TUNISIE, LA MASCARADE
On y avait vraiment cru à cette démocratie tunisienne.
On s’était dit que cette expérience, unique, inouïe, allait nous faire oublier un peu l’arriération chronique de ce monde arabe, où l’on découpe, dans les chancelleries, les journalistes à la scie à métaux ; et où l’on condamne à la prison ferme les jeunes filles qui commettent le crime de faire l’amour sans passer par l’imam.
Il faut dire que la mariée était trop belle. Les funérailles du vieux Bajbouj se sont passées sans encombre, et la vacance du pouvoir a été gérée de façon exemplaire.
La campagne du premier tour s’est déroulée d’une manière aussi remarquable.
24 candidats ont mené des campagnes dignes des pays occidentaux. Tout le monde était admiratif, pour ne pas dire stupéfait. Bref, le miracle tunisien.
Puis, la veille du premier tour, il y a eu le traquenard posé, semble-t-il, par le chef du gouvernement, Chahed, cabaliste chevronné, mais politicien infoutu, pour neutraliser celui qu’il jugeait comme son concurrent le plus dangereux, Nabil Karoui.
Sur instruction du premier ministre, le patron de la chaîne Nesma est arrêté à un péage d’autoroute, comme dans une mauvaise série policière. On lui colle une accusation de « blanchiment d’argent », alors que toutes les autorités de contrôle des flux financiers assurent qu’elles n’ont pas vu le moindre dinar sortir des comptes de l’accusé.
La « liquidation » de Karoui, loin de profiter à l’Iznogoud de la Kasbah, propulse au premier rang un obscur et sombre professeur de droit constitutionnel, Kaïs Saïed. Raide comme un as de pique, l’homme est réputé propre et intègre ; facile, car en fait il ne s’est jamais mouillé de sa vie.
Quand on l’interroge sur son silence durant le règne calamiteux de Ben Ali, Kaïs Saïed répond qu’il a beaucoup souffert sous la dictature, car « il n’avait pas de voiture de fonction et qu’il était contraint de prendre les transports en commun », sic ! On ne savait pas que le TGM, le tram de Tunis, cachait un Goulag.
Populiste dans l’âme, jurant, à foison, par la charia et sur la tête du Prophète, il promet d’en finir avec la démocratie parlementaire qu’il juge obsolète, alors qu’elle n’en est qu’à ses premiers balbutiements en Tunisie. Il assure qu’il va faire rendre gorge aux homos, une invention occidentale, selon lui ; et de renvoyer aux calendes grecques, le projet de loi sur l’égalité de l’héritage. Ne parlons pas de l’abolition de la peine de mort, voulue par une partie de la société civile tunisienne.
S’il s’écoutait, Kaïs Saïed ferait volontiers couper les mains des pickpockets sur l’avenue Bourguiba pour leur apprendre à vivre comme au temps du Prophète.
Empoisonnées par cette manœuvre judiciaire factieuse, les élections législatives vont tourner à la foire d’empoigne. Une bataille désastreuse de polochons et de boules puantes.
Aucun candidat n’a parlé de son programme, de son projet, encore moins de sa vision de l’avenir, c’est à qui dénonce la poutre dans l’œil du voisin. C’est à qui déverse le plus d’ordures sur la tête de son concurrent. Comme le passif des années de dictature et sa corruption n’ont pas été vraiment purgés, ce ne sont pas les poubelles qui manquent dans les antichambres de la République.
Sur les plateaux des télés et à travers les réseaux sociaux, en folie, la question centrale était : qui a offert le plus de pâtes, de macaronis, aux électeurs !
On riait des Western spaghetti, la Tunisie a produit des élections macaronis.
C’est dire le niveau, alors que le pays est en train de couler. Le dinar est en chute libre ; et, chaque jour, des dizaines de jeunes se jettent à la mer pour fuir le cauchemar qu’est leur vie.
On assiste donc à une élection présidentielle, ubuesque opposant un candidat archaïque soutenu par tous les partis salafistes, à un autre, libéral, bâillonné en prison.
