lundi 7 mai 2012

Où en sont les révolutions arabes ? Le Journal de Tunisie de Gilles Kepel


Où en sont les révolutions arabes ? Le Journal de Tunisie de Gilles Kepel


Mercredi 26 octobre 2011

C’est en tournant la clef de contact dans la voiture de location à l’aéroport de Tunis-Carthage que je me suis rendu compte de ce qui avait changé. Les préparateurs de véhicules ont l’habitude de mettre la radio très fort et omettent de la fermer avant de couper le moteur : une voix sur la fréquence Mosaïque FM crie en arabe dialectal faufilé de français quand je prends le volant : « Nahda a gagné, et je n’en ai pas peur ! », une autre voix qui lui répond s’inquiète des intentions du gouvernement islamiste probablement (le décompte n’est pas terminé) sorti des urnes lors des premières élections libres et démocratiques depuis l’indépendance, il y a trois jours. Le son de la radio est branché et moderne – elle avait été créée sous Ben Ali pour toucher la jeune génération, elle est aujourd’hui la première du pays, au prix de quelques démissions dans sa direction. Les débats, chansons et flash d’infos en dialecte sont entrecoupés d’écrans publicitaires, la plupart en français, pour des opérateurs de téléphonie mobile qui se battent à coups de forfaits discount. Révolution du jasmin oblige, elle martèle son propre slogan entre deux pubs : « Mosaïque FM youwassil sawtak [te donne la parole] » - une parole que Ben Ali avait confisquée. 

Je rejoins ma famille à l’hôtel sur une plage de Hammamet, avant de revenir travailler le lendemain à Tunis, lorsque le décompte sera achevé. Fatigué, je suis le chasseur jusqu’à la chambre familiale pour faire la sieste, sans remplir de fiche de police à la réception, où personne ne m’a rien demandé. Je suis réveillé une heure plus tard par des coups furieux frappés à la porte, et par les cris de ma femme dans une violente dispute. 

Le directeur de l’hôtel, un petit bonhomme maigre qui flotte dans un complet cannelle fatigué et trop grand, vocifère dans un français approximatif, flanqué d’un colosse à la carrure de videur. Il exige que je quitte immédiatement l’établissement car je ne me suis pas enregistré. Je n’ai jamais vu ça en Tunisie, pas plus sans doute que les autres clients, des familles européennes interloquées par le barouf, qui passent en maillot de bain. Il tutoie ma femme. Passant un pantalon, bouffi de sommeil, je lui intime l’ordre de présenter des excuses et de déguerpir – sommé et contraint de faire l’homme dans ce contexte imprévu et ridicule, d’exhiber ce qu’on appelle en dialecte maghrébin le nîf – l’honneur qu’il a bafoué en s’en prenant à ma femme, honte suprême qui me dénie toute virilité. Vexé, il part quérir la police en hurlant, pendant que le colosse me désigne la sortie. La suite est prévisible : je passe un coup de fil à une relation à Tunis, et quelque temps plus tard le bonhomme affolé se confond en excuses emberlificotées, dit qu’il m’a confondu avec un terroriste, et offre de réduire le montant de la note. Sous Ben Ali, ce genre d’individus demandait des ordres avant de prendre des initiatives. La vacance du pouvoir suprême au sortir des dictatures guinde d’impunité les petits chefs – c’est l’un des aléas des transitions démocratiques. 

Jeudi 27 octobre

Nous allons déjeuner dans une cité populaire de la banlieue de Tunis, dans la famille d’une jeune femme qui réside en Europe sans papiers, et dont les mandats contribuent à faire vivre les siens restés au bled. La mère est ouvrière dans une conserverie, le père chauffeur-livreur a eu une maladie et se déplace avec peine. Il porte de belles chaussures de sport, cadeau envoyé par sa fille depuis un magasin de Barbès. Leurs deux autres enfants, le frère et la soeur de l’émigrée, font des études qu’elle subventionne, une cousine est l’unique voilée du groupe. De Bourguiba, il reste l’émancipation des femmes et le planning familial. Mais ni l’économie, ni la répartition de la richesse nationale, ni l’éducation de masse, n’ont suivi. Seul un oncle se débrouille en français, nous parlons surtout arabe, mon accent égyptien les amuse, leur rappelle les feuilletons populaires de la télé. Couscous à semoule fine, sars grillés accompagnés de coriandre, dattes deglet nour, raisin muscat du Cap Bon récolté à Kélibia, la bourgade d’où l’on s’embarque nuitamment sur des rafiots pourris vers l’île italienne de Lampedusa dont les lumières vacillent à l’horizon, porte du paradis européen pour ceux qui ne se noient pas dans les tempêtes de la Méditerranée. Un proverbe rimaillé maghrébin que citent souvent les émigrés clandestins pour se donner du courage avant de se jeter à l’eau dit : «Je préfère être mangé par les poissons (hout) que par les vers (doud)». Les sars juvéniles, comme ceux que nous dégustons, sont omnivores et deviennent carnivores à l’âge adulte; ils sont aussi hermaphrodites, naissent mâles puis se transforment en femelles. On discute des élections du dimanche passé. Tout le monde a voté – sauf l’oncle francophone qui me sort pourtant de son cartable les professions de foi des dizaines de candidats de sa circonscription et les commente, pointant les accointances des uns et des autres avec l’ancien régime, les malversations publiques ou secrètes. La génération des parents a donné son suffrage au Takattol – le «Forum Démocratique pour le Travail et les Libertés», un parti réformiste non religieux, plutôt proche du nationalisme arabe d’antan, arrivé en quatrième position.

