Défenseur d'un islam des lumières, l'anthropologue des religions Malek Chabel publie un Dictionnaire amoureux de l'Algérie (Plon), où il est né il y a cinquante-neuf ans. Personnel, intelligent, et savoureux.
Le Point : La lecture de vos livres fait immédiatement aimer l'islam. Et pourtant, de la tuerie de Toulouse à ce qui se passe en ce moment en Afrique avec Ansar Dine et Aqmi, l'islam inquiète. Comment expliquez-vous qu'il ne parvienne pas à montrer un visage rassurant ?
Malek Chebel : L'islam est en pleine mutation, et ses turbulences sont d'autant plus fortes qu'elles sont nourries par des régimes qui tombent, des potentats qui s'accrochent à leur pouvoir, des Constitutions vieillottes. Si je peux comparer, nous passons d'une période d'immobilisme à une période de très forte contestation. L'existence même des sultanats, émirats et autres monarchies est remise en question. Les turbulences sont à la hauteur des enjeux. Actuellement, les plus violents donnent de la voix, et je suis le premier à le constater, cela est nocif et même mortifère. Mais je ne suis pas sûr que ce remue-ménage puisse durer éternellement. C'est un espoir raisonnable fondé sur la détermination des jeunes à ne pas se laisser confisquer leurs révolutions, notamment en Égypte, mais aussi sur des raisons politiques : tous les régimes non légitimes sont pris de panique et cherchent à colmater les brèches. Cela ne durera pas longtemps. À ce moment-là, l'islam nouveau apparaîtra comme une alternative.
Est-ce que les musulmans de France ne devraient pas davantage se manifester pour montrer le visage doux de l'islam ? Après tout, les supporters d'un islam dur ne se gênent pas pour faire parler d'eux !
C'est mon souhait le plus cher ! Je les connais bien, ils sont nombreux à subir sans broncher la fatalité de l'islamisme et de la manipulation salafiste, mais ils gagneraient à le dire collectivement. Ce serait alors le début d'une ère nouvelle, celle de la désaliénation religieuse et l'amorce d'une véritable citoyenneté fondée sur le vivre ensemble, ici et maintenant. Pour l'heure, les oppositions Orient-Occident sont malheureusement inscrites en creux dans l'esprit de chaque musulman. Mais il arrivera le moment où tous les musulmans qui souffrent de l'image abîmée de leur culture d'origine auront le sursaut nécessaire pour dire stop aux manipulateurs, aux prédicateurs et aux idéologues qui vivent de cette même frilosité, que je dénonce à voix haute.
Quel bilan faites-vous du Printemps arabe, qui partout a porté, par les urnes, des gouvernements islamistes ?
Qu'il y a encore beaucoup de travail à faire. L'islam en tant que foi n'est pas encore détaché de la politique, et je le regrette. Là encore, il faut que les musulmans arrivent à passer le point de clivage entre leur foi personnelle et les enjeux politiques
Vous publiez un Dictionnaire amoureux de l'Algérie, où vous êtes né il y a cinquante-neuf ans. Vous écrivez, dans l'introduction, que l'Algérie est l'objet d'un immense ressentiment et d'une profonde déception pour ceux qui ont cru en son destin... Qu'est-ce que vous voulez dire ?
Que, cinquante ans après l'indépendance, il y a des regrets ? Oui, absolument. Je trouve que ce pays a trop vécu sur son acquis dit "révolutionnaire". On découvre qu'une partie de ces "révolutionnaires" étaient juste des opportunistes, et que leur enrichissement passait - et passe encore aujourd'hui - devant l'intérêt collectif, la gabegie étant devenue presque un critère de réussite. Tant que le bien public, l'État de droit et l'établissement d'une justice souveraine qui ne soit inféodée à aucun baron du système ne seront pas garantis, l'Algérie sera toujours ce pays de prédateurs chevronnés, qui aspire à la "démocratie populaire et socialiste" sans jamais voir ni la démocratie, ni la dimension populaire, et encore moins le socialisme. L'Algérie est un pays que les dieux ont voulu beau et que les hommes ont voulu laid.