Quand les avocats de Nabil Karoui déposent une demande de mise en liberté de leur client, comme par hasard, ce jour-là, les juges tunisiens se mettent en grève !
Et quand le dossier de l’accusé atterrît enfin sur le bureau d’un magistrat, ce dernier se déclare incompétent, car il ne peut disculper juridiquement quelqu’un qui n’a pas fait l’objet d’une inculpation !
Le lendemain, son adversaire, Kaïs Saïed, refusant de demander la libération de son adversaire, déclare que par respect de l’égalité des chances, il ne prendra plus la parole jusqu’à l’annonce des résultats du second tour.
C’est à dire que la Tunisie va nous faire vivre les premières élections muettes dans l’histoire de l’humanité.
Les passionnés de Chaplin vont adorer cet épisode.
On aurait aimé, pour compléter ce tableau surréaliste, que Kaïs Saïed demande à être incarcéré, à son tour, à la prison de Mornaguia, dans la même cellule que Nabil Karoui, comme ça « l’égalité des chances » sera vraiment respectée.
Cette mascarade achève de discréditer pour de bon le processus démocratique. Elle jette définitivement le discrédit sur la justice qui se jurait indépendante à jamais…
Le prochain magistrat tunisien qui dira qu’il n’est pas aux ordres, fera rire, c’est certain, l’assistance aux éclats.
Ne parlons pas de la défection de l’électorat. Plus de 60% des électeurs ont fui les urnes. Il faut dire qu’entre une partie des tunisiens et le jeu démocratique il y a un gros malentendu. Depuis la chute de Ben Ali, l’homme de la rue se plaint mille fois par jour « la révolution ne m’a rien fait, la révolution ne m’a rien donné ».
Seulement faire la révolution ce n’est pas décrocher la cagnotte, ni gagner au Loto, comme on a tendance à le croire : la Révolution ne donne ni à manger ni à boire, c’est vrai, mais elle restitue aux hommes leur dignité, et c’est inestimable.
Quant à la gauche, pratiquement rayée de la carte, il ne lui reste que ses yeux pour pleurer ce champ de ruines qu’est son bilan, encore faut-il qu’elle ait toujours ses yeux pour le faire…
Quand on foule des pieds la démocratie à ce point, ce sont toujours les extrémistes qui ramassent la mise !
D’où le retour des islamistes qui, en réalité, n’ont jamais quitté les affaires.
Au lendemain de la chute de Ben Ali, Ennahda a sauté dans le lit du parti du RCD, lui piquant ses draps, son portefeuille, ses amours et ses rêves de parti unique ; marchant sur ses pas, noyautant dès 2011 tout l’appareil d’Etat, justice et polices en premier ; et tirant toutes les ficelles du pays, depuis l’assemblée nationale jusqu'à la mairie la plus reculée ; soufflant à l’oreille du préfet de Tunis, comme du garde champêtre de Tataouine.
Ennahda a fait sienne cette profession de foi d’Erdogan : « La démocratie c'est comme un tramway, une fois arrivé au terminus on en descend » !
Tout le monde avait salué le premier tour, comme une insurrection générale contre le vieux monde politique. Mais chez l’Arabe la soif de changement passe souvent par l’envie folle de revenir en arrière. Un désir collectif de régression qu’enseignent les religieux. Ce sont donc pas moins de 17 députés du parti salafiste et daechien déclaré, al Karama, qui font une entrée fracassante à l’assemblée.
Il appartiendra au parti islamiste Ennahda qui arrive, en lambeaux, mais en tête quand même, de désigner dans ses rangs le premier ministre et le gouvernement. La présidence reviendra, au train où vont les choses, à Kaïs Saïed qui rêve de construire l’avenir de la Tunisie en la projetant dans le septième siècle, au temps du Prophète. Il s’attellera donc à tordre le cou à cette démocratie, source, à ses yeux, de tous les maux, et qui l’aura porté au pouvoir à l’issue d’un combat douteux, sans combattants.
Une vieille expression française, disait du travail bâclé, mal fait : « c’est du travail arabe ». La Tunisie vient de nous inventer « la démocratie arabe » !
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