Pourquoi pas à Nahda ? « Parce qu’ils auraient permis à mon mari de prendre trois autres femmes!» déclare la mère dans un éclat de rire général accompagné d’un sourire fatigué du père – pas trop le surmâle islamique dans son harem. Les jeunes, garçons et filles, voilées ou non, ont tous voté Nahda : « On veut que ça change. C’est plus possible. On n’a aucun avenir. Même en Europe y a plus de boulot ». En attendant, les mandats d’Europe améliorent le quotidien. Comme dans tous les quartiers populaires du pourtour méditerranéen musulman, nous sommes dans une maison inachevée : au-dessus du rez-de-chaussée, un étage est en construction pour se loger plus à l’aise, les piliers sont sommés de tiges de fers à béton rouillés comme un bouquet disgracieux dont les fleurs auraient été coupées, les briques creuses sont montées de guingois en des cloisons qui ignorent le fil à plomb et tomberont à la moindre secousse tellurique. Ce sont des milliers d’heures de repassage, de garde d’enfants et d’accompagnement de vieillards européens atteints de la maladie d’Alzheimer que traduisent ces empilements de briques orangées, hâtivement cuites.

Nous prenons le thé chez un universitaire entreprenant et jovial, dont la fille a été mon étudiante. Homme de gauche, il fut plusieurs fois ministre dans les premières années qui ont suivi l’arrivée au pouvoir de Ben Ali en 1987, lorsque le successeur de Bourguiba avait pratiqué l’ouverture démocratique avant de convoquer des élections annulées ensuite parce que les islamistes de Nahda y avaient – déjà – remporté un score important. Comme beaucoup de démocrates et de laïques, le professeur a été jeté en prison, en même temps que les islamistes, quand le régime a instauré la dictature et le règne de la police politique, enfonçant ce pays libéral dans une culture de la terreur qui l’a conduit dans une spirale de régression et de corruption. Puis il en est sorti, et a ouvert un bureau d’études. Il est aujourd’hui actif en politique au sein d’un parti de gauche qui n’a pas fait un gros score à l’élection de dimanche. Ses amis et lui hésitent sur la stratégie à suivre par rapport aux vainqueurs islamistes. Une bonne partie de l’élite intellectuelle, par un jeu subtil de la carotte et du bâton, a été anéantie par le pouvoir. Le régime avait interdit de penser, sauf à chanter ses louanges à tout propos. Les résistants ont eu une vie dure, sans espoir à court terme; bon nombre, cassés par la répression, ne voyant aucune issue à leur héroïsme initial alors que la dictature se perpétuait avec la bénédiction des gouvernements européens, mangeant petit à petit toutes les années de leur vie, ont fini par être cooptés – acceptant de voir leur travail couronné par un « prix Ben Ali » quelconque, publiant un livre orné de la photo du dictateur et rendant hommage à sa vision pour la Tunisie et le monde. Ce deal n’était pas accessible à la plupart des islamistes – plus durement réprimés dans leur masse. En contrepartie, la bourgeoisie des beaux quartiers coloniaux dont elle avait investi les villas abandonnées par les Européens, autour du parc du Belvédère en centre-ville, ou dans les ravissantes banlieues cossues de La Marsa et Carthage, pouvait vaquer à ses occupations sous l’ombre tutélaire de l’ancien officier de police devenu chef d’Etat. Après les attentats du 11 septembre 2011, elle se convainquit, sans états d’âme excessif – comme Paris, Washington et Rome - que Ben Ali valait mieux que Ben Laden, et que face au terrorisme islamiste, le dictateur défendait le statut de la femme et la laïcité hérités de Bourguiba. 