Vous nous dites que l'Algérie subit "trois conservatismes " : militaire, politique, et religieux, et que vous-mêmes êtes "habité par la folie algérienne". Pour paraphraser Shakespeare, il y a quelque chose de pourri au royaume d'Al-Djazaïr ?
Il y a une malédiction algérienne née à la passation même du pouvoir entre la France et l'Algérie. Si l'indépendance algérienne s'est faite dans le sang et la violence, la transition démocratique, elle, s'est faite dans le silence du bureau du FLN. Les barons du système n'avaient aucune envie de restituer leur dignité aux Algériens, ils perpétuaient juste un régime de droits régaliens et se sont attribué les dividendes sans jamais se poser la question de la légitimité politique. Combien de fois les présidents en poste ont-ils pris des décisions majeures, comme le fait de passer du "socialisme" à l'algérienne à une économie de marché - elle aussi à l'algérienne, c'est-à-dire anarchique - sans jamais demander son opinion au peuple. Les décrets présidentiels ont souvent pris le pas sur les référendums. C'était valable pour la langue, pour le statut de Sonatrach*, pour l'orientation religieuse, etc. Ensuite, le premier président élu par ses pairs regroupés sous la seule bannière du FLN a été déposé quelques années après par Boumedienne, qui a gauchisé le pays, tout en distribuant des prébendes inacceptables aux militaires, qui, depuis toujours, se sont crus tout-puissants. Il y a en Algérie un déficit d'État de droit qui sera difficile à combler.
C'est un dictionnaire amoureux. Il commence par l'évocation d'une cousine qui parlait sans arrêt de sexe et dont les bras potelés vous enveloppaient comme des corolles "dans des parfums de hammams", et se poursuit par l'évocation des fraises juteuses de Skikda, celle du bleu éclatant de la mer et du miel d'Algérie... Vous voulez vraiment nous faire croire que l'Algérie, c'est le paradis des sens ?
Oui. Si les moeurs étaient séparées de la croyance et si l'émancipation des femmes algériennes n'était pas restée un voeu pieux - que l'on ressort magiquement comme un épouvantail pour enfumer les gogos -, on aurait un pays de Cocagne où les artistes seraient dans leurs ateliers, les cinéastes derrière leurs caméras, les écrivains dans leurs bureaux et les femmes un peu partout. Mais, jusqu'à nos jours, aucun ministre en charge de ce dossier n'a mis en jeu son portefeuille, ou même démissionné, après avoir constaté les blocages volontaires que beaucoup de religieux et non-religieux, tous misogynes et paternalistes, ont cru bon d'opposer aux lois versatiles que le Parlement vote sans même y croire.
On apprend aussi dans votre dictionnaire que les Touareg, peuple sur lequel on ne sait pas grand-chose, mais dont on parle beaucoup aujourd'hui, ont été jadis dirigés par une femme... C'est l'Antinéa de L'Atlantide, de Pierre Benoit ?
Dans l'ensemble, les Touareg sont une population pacifique qui partage une histoire et une culture antique sur les cinq pays du Sahel où leur groupe humain s'est installé depuis longtemps. Mais l'idéologie de mort qui les a pris en écharpe du temps de Kadhafi et les sécheresses récurrentes de la région ont réveillé leur irrédentisme coutumier. Les Touareg ont-il été dirigés par une reine ? C'est possible... Mais nous manquons de beaucoup d'éléments majeurs pour le dire de manière absolue. Ce qui est certain, c'est le rôle que jouent certaines femmes dans l'organisation de la cérémonie musicale. Je l'ai vécu et je l'ai vu. Au moment où la musicienne touareg accorde son imzad (un violon), le mystérieux Touareg, avec son chèche indigo, prépare le thé et le fait couler pour sa femme.
Vous parlez beaucoup de sensualité dans votre livre, et vous avez participé à l'exposition "Le corps découvert" à l'Ima. On y découvre que la nudité fait aussi partie de la tradition artistique arabe...
