Les mouvements "Nuit debout" puis celui des "Gilets jaunes" ont montré leur limite quand ils n'ont pas su transformer les contestations en proposition politiques et se donner les moyens de les faire exister politiquement par la désignation de représentants ou la création d'un parti politique, les partis politiques étant les seuls outils nécessaires pour faire vivre la démocratie; sinon cela vire très vite à l'anarchie qui aboutit toujours à une dictature ! Et ceux qui par populisme ont voulu récupérer ces mouvements et surfer sur leurs mécontentements, comme France Insoumise ou les Les Républicains, se sont vus rejetés et y ont laissé des plumes; les élections européennes récentes, le confirment. R.B
Aujourd’hui il faudrait que
le pouvoir soit renforcé
Pierre-Henri
Tavoillot est philosophe. Il enseigne à la Sorbonne et à Sciences Po. Dans
son dernier ouvrage Comment gouverner un peuple-roi ?,
il interroge la notion de peuple. Une réflexion d’actualité, parfois polémique,
qui enrichit le débat sur ce qu’il appelle « l’art politique ».
« L’art politique est impossible aujourd’hui »,
écrivez-vous. Ainsi des élus démonétisés se réfugient dans des politiques
technos, alors que les citoyens surinformés (et manipulés parfois) les
rejettent en les accusant d’être forcément déconnectés et ne servant que leur
intérêt. Des citoyens qui réclament plus de pouvoir au Peuple… La
démocratie libérale subit une « terrible crise de représentation, une
impuissance publique et d’un déficit de sens ». Que s'est-il passé ?
Pierre-Henri Tavoillot : C'est
paradoxalement la réussite de la démocratie qui produit la crise. Jamais sans
doute le citoyen n’a été mieux représenté qu’aujourd’hui. Grâce aux sondages et
autres enquêtes, l’élu connaît son électorat comme jamais. Mais cette connaissance
produit une image très fragmentée et négative de la volonté générale. Car plus
on analyse le détail, moins on saisit le général. Et les refus, les critiques,
les oppositions frappent davantage que les points d’accord ou d’adhésion. Du
côté du pouvoir, c’est l’impuissance qui domine : avec la
mondialisation, le règne du droit, les contraintes économiques, la marge de
manœuvre du politique se réduit comme peau de chagrin. Or le projet
démocratique est de donner au peuple la maîtrise de son destin. Et ce destin,
partout, semble lui échapper. Enfin sur le sens : la promesse démocratique
est infinie : liberté, égalité, fraternité, le bonheur, etc… Ce sont
des puits sans fond ou des horizons. Plus on s’en rapproche (et comment nier les
fabuleux progrès ?), plus ils s’éloignent, car on ne sera jamais
totalement libres, égaux, fraternels. Il y a une structure déceptive de la
démocratie. Il est urgent que les citoyens en soient conscients.
Alors que chaque samedi des citoyens sont dans la rue pour
réclamer le pouvoir au peuple, vous expliquez que le peuple justement n’est ni
un point de départ, ni une arrivée mais un cheminement. Et pour définir ce
peuple, vous en évoquez cinq … Lesquels ?
P-H. T. : En démocratie, il est compliqué
de définir le peuple, alors qu'il en est pourtant le fondement. Souvent,
on évacue la chose. On croit le retrouver sur les ronds-points, au coin de la
rue, dans les manifestations, mais ce n'est pas le cas. Face à cet échec, en
général, il est tentant d’identifier les ennemis du peuple. Là, cela fonctionne
beaucoup mieux : les assistés, les pauvres ou au contraire les supers riches ou
les élites… Mais ce n’est pas satisfaisant parce que ce n’est pas en étant
négatif que l’on arrive à se définir soi-même. Enfin, quelqu’un arrive et veut
réconcilier sur le thème : le peuple, c’est moi ! Cette ritournelle existe
depuis que la démocratie existe : cette quête frénétique du « peuple ».
Je crois
qu’on peut pourtant en sortir en repérant d’emblée que le peuple a plusieurs
visages. Cela permet d’éviter toute tentative d’en usurper le nom. Le peuple,
c’est d’abord la société, les gens qui vivent ensemble. Mais il faut
également que les gens veuillent vivre
ensemble : c’est le peuple-État. Car, dans la durée, l’État assure la
continuité de ce vouloir vivre ensemble.
Cela ne
suffit toujours pas, car, pour qu’il y ait peuple, il faut que les gens
débattent ensemble de la manière dont ils veulent vivre : c’est l’espace
public. Voilà déjà trois visages du peuple. Mais la question est de savoir comment
ils s’articulent entre eux, car des conflits peuvent survenir entre la
société, l’Etat et l’opinion. D’où une quatrième idée du peuple qui définit les
règles du jeu leur permettant de s’accorder. C’est une des thèses centrales du
livre : le peuple est moins un visage qu’une méthode. Et cette méthode, ou
capacité collective d’agir, demande que quatre étapes soient respectées. C’est
la recette magique de la démocratie : il faut des élections, des
délibérations, des décisions et des redditions de comptes. Les quatre moments
de la méthode sont indispensables. S‘il en manque un seul, il n’y a pas de
peuple. Par exemple, l’Iran : c’est une république, avec des élections et des
redditions de comptes mais pas de délibération. En Russie, il manque la reddition
de comptes. Les véritables démocraties sont celles qui mettent en œuvre la
méthode complète, ce qui ne veut pas dire qu’elles ne sont pas fragiles.