Pourtant le régime, face à l’islamisation rampante de la société, multipliait les signes de piété ostentatoires, faisant édifier une gigantesque mosquée au sommet de la colline magique de Carthage, à côté du palais présidentiel – le premier bâtiment que l’on voit du hublot lorsque l’on descend pour atterrir à Tunis. Ben Ali se rendait ostensiblement au pèlerinage à La Mecque, entretenant avec le ministre de l’Intérieur saoudien, le prince Nayef, grand fauconnier et chasseur d’outarde dans le massif tunisien de Kroumirie, d’excellentes relations – qu’il mit à profit pour se réfugier auprès de lui en Arabie le 14 janvier 2011. Comme chez le raïs égyptien Moubarak, qui avait aussi bénéficié de dix ans de prolongation grâce au 11 septembre, l’usure biologique fit son oeuvre, malgré le cheveu noir de jais des teintures affectionnées par les autocrates arabes. L’entourage avide et pressé eut raison du sens politique des vieux dictateurs. Là où, dans la vallée du Nil, les deux fils du Pharaon prenaient le contrôle du monde des affaires, à Carthage la seconde épouse du suffète, Leïla Trabelsi, coiffeuse de son état, et sa parentèle, mirent en coupe réglée toutes les transactions financières. Cet ami de La Marsa, sur une terrasse blanche surplombant la mer d’azur, dans un écroulement de jasmin et de bougainvillées, sirotant un verre de Muscat de Kélibia : « Déjà, être rackettés par un flic… mais par une coiffeuse !!! Tu te rends compte ?»

C’est à l’hôtel Mechtel que j’ai rendez-vous le soir avec mon premier élu islamiste, tête de liste du mouvement Nahda dans une ville de province. Un Nahdaoui de la région parisienne, prospère entrepreneur immobilier, a organisé ce contact, ainsi que la plupart de ceux que j’aurai avec les dirigeants du mouvement. J’ai séjourné autrefois au Mechtel, dont le nom signifie «pépinière», grand hôtel sinistre des années 1970 construit sur l’emprise de la pépinière du charmant parc colonial du Belvédère. J’y avais été invité par l’armée tunisienne au milieu des années 2000 – à ma surprise, la Grande Muette, que Ben Ali détestait, était la seule institution qui avait conservé une certaine liberté de pensée alors que l’Université et la presse étaient sous contrôle policier direct. Dans la salle où nous nous étions enfermés avec les officiers supérieurs, qui avaient laissé leurs képis dans l’antichambre, j’avais eu la discussion la plus passionnante de mon séjour d’alors à Tunis. Même avec les amis, les anciens camarades tunisiens de Sciences Po, on évitait certains sujets dès lors que nous étions trois, chacun d’eux craignant que l’autre ne se trouve contraint pour quelque raison d’aller moucharder. Le Mechtel est encore plus sinistre qu’il y a cinq ans, nous sommes dans la section sans alcool et sans fenêtres du café. Mon interlocuteur a passé plus de quinze ans en exil en France, d’où il vient de rentrer. Il ne parle pas un mot de français, ayant gagné sa vie comme professeur de théologie islamique en langue arabe à l’Institut Européen des Sciences Humaines, l’école de formation de l’UOIF, à Saint-Denis. Docteur de l’Université égyptienne Al Azhar, il a été le mentor d’Ahmed Jaballah, l’actuel président de l’UOIF, qui a succédé en juin au Marocain Fouad Alaoui, suite au coup d’Etat des Tunisiens de Nahda, forts de leur prestige au bled, sur la principale organisation islamiste française. Ce théologien n’est guère rompu aux usages du politique, et m’explique comment la victoire islamiste va permettre de moraliser la vie publique – dans le respect des libertés – sur un ton monocorde un peu soporifique. Je me rappelle un jeune Marocain du Secours Islamique que j’avais accompagné en maraude sociale à Saint Denis et qui avait quitté l’Institut de l’UOIF car il s’ennuyait ferme aux cours de mon interlocuteur, auxquels il ne comprenait rien. Tandis qu’il égrène son propos de citations du Coran, j’observe le manège d’une jeune Tunisienne à quelques tables de nous : talons aiguille, un jeans ficelle galbant sa haute croupe, elle arbore une épaisse chevelure blonde décolorée- en conversation joyeuse, qui m’est inaudible, avec un homme dont elle caresse le bras. Elle sort soudain de son sac un voile noir qu’elle passe sur sa crinière en éclatant de rire, puis le range et s’en va. Habite-t-elle dans un quartier populaire où la pression des barbus rend la vie difficile aux femmes d’allure trop moderne ? Tout à son sermon, mon interlocuteur ne l’a pas remarquée.

