. Etre tunisien et vivre à Amsterdam n’exclut pas de célébrer les fêtes du pays, de s’inquiéter de ses difficultés économiques ou de vibrer aux matchs de football que dispute l’équipe nationale. Mais, il est un fait contre lequel on ne peut rien, un “facteur de pondération géographique”: la proximité engendre un vécu individuel autrement plus fort, plus viscéral que toutes les transmissions instantanées. Regarder en live, sur Facebook, une manifestation à Tunis, ou la suivre en déambulant à l’Avenue Bourguiba, voilà deux situations qui n’ont pas le même impact chez les êtres. Certes, ceux qui résident à l’étranger restent  tunisiens, mais par correspondance. C’est que la proximité géographique représente un fondement essentiel de l’identité Toutefois, comme la nature a horreur du vide, le besoin d’appartenance va se mettre en quête d’autres amarres. Partout dans le monde, les sociétés regorgent d’associations, de clubs, de mouvements, affichant des mouvances variées et balayant le spectre des intérêts individuels: sport, musique, politique, photo, chant, ’expatriés’ et j’en passe. Ces groupes adoptent le nouveau-venu qui va leur confier son besoin, vital, d’appartenance. Notre époque est, plus que toute autre, celle des rassemblements, des agrégations, des meutes… Motivés par des goûts communs vis-à vis de telle ou telle pratique, ces structures parviennent à fédérer un nombre important d’adeptes. Qu’on pense aux associations, aux clubs de charité des nantis, tout comme  aux marathons, aux dream-partys et autres multitudes organisées…

Ainsi, le sentiment d’appartenance ne concerne plus exclusivement la revendication identitaire nationaliste et va se loger dans des regroupements supranationaux, obéissant à d’autres chartes, mais conférant aux êtres le sentiment (très sécurisant) de faire partie d’une seconde famille. Que reste-t-il alors aux tunisiens qui sont partis ? Deux registres, aussi fidèles  qu’anodins : les attaches familiales et le retour “touristisé” au pays, à la belle saison…

À cette appartenance nouvelle, répondent, comme en écho, de profonds changements dans l’exercice des professions. Notre époque foisonne de métiers “sans âme ni frontières”: marketing, gestion (avec leurs déclinaisons informatisées), finance internationale, business de haute volée, et j’en passe. Ces pratiques n’ont pas de pays et ne connaissent pas de frontières; leur seule bannière est le gain, anonyme et sans patrie. L’engouement pour ces professions va de pair avec le déclin des humanités: mal cotées durant les études, peu payantes et peu sollicitées, lors du choix d’une profession.

En vérité, la nouvelle sensibilité qui prévaut, grâce à la mondialisation, fait des individus une meute immense, cochant les mêmes cases au registre de l’existence: gain et succès rapides, bonheur et jeunisme affichés, solitude poignante mais bien calfeutrée, technocratie pointue, humanités néant, sauf si elles servent à quelque auto-valorisation sociale. Tout cela se déploie à l’échelle planétaire, construisant le portrait robot des adultes d’aujourd’hui.

Autre donne intéressante à relever: les jeunes diplômés qui vont vivre ailleurs ont souvent l’assentiment de leurs aînés: parents, amis, collègues. Ceux-ci “comprennent” très bien qu’on ait envie de quitter un pays où les horizons sont bouchés et l’avenir incertain. Eux-mêmes seraient partis, s’ils étaient plus jeunes. Ce discours, tenu par les plus de cinquante ans, toutes classes confondues, prouve bien que les aînés, non plus, ne s’embarrassent pas de sentiments patriotiques imposant de rester au pays pour le servir... Ainsi, la boucle est bouclée. Le patriotisme agissant a vécu : contemporain de la lutte de libération nationale, puis de la construction du pays, il était vivace chez ceux qui avaient quarante ans entre 1945 et 1970. Plus tard, il s’est, lentement, érodé. Au fil du temps, de la montée de l’individualisme et de la mondialisation, une autre époque et d’autres mentalités se sont installées. Ceux qui « acceptent aisément » que leurs enfants aillent vivre ailleurs, ont d’autres priorités qu’un patriotisme ou un militantisme agissant. Aujourd’hui, bien des gens confondent liberté de parole et patriotisme. En vérité, les événements de Janvier 2011, loin de raviver l’amour du pays,  n’ont fait que donner un bon coup de pied dans la fourmilière, révélant au grand jour des tunisiens, plus soucieux de leur sort que du bout de planète où ils sont nés. Il nous faut donc dépassionner ce problème d’exode des compétences, et éviter de l’enrober dans des considérations patriotiques, dont il est, en définitive, très éloigné. On a l’exode qu’on mérite et rien ne sert de se lamenter sur les plateaux télévisés…    

Ceux qui partent sont encouragés par leurs parents. Faut-il accuser les parents de manquer d’amour? Certes mais il ne s’agit pas de l’amour paternel ou maternel, mais de l’attachement au pays. Nous voici confrontés à une donne singulière: les tunisiens âgés de 50 à 65 ans ne possèdent pas cette fibre qui retient au pays, et maintient amarré au pays même si celui-ci passe par une période de profond malaise.

L’amour du pays est un concept flou. Il est loin d’être automatique et on l’apprend mal sur les bancs de nos écoles publiques. Qui peut affirmer que les adultes, jeunes ou moins jeunes, aiment leur pays au point de s’opposer à ce que leurs enfants dûment diplômés et pourvus d’un emploi en Tunisie, quittent le pays pour aller ailleurs. En vérité c’est le contraire qu’on voit: l’amour du pays est une notion théorique, non convertible dans la vie de tous les jours et le plus souvent les parents adhèrent au projet de leur fils ou leur fille. À la question de la séparation d’avec l’enfant, ils répondront par la formule magique: “là-bas, ils vivront mieux!” Ils savent qu’en Europe ou au Canada, leurs rejetons bénéficieront de meilleures conditions de travail, gagneront un salaire infiniment supérieur à celui qu’ils perçoivent en Tunisie et jouiront d’une qualité de vie bien plus “agréable”: villes propres, soins de santé de haut niveau, loisirs raffinés…

1 commentaire:

  1. Zakaria Bouker :

    J'aime bien Kalthoum Kannou pour ses qualités de juge tunisienne.

    Cependant, je veux lui rappeler que :
    - Nelson Mandela avait encore la nationalité et le passeport tunisiens, quand il était président de l'unique pays démocratique d'Afrique.
    - L’impératrice d’Autriche avait également deux nationalités.

    A l'opposé :
    - Pétain n'avait qu'une seule nationalité,
    - Ghannouchi n'a qu'une seule nationalité ...
    - et bon nombre de traîtres ont une seule nationalité.
    - La deuxième nationalité de Marzougui ne l'a pas empêché d’être ingrat envers la France et d’être l'ennemi juré de la Tunisie et des tunisiens, pour défendre les intérêts du Qatar, alors qu'il n'a pas encore la nationalité qatarie !

    Enfin est surtout, si par malheur les nahdhaouis venaient à réussir là ou Erdogan a échoué .... il restera toujours le dixième de la Tunisie vivant à l’étranger pour perpétuer la Tunisie quand ses ennemis penseront l'avoir totalement détruite !

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