Oui, on aime que l'Orient sensuel puisse renaître de ses cendres, et retrouver un peu de ses couleurs d'antan. À vrai dire, l'exposition est certes un point de bascule nécessaire et il est réservé à un public de musée, ce qui signifie que l'impact sera malgré tout limité aux cercles d'initiés. Je le regrette beaucoup. Par chance, cette exposition sera un révélateur pour les artistes exposés, qui pourront se réclamer de cette "scène" pour créer de nouvelles pièces. Mais la culture de la chair, outre qu'elle fait frémir tous les conservateurs religieux, n'est pas encore la panacée dans le monde feutré des grandes villes. Sa consommation est honteuse, et seuls quelques missionnaires arrivent encore à en parler. J'en sais quelque chose, moi qui suis l'auteur du Corps en islam, paru à Paris, et qui date de... 1984.
Dans Le grand Coeur, Jean-Christophe Rufin raconte qu'au XVe siècle Jacques Coeur découvre, à Damas, une civilisation moyen-orientale fondée sur le bien-être du corps. Pourquoi ce monde-là s'est-il mis, à un moment, à sanctionner le plaisir ?
La culture du corps, la jouissance et le bien-être sont toujours des terres de liberté, et, à ce titre, ils ne sont jamais donnés, mais arrachés. Passé la période paradisiaque de l'Andalousie céleste (car elle était présentée par les poètes arabes comme une terre de miel et de douceurs, épithètes du paradis dans le Coran), le monde arabe, et l'islam, et la Turquie ont été pris dans une morosité gigantesque, un maelström destructeur, une perte de confiance, un doute... Ce qui était beau auparavant est devenu suspect, inconvenant. Nous sommes la première génération, depuis plusieurs siècles, à nous intéresser de nouveau au corps, à la jouissance, à la sexualité, en dehors et en opposition aux prédicats dogmatiques venus d'on ne sait où, et qui brident la vertu d'une religion fondée sur la douceur de vivre, sur le charnel.
Quand on demandait au Prophète ce qu'il avait aimé de ce monde, il répondait : "Les femmes, les parfums et la prière." Alors pourquoi l'islam a-t-il tant de problèmes avec le sexe ?
Non, ce n'est pas l'islam à proprement parler, qui continue à plaider la cause de la chair (tout au moins la chair "légitime", le nikah), qui est un argument céleste, mais précisément les conservateurs qui vivent et prospèrent sur la dépossession du Coran par ses premiers destinataires et lecteurs, les croyants. Vous vous rendez compte : encore aujourd'hui, en 2012, des femmes algériennes finissent leur vie en étant vierges uniquement parce que le frère, le père, la famille continuent à leur interdire de rencontrer des hommes en dehors de ceux qu'on leur impose pour un mariage arrangé... C'est pourquoi je dis que, le jour où le Coran sera accessible à tous, qu'il sera lisible et réellement lu, les télécoranistes et les prédicateurs à la petite semaine seront moins arrogants. Et notre "Mai 68" sera alors possible : les jeunes s'empareront de leur destin et le diront sans ambages et sans frilosité honteuse.
Khadidja, la première femme du Prophète, était plus âgée que lui, elle était veuve et femme d'affaires, et c'est d'ailleurs elle qui l'a engagé comme caravanier. Alors comment un musulman sensé peut-il avoir une conception aussi "inégalitaire" du rapport homme-femme ?
Eh bien, c'est la question que je pose dans tous mes livres, en rappelant ces évidences. J'essaie de donner l'exemple du Prophète à tous ceux qui, aveuglés par leur fanatisme, veulent l'imiter sans le prendre sincèrement en exemple. Le Coran évoque justement ces hypocrites, al-mûnafiqûn, qui passent pour des croyants, mais qui n'ont qu'une obsession : dominer et s'engraisser au détriment des pauvres gens qui ne peuvent comprendre le Coran et ont besoin qu'on le leur explique. Il faut savoir que la lecture du Coran - comme au temps de la Bible en latin - est strictement réservée à des imams autoproclamés qui rechignent à voir ce savoir leur échapper des mains.