Vendredi 28 octobre 

«C’était à Mégara, faubourg de Carthage… ». Je nage où se baignaient Salammbô et ses suivantes. Mais je suis seul dans la mer fraîche : pour les Tunisiens frileux, la mauvaise saison a commencé. La Mégara de Flaubert est La Marsa d’aujourd’hui – le terme arabe signifie havre, et l’anse est relativement abritée. Je loge à la Villa de la Plage, une petite maison sur l’eau qui appartient à la France, legs de l’époque du protectorat, et que notre pays impécunieux, ni exportateur de pétrole ni empire manufacturier, va devoir bientôt vendre, au grand dam des amis de La Marsa, qui redoutent que ce patrimoine soit détruit et transformé en complexe immobilier pour achever de dénaturer la baie, bétonnée d’année en année par les affidés de Leila Trabelsi. Dans cette banlieue aux belles villas blanches et aux jardins fleuris, on vit un pied à Tunis et quelques orteils à Paris, on parle volontiers français, et la communauté de ses habitants bourgeois s’est vue affublée du sobriquet de «République de La Marsa», ou « La Marsa-sur-Seine». Il y a un monde entre les islamistes de Nahda et cette élite qui les méprise – mais le pragmatisme de la bourgeoisie tunisienne, qui s’est adaptée à Zein al Abidine Ben Ali (dit Zaba) et Leila, au flic et à la coiffeuse, pousse déjà certains de ses membres à chercher les « accommodements raisonnables » avec le nouveau pouvoir barbu et ses femmes voilées – tandis que d’autres les mettent devant leurs responsabilités d’élus du suffrage universel. En rentrant de la baignade, j’ai ouvert la porte un peu rouillée du jardin donnant sur la plage, elle a grincé et dérangé un couple de jeunes cachés dans l’encoignure du porche. Le dos du garçon est parcouru par les frissons du désir, le visage collé sur le visage de la fille. C’est elle qui m’a entendu et sursaute, ouvrant au bruit de la porte ses yeux pâmés. Le garçon me jauge d’un regard bref, et se remet avec entrain à palucher et bécoter sa conquête. Ce n’est qu’un Européen mouillé en tenue de bain, Mâtho et Salammbô n’en ont cure. Salammbô porte un voile couleur fuchsia et une longue robe noire en tissu synthétique que le soleil fait scintiller et qui froufroute sous les mains de son cavalier. Il me revient à l’esprit le terme arabe pour froufrou : khashkhasha, à la sonorité plus râpeuse. 

Séché, habillé, retour au centre-ville, hôtel Mechtel – devenu le quartier général des rencontres avec les islamistes, en parallèle avec le siège du parti. Mon interlocuteur de ce matin a été élu tête de liste Nahda dans la circonscription de Tunis I, où prédominent les quartiers populaires.

Nous nous étions rencontrés l’année précédente au Caire, à un colloque organisé par le Grand Imam d’Al Azhar pour contrer l’expansion mondiale du salafisme à la mode saoudienne. Nahda, avec son inspiration née chez les Frères musulmans, est vue de travers par Riyad, qui héberge Ben Ali déchu et exilé; en revanche, elle est adoubée par son rival Qatar– Al Jazeera lui consacre une large et élogieuse couverture médiatique, elle fait partie de cette nébuleuse islamisme «centriste» que promeut l’émirat gazier et dont les astres sont le téléprédicateur égypto-qatari Youssef al-Qardhawi, l’intellectuel francophone Tariq Ramadan, et le mentor de Nahda, Rached Ghannouchi. Universitaire polyglotte, l’élu de Tunis I fait partie des « compagnons de route » que Nahda a su rassembler : cet ancien nationaliste arabe légitime, par sa présence, le lien entre le nom adopté par le parti islamiste, signifiant « renaissance » en arabe, et le mouvement de la « renaissance arabe » du XIXe siècle qui a donné son lustre aux lettres arabes modernes, après des siècles de déclin sous la férule ottomane. La Nahda de l’époque était très inspirée par l’Europe et profondément sécularisée – celle de Ghannouchi est d’inspiration islamiste, mais recherche la caution de la modernité. Le nouveau député porte un prénom rare et ancien, choisi par un père féru de poésie arabe préislamique: Abou Ya’rub ; son fils l’accompagne, un jeune homme élégant qui ressemble à une statue d’éphèbe barbu du musée du Bardo et poursuit ses études en France, mettant à profit les congés de la Toussaint pour assister comme chauffeur et secrétaire improvisés son père. Abou Ya’rub évoque les cours sur Descartes qu’il suivit auprès de Michel Foucault, enseignant de 1966 à 1968 à la fac des lettres de Tunis et coqueluche des amphis bondés à l’époque où les étudiants tunisois vibraient aux sirènes gauchistes et post-structuralistes – le philosophe coulait des jours heureux dans la Mecque gay de Sidi Bou Saïd en attendant que le quartier latin se hérisse de barricades.



Le fils, aux commandes des téléphones portables sonnant sans cesse, nous interrompt courtoisement pour passer à son père une communication qui ne saurait attendre. J’ai appris en arrivant que Cheikh Ghannouchi et les dirigeants de Nahda donnaient au même moment une conférence de presse – et comprenant de la conversation téléphonique en dialecte que sa présence y est requise, je propose à Abou Ya’rub de nous y rendre de conserve sans plus tarder. Le fils prend le volant d’une grosse cylindrée allemande, que je suis dans mon véhicule de location, toujours branché sur Mosaïque FM. Il y a un côté Fangio chez le conducteur tunisien, peut-être contaminé par les habitudes du voisin automobiliste italien. Je peine à suivre la berline qui zigzague à toute allure, se rit des feux rouges, ignore les sens interdits, brûle les priorités, double par la droite; en feux de détresse, pleins phares, manquant renverser une théorie de femmes voilées au milieu de la chaussée, je me dis que pour conduire de la sorte, les islamistes ont vraiment gagné dans ce pays autrefois tenu d’une main de fer par la police, jusque dans la surveillance de la circulation.