Quelles sont ces fragilités ?
P-H. T. : Elles viennent de ce que nous
comprenons mal notre propre système. Les élections ne consistent pas à donner
le pouvoir au peuple, mais permettent au peuple de donner le pouvoir, ou plutôt
de le prêter pendant un mandat. La délibération, ce n’est pas le bavardage ou
l’indignation continus, amplifiés par les réseaux sociaux, mais l’examen
avant et pour la décision, ce qu’on a tendance à oublier. De nos jours, nous
parlons beaucoup, mais délibérons en fait assez peu. Et cette décision n’est
jamais le fruit d’un choix entre une bonne et une mauvaise option, mais entre
une mauvaise et une très mauvaise ! C’est en cela que consiste la
politique, il faut donc se résoudre à ce que toute décision mécontente. Un
excès de contre-pouvoir rendra donc toute décision impossible : nous n’en
sommes pas loin ! Enfin la reddition des comptes est désormais considérée
comme une sorte de contrôle continu. A peine une idée est-elle énoncée qu’elle
est critiquée, dénoncée. Bref, on oublie que dans démocratie, il n’y a pas que demos (le
peuple), mais qu’il y a aussi kratos (le pouvoir). Ce
n’est donc pas rendre service à notre régime que de dénoncer systématiquement
le pouvoir.
« Gouverner, c’est être gouverné » expliquez-vous en
soulignant que tirage au sort et autre référendums réguliers ou révocatoires ne
sont pas forcément de bonnes idées. Pourquoi ? On ne sait plus être gouvernés ?
P-H. T. : On est dans une logique de droits
plutôt que de devoirs, avec cette idée selon laquelle le pouvoir est
méchant et le citoyen bon quoi qu’il dise. En France, les mouvements de
protestation sont plutôt vus avec bienveillance. On considère que le geste de
la citoyenneté, c’est la désobéissance. C’est exactement le contraire ! Le
geste de la citoyenneté est l’obéissance ! Pour vivre ensemble, il faut
réfréner son ego et se soumettre à des règles. L’étymologie d’obéir n’est pas «
se soumettre » mais prêter l’oreille. Nous devons repenser la citoyenneté
dans cette logique d’obéissance qui n’est pas soumission ! Il faut être très
prudent sur ce que j’appelle, un peu de manière polémique, les « gadgets
démocratiques », qui sont en fait inspirés non pas par une philosophie
démocratique mais par une pensée anarchiste. L’anarchisme est l’idée que la
société pour être libre doit détruire les pouvoirs. C’est son principe, sa
logique. L’anarchisme n’est pas le désordre mais l’idée que le meilleur ordre
est produit sans pouvoir. Multiplier les contre-pouvoirs dans une logique de
destruction des pouvoirs ne me semble pas entrer dans un esprit démocratique.
Quid des Référendums d'Initiative Citoyenne (RIC) ou référendums
révocatoires ?
P-H. T. : Le référendum révocatoire me
parait être une très mauvaise idée ! On n’en a vraiment pas besoin : si on
regarde la situation politique française, depuis 1981, on a toujours
« sorti les sortants ». Pour en ajouter une couche ? C’est extrêmement
déraisonnable de vouloir que les mandats déjà courts soient encore plus courts.
La moindre émotion, la moindre indignation engagerait leur terme. Je ne dis pas
cela par souci de protéger les élus, mais dans l’intérêt du peuple. Il est
préférable de donner les clés pendant 5 ans à une majorité et au bout de 5 ans
de procéder à la reddition des comptes ! Concernant le RIC, j’ai les plus
grandes réserves : outre le fait qu’il nous installerait dans une campagne
électorale permanente, je lui objecte de ne pas percevoir que notre espace
public est ensauvagé par des fake news, des rumeurs
et des entreprises de déstabilisation massive, etc. L’espace public est
ouvert aux 4 vents et profondément perturbé par les nouvelles technologies. Il
me semble très périlleux de multiplier ce type de consultation avant
d’avoir installé de solides pare-feux. Le Référendum d’Initiative Partagée
(RIP) me paraît plus intéressant, mais à condition qu’il soit rare. C’est
sa rareté qui en fait toute la valeur.
« La démocratie c’est l'extension du domaine de
l’adulte » : cette phrase sonne comme un slogan. Qu’entendez-vous par là ?
P-H. T. : C’est pour répondre à l’idée que
nous vivrions aujourd’hui dans un désert spirituel, dominé par une crise
généralisée des valeurs et une perte des repères. Entre le consumérisme
et le pouvoir des grandes firmes, il n’y aurait plus de vertus ni
d’éthique. Je refuse nettement ce constat défaitiste. Car la démocratie est
porteuse d’un grand projet de civilisation ; c’est la seule qui promet de
faire grandir tout le monde. La seule qui pose comme principe que tout individu
est potentiellement majeur ; c’est-à-dire à même de conduire sa vie et
d’influer sur le destin collectif. C’est une promesse éblouissante. Il y a eu
de grande civilisation par le passé, mais aucune n’a affirmé cela. Pour la
plupart, les personnes majeures était l’exception et la masse était considérée
comme à l’état de mineurs, presque des enfants : les femmes, les pauvres,
les non nobles, les étrangers… Pour la démocratie, la majorité est la règle
pour tous. Il faut reprendre conscience que cette promesse est grandiose et la
faire vivre. C’est à cette seule condition qu’on surmontera la crise de la
démocratie.
Propos recueillis par
Aurélie Marcireau.
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