Lors du congrès de l'UOIF, l'Union des organisations islamiques de France, Tariq Ramadan a invité les musulmans à "s'exiler intérieurement" des non-musulmans. "Éloigne-toi d'eux, dans un bel exil", a-t-il déclaré en les exhortant aussi à la "résistance". Que lui répondez-vous ?
Tous ceux qui veulent embastiller les musulmans dans une citadelle dont eux seuls auraient la clé ne leur cherchent aucun bien. Au contraire, je prétends que les musulmans doivent être libérés des chaînes de tous les maîtres opiomanes, pour faire écho à la formule de Marx à propos de la religion, qui vendent des rêves à bas prix. Ces maîtres opiomanes sont ceux qui leur serinent à l'oreille qu'ils sont les meilleurs du monde, qu'ils sont purs - et les autres, forcément impurs -, et ils sont la cause de leurs maux. Il faut vraiment sortir de la caverne de Platon, abolir les illusions, s'engager sérieusement dans le monde actuel, tel qu'il est, avec ses grandeurs et ses servitudes. Aux musulmans, je dis : voyagez dans le monde, comparez, analysez, instruisez-vous, lisez, écoutez et, enfin, faites-vous votre propre jugement. Méfiez-vous des imams qui vous disent qu'Allah a dit ceci ou a dit cela : ils ne font que transmettre leur propre idéologie, avec ses fantasmes, ses raccourcis, ses obstinations. À mes yeux, les musulmans de France sont majeurs et conscients, ils sont sérieux et travailleurs. Ils n'ont aucun besoin ni aucune envie de s'attrouper au profit d'aucune église ni d'aucune secte.
Dans "Le Point", dernièrement, vous avez gentiment épinglé "ces salafistes qui veulent vivre comme le Prophète sans avoir le courage de quitter leur pavillon de banlieue avec eau chaude". Contesteriez-vous la pureté de leur islam ?
Absolument. D'ailleurs, s'ils étaient sincères, on ne devrait pas les voir sur la scène publique, ni dans les mosquées, ni plastronner sur tous les forums, surtout en se cachant derrière des leurres. Un musulman sincère ne vend pas son adhésion à Dieu pour quelques moments de gloire, car c'est là "un troc misérable", dit le Coran (II, 147). À mes yeux, le vrai musulman est celui qui ne prend pas en otage les siens, c'est celui qui n'impose rien à personne, d'autant que, dit encore le Coran, l'humilité est l'attitude la plus enviable chez le croyant.
La thèse d'un "islam des Lumières", islam pour lequel vous militez, n'est-elle pas de moins en moins crédible quand on voit que, quelques mois après le Printemps arabe, le parti Ennahda au pouvoir en Tunisie réprime des manifestations et qu'on poursuit de plus en plus pour "atteinte aux valeurs du sacré", comme ce fut le cas pour le patron de la chaîne de télévision Nessma parce qu'il a diffusé le film d'animation Persépolis ?
L'islam des Lumières est un processus long et complexe, ce n'est ni un constat stérile et dépressif, ni une charte, ni un programme politique. Il se veut précisément comme un appel à l'intelligence de chacun, un manifeste en faveur du vivre ensemble. D'ailleurs, j'essaie actuellement avec quelques amis de le doter d'une fondation pour un islam des Lumières, afin de garder le "fil", et de le lui donner une meilleure visibilité. Ceci étant, il faut travailler à cette nouvelle étape : un islam intégré au sein de la République, un islam qui ne soit pas soumis à l'"origine", mais au "projet", un islam moderne, rassembleur et paisible. Toutes ces données sont celles de la citoyenneté et de la République. Je ne crois pas que l'intérêt des musulmans vivant en France et dans tous les pays démocratiques est de contester ce régime. Bien au contraire, si l'islam pourra un jour démontrer sa compatibilité avec les Lumières, c'est précisément en travaillant la cohésion sociale, en militant pour la dignité de chacun dans le respect de tous et en mettant en tête de son programme l'ouverture au monde et la connaissance. Savez-vous quel est mon slogan depuis que j'ai lancé cette idée d'islam des Lumières ? "Le savoir est une prière !"
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