La conférence de presse a lieu dans une salle de mariages sur la route de La Marsa, qui affiche le nom anglais transcrit en arabe de « Top Happiness»- peut-être un gage linguistique à l’exil londonien de Ghannouchi pour célébrer les noces de Nahda et de la Tunisie et en augurer le bonheur maximal. A la tribune, le cheikh, hilare et détendu, flanqué du secrétaire général du parti Hamadi Jabali, donné futur Premier ministre. Beaucoup de questions des journalistes portent sur les libertés publiques, le statut de la femme, le voile, le tourisme, la consommation d’alcool – et Ghannouchi assure que le parti n’a aucunement vocation à ordonner aux Tunisiens comment se vêtir ou quoi consommer, multipliant les propos rassurants à l’adresse des classes moyennes sécularisées. Jabali vient de faire une visite à la Bourse de Tunis, qui avait baissé au lendemain des élections, et a assuré ses dirigeants de son soutien à la libre entreprise, évoquant le modèle de l’AKP turc, le parti frère, qui a boosté l’économie de son pays. La Bourse rassurée a rebondi. La conférence prend fin pour la grande prière du Vendredi. Je vais saluer Ghannouchi, revu en avril au Congrès de l’UOIF au Bourget, en Seine-Saint-Denis, où les Tunisiens de Nahda, portés par la vague de leurs succès au bled, avaient repris le pouvoir sur l’organisation aux islamistes marocains. Nous convenons d’un proche rendez-vous – et je lui demande incidemment où il va prier, cherchant dans quelle mosquée de Tunis sera prononcé le « sermon de la victoire » en ce premier Vendredi qui suit le succès électoral historique des islamistes. Il me dit qu’il va dans la mosquée la plus proche, comme indifférent au lieu.

On m’avait pourtant informé de divers côtés que Nahda célèbrerait l’occasion dans une grande mosquée de la ville coloniale, sise dans le quartier Lafayette, la masjid al fath . Le terme arabe fath, passé en français courant par le truchement du mouvement de libération de la Palestine – dont il constitue l’acronyme inversé – signifie « conquête », au sens étymologique d’ouverture, la conquête représentant « l’ouverture à l’islam » d’un territoire nouveau ; il désigne dans la littérature classique les guerres de conquête fulgurantes menées par les premiers cavaliers musulmans au VIIe siècle pour soumettre à la nouvelle religion les vastes territoires qui s’étendaient de l’Andalousie à Samarcande. Cela paraissait donc tout à fait approprié en ce premier Vendredi de la reconquête de la Tunisie ci-devant laïque par un parti islamiste. Le plan touristique de la ville de Tunis remis à l’aéroport, datant de l’ère laïque, ne comportait pas la mosquée – d’autant moins qu’il était rédigé en allemand et en italien, et que les visiteurs de ces deux pays étaient davantage censés chercher sur le plan le musée du Bardo ou la Médina que ce lieu de prières moderne sans intérêt architectural. Abandonnant la voiture de location dans le quartier Lafayette, me mettant en quête de la fameuse mosquée, je suis orienté par les kiosquiers, distributeurs d’essence et autres marchands à la sauvette dans les directions les plus diverses – après un instant d’hésitation pendant lequel ils se demandent si je suis un dévot syro-libanais, ce qui correspondrait mieux à mon look, ou un pieux égyptien, à mon accent. Dans la plupart des villes arabes, la population servile et mercantile est faite de banlieusards lointains, d’émigrants ruraux récents, qui colonisent pendant la journée, afin de gagner quelque argent, une cité qu’ils ne connaissent pas et dont la toponymie leur demeure culturellement étrangère. Alors que je tourne en rond, un mendiant me fait la manche : il est assez bien mis pour sa condition, la barbe taillée. Je lui propose de me conduire à la mosquée Al Fath en échange de l’obole demandée, ce qu’il accepte volontiers.

Il s’exprime civilement, et sort même quelques phrases en français grammatical dans la conversation, une fois qu’il m’a demandé ma nationalité et s’est convaincu que je n’étais ni Syrien ni Egyptien – peut-être me prend-il pour un converti européen à la recherche d’une mosquée où accomplir ses dévotions, pour l’un de ces néo-renégats dont les médias arabes font grand cas dans leur représentation lancinante d’un monde contemporain qui se soumettrait irrépressiblement à l’islam. Nous cheminons le long des voies du tramway, le «TransTu», que le dialecte local nomme mitro. Je lui demande les circonstances de sa réduction à la mendicité, qui m’intrigue. Exhibant ses deux mains partiellement entourées de bandages, il m’explique qu’il était menuisier à Tripoli, a été accidenté à l’occasion de la guerre récente et est rentré en catastrophe, sans le sou pour faire vivre sa femme et quatre enfants. Tunis est plein de ces chemineaux rapatriés de Libye, qui ont tout perdu. A-t-il voté lors des élections ? «Bien sûr !». Pour qui? «Nahda, évidemment !» Qu’en attend-il ? « La première chose, c’est le changement de la vêture des femmes (taghyir libass al mar’a), nous sommes un pays musulman ! ». Pour illustrer son propos, il me désigne de ses mains couvertes de bandages les femmes qui nous croisent le long des rails du mitro, et les classe en deux catégories : muhtaram (respectable) ghayr muhtaram (pas respectable).



Dans le premier groupe, les voilées et bâchées, un tiers environ des passantes; dans le second les autres, avec une acrimonie particulière pour celles qui portent un décolleté laissant apparaître la naissance de leur poitrine. Il agite ses bandages, très remonté, en répétant le terme arabe pour « poitrine », sadr. Il me vient à l’esprit qu’il ne peut plus guère caresser les seins d’une femme dans son état. Je lui répète ce que je viens d’entendre à la conférence de presse de Ghannouchi, qui a dit ne pas vouloir légiférer sur la vêture des femmes. Il me confie d’un air entendu: «Ça, c’est pour ne pas faire peur aux étrangers dans un premier temps, mais on va avancer graduellement ! » Il utilise une expression technique en arabe littéraire – al haraka bil tadrij– dont se sert la littérature islamiste pour désigner la conquête graduelle de la société à travers la réislamisation par le bas. Mais nous nous sommes rendus à la fameuse mosquée, je lui donne son aumône et il disparaît dans la foule en quête d’un autre chaland à baratiner.

Les fidèles ont déjà quitté les lieux, la prière est finie, il n’y a plus grand monde sur le parvis. J’attends mon jeune collègue Nabil, auteur d’une thèse et d’un ouvrage remarqués sur les oulémas saoudiens et le salafisme, qui vient d’atterrir à Tunis, et à qui j’ai suggéré de se rendre illico à la mosquée Al Fath pour assister au fameux sermon de la Victoire dont on m’avait fait si grand cas. Au sortir de l’office, il est parti dans une téléboutique argumenter avec un vendeur qui lui a refilé une puce qui ne marche pas : j’attends son retour. Devant la mosquée, un vaste étal propose un échantillon exhaustif du cru salafiste saoudien, les ouvrages de ses principaux cheikhs, qui prônent une vétilleuse orthodoxie et l’obéissance absolue aux dirigeants de Riyad. Il n’y a pas un livre de Ghannouchi ni d’aucun autre auteur que les salafistes anathématisent comme « la secte égarée des Frères musulmans». Plusieurs titres sur Libass al mar’a al muslima, « le vêtement de la femme musulmane » - aux grilles d’enceinte de la mosquée sont accrochés – comme en exercice d’application - des robes longues, des niqabs et des gants de couleur sombre. Les vendeurs portent la tenue salafiste, tunique au-dessus des chevilles en signe de modestie devant le Créateur, barbe abondante, lèvre rasée, calotte sur la tête. Je retrouve Nabil, dont le téléphone fonctionne enfin (temporairement). En réalité, comme les marchands du temple le laissaient anticiper, la mosquée Al Fath est sous contrôle salafiste, et point du tout sous celui de Nahda, comme le croyaient la plupart de mes informateurs, abusés par la contamination des piétés ostentatoires dont ils ne savent guère encore démêler les codes. Durant le sermon, l’imam, un Saoudien invité, n’a même pas mentionné le succès de Nahda aux élections. Des fidèles ont protesté, demandant qu’on s’en félicite – il s’est ensuivi une algarade avec les salafistes présents en grand nombre, qui ont traité Ghannouchi d’hérétique, on en est presque venu aux mains.


Au déjeuner tardif, dans le restaurant de l’hôtel Maison Banche, où je m’adonne sans modération au Muscat sec de Kélibia qui m’évoque certains crus de l’Hérault, je me vois interpellé par les clients de la table voisine, des vieux gauchistes tunisiens qui tiennent à m’expliquer courtoisement que je me suis toujours trompé dans ce que j’ai écrit, ayant analysé dans mes livres le déclin de l’islamisme alors qu’il triomphe partout. J’essaie de leur expliquer que j’ai argumenté comment l’islamisme s’est scindé en deux : les radicaux putschistes, qui ont suivi Al Qa’ida et ont occupé le terrain du 11 Septembre à la mort de Ben Laden, et les « centristes » contraints à s’adapter au jeu démocratique et à compromettre la pureté des principes en mettant les mains dans le cambouis électoral. Ergo, l’islamisme est cassé de l’intérieur et condamné à muter. Ils objectent au Kélibia, trop fruité, lui préférant le Chardonnay local, qui leur rappelle la piquette bue à Paris quand ils étaient employés de l’Institut du Monde Arabe, où ils ont fait valoir leur droit à la retraite par anticipation pour jouir de leur fin de vie avec un taux de change du dinar avantageux, au doux soleil de Numidie. Nous avons rendez-vous avec le Professeur Ghazi Gherairi au siège de la Haute Instance pour la Sauvegarde des Acquis de la Révolution. Sous le nom turlupiné de cette institution, qui vient de cesser d’exister dès lors que les élections pour la Constituante se sont tenues dimanche dernier, se cache la clef de la transition démocratique qu’a connue la Tunisie depuis le renversement de Ben Ali – et qui s’est passée sans accrocs majeurs ni basculement dans la guerre civile – à l’encontre des autres révolutions arabes en cours ou avortées. Selon le schéma communément admis des processus révolutionnaires, dans sa vulgate inspirée du marxisme, une fois l’ancien régime décapité, deux instances sont en compétition : d’une part un gouvernement provisoire regroupant des figures modérées de l’ordre ancien, qui voit graduellement son pouvoir s’effilocher ; de l’autre, un « Comité de Salut Public » - qui a connu diverses variantes, dont les plus connues sont les Soviets dans la Russie de 1917 ou les Komiteh (du français Comité) dans l’Iran de 1979. Cette dernière instance, en recourant à la « violence révolutionnaire », évince progressivement la première et favorise l’arrivée au pouvoir des classes sociales nouvelles ou de ceux qui s’en arrogent la représentation – le prolétariat et le parti communiste à Moscou, les «déshérités» et le parti khomeiniste à Téhéran. A Tunis, la Haute Instance a servi, en quelque sorte, de rempart entre les deux : elle a conquis, par son travail, sa capacité à agréger toutes les sensibilités politiques en son sein sur la base de la cooptation, une grande légitimité, qui a fait d’elle une autorité de dernier recours dans laquelle les forces antagoniques du pays ont eu confiance, en dépit de tous les tiraillements. Aucune instance comparable n’a pu jouer pareil rôle dans les autres pays arabes entrés dans une dynamique révolutionnaire qui apparaît à ce jour plutôt erratique. La Haute Instance a contribué à éviter les risques de guerre civile, notamment après les violentes manifestations des laissés-pour-compte contre le siège du gouvernement, à la Kasbah de Tunis.

Comment cela s’explique-t-il? Probablement par la place que tient en Tunisie la classe moyenne urbaine éduquée – un acquis du bourguibisme – qui a su trouver en son sein des porte-parole capables de se démarquer radicalement du régime de Ben Ali: des animateurs des associations de droits de l’Homme, des représentants des syndicats et de la société civile, des universitaires qui avaient su jouer de leurs franchises pour éviter les compromissions avec le dictateur tout en maintenant leur enseignement à la faculté pour continuer à éduquer, envers et contre toutes les vicissitudes, les générations nouvelles. C’est du reste les juristes – pour la plupart formés en France, mais également férus de droit islamique – qui ont été l’âme de la Haute Instance. Le professeur Gherairi, avec qui nous échangeons ces réflexions, est juriste constitutionnaliste, ancien porte-parole de l’Instance, et bras droit du Professeur Yadh Ben Achour, qui la présida. J’ai pris un petit déjeuner très matinal avec ce dernier le matin même, dans la grande demeure familiale des Ben Achour à La Marsa, voisine de la Maison de la Plage où je réside. Nous nous connaissons depuis longtemps, et il m’a confié la publication de ses deux plus récents ouvrages dans la collection «Proche-Orient» aux Presses Universitaires de France. La demeure, qui en impose, dans son parc, avec les statues de lions, est sise rue Ben Achour : elle est partagée entre les diverses branches de la famille, qui descendent d’une lignée de savants, de lettrés et d’oulémas de premier plan venus d’Andalousie. Le père de Yadh fut l’une des principales figures de l’Université islamique de la Zitouna, puis devint le premier mufti de la République tunisienne indépendante. Il joua un rôle essentiel pour légitimer au nom de l’islam le Code du statut personnel de Bourguiba, fondement de l’égalité entre l’homme et la femme, et en faire admettre les dispositions progressistes dans un pays musulman face aux 
religieux plus rétrogrades qui avaient l’oreille de la masse. Son fils a pareillement pris rendez-vous avec l’Histoire : lui qui avait démissionné de toutes ses fonctions à responsabilité lorsque le régime de Ben Ali prit son tour dictatorial, entra en juriste dans la marche de la Révolution, jouissant du double respect que lui valaient son nom et son prénom. Là où le père avait trouvé dans sa lecture de la tradition religieuse un islam de l’esprit qui accompagnait l’émancipation féminine, battant en brèche l’islam de la lettre qui favorisait domination masculine et défense des positions de pouvoir acquises, un enjeu majeur des années 1950, le fils dut frayer une voie qui inscrivait dans la loi l’impossibilité de la dictature tout en veillant à ce que celle-ci ne puisse être remplacée par les tentations arbitraires du populisme islamiste – le défi par excellence des révolutions arabes des années 2010. Car la classe moyenne libérale a su mener à bien la transition, quasiment sans effusion de sang ; mais elle n’a pas remporté pour autant les élections, que les islamistes de Nahda ont gagnées haut la main. Néanmoins, en faisant adopter le principe du scrutin proportionnel au plus fort reste, les juristes de la Haute Instance ont «proportionné » en effet ce succès, contraignant Nahda, avec 40 % des voix et 89 élus sur 217 à mettre en oeuvre une coalition de gouvernement avec les forces laïques– et à fonctionner selon les règles de la démocratie sortie des urnes. Si les islamistes ont été contraints d’accepter ces règles, c’est que leurs dirigeants savaient bien que l’avenir de la Tunisie passait par leur insertion dans le processus démocratique, qu’ils ne pourraient gérer ce pays en s’en emparant comme le firent les islamistes iraniens ou comme en rêva le FIS algérien vingt ans plus tôt. C’était aussi parce qu’une partie de ces dirigeants appartiennent également aux classes moyennes, fussent-elles pieuses, et que la perspective d’un bouleversement social radical les effrayait, les poussant à trouver un modus vivendi avec les classes moyennes libérales.

Samedi 29 octobre

Rendez-vous a été pris à Montplaisir avec la pharmacienne So’ad Abdel Rahim, tête de liste de Nahda élue dans la circonscription de Tunis II, dans laquelle ont été regroupés les quartiers résidentiels. « Montplaisir» est le nom d’un quartier de la Tunis coloniale des Français au temps du protectorat – du reste les noms français des rues et des quartiers cohabitent assez harmonieusement avec les noms arabes, contrairement à l’Algérie où la fureur nationaliste a éradiqué les anciennes plaques de rue, mais les Algérois ou les Oranais continuent à user en dialecte des noms anciens, ignorant, parfois délibérément, l’appellation nouvelle pour marquer leur mépris pour l’idéologie de la caste au pouvoir. Tunis compte même une «rue Alain Savary» - le dirigeant socialiste décédé en 1988 fut secrétaire d’Etat aux affaires marocaines et tunisiennes lors de l’indépendance de 1956 et démissionna pour protester contre l’enlèvement de Ben Bella – mais je me demande si le gouvernement Nahda va laisser survivre longtemps une plaque de rue au nom du ministre de Mitterrand qui dut démissionner en 1984 face au raz-de-marée des partisans de « l’école libre» opposés à son projet d’unification de l’enseignement public et privé – cinq ans avant que le port du voile à l’école ne remplace la question catholique comme irritant majeur de la laïcité en milieu scolaire ? Mais «Montplaisir» est devenu aussi, dans l’idiolecte des vainqueurs des élections et de la classe journalistique tunisienne, la synecdoque désignant le siège du parti Al Nahda, installé dans un immeuble de bureaux moderne de six étages sis dans le quartier homonyme – la rumeur de Tunis dit que le Qatar, champion de la cause du parti, aurait réglé la caution et un loyer de 10 000 € mensuels, d’autres estiment que Nahda est assez financé par la bourgeoisie tunisienne désormais pour n’avoir pas besoin de recourir à des fonds étrangers. So’ad Abdel Rahim a été pendant de longues années une activiste des droits de l’homme sur les campus tunisiens, et c’est ainsi qu’elle a fait la connaissance des militants islamistes qui étaient devenus les cibles par excellence de la répression, et a fait un bout de chemin avec eux.

Elle ne porte plus le voile depuis qu’elle est devenue la présidente d’un groupe pharmaceutique – et avec ses cheveux teints auburn au brushing soigné, sa voix de mezzo-soprano, le mouvement de ses longues mains à l’appui de ses propos, son tailleur-pantalon bien coupé, ses yeux clairs et son sourire, elle dégage la séduction de certaines actrices du cinéma arabe contemporain. Il n’en a pas fallu davantage pour que ses adversaires en fassent trop rapidement un hybride entre « ravissante idiote» et « idiote utile » que Nahda aurait mise en avant pour envoûter les classes moyennes libérales de Tunis II et s’assurer leurs suffrages. Elle est devenue en peu de temps une star des réseaux sociaux. J’ai l’habitude de laisser mes interlocuteurs choisir de s’exprimer dans la langue qu’ils souhaitent, construisant ainsi notre dialogue à travers la projection de soi qu’ils préfèrent, et la représentation de moi-même qu’ils se façonnent. Il y a parfois des expressions en arabe que je ne comprends pas, mais la déperdition partielle, factuelle, de sens, est compensée par l’immense gain de signification global, le mode de formulation des idées dans la grammaire conceptuelle de l’arabe, le jeu des connotations, qui construisent une représentation du monde restant largement intraduisible comme telle. Au Maghreb, dont je ne maîtrise pourtant pas les dialectes, l’intonation égyptienne de l’arabe soutenu, non vernaculaire, que je m’efforce de parler, met spontanément à l’aise des interlocuteurs dont l’imaginaire linguistique familier a été nourri depuis l’enfance de téléfilms égyptiens. Au risque parfois du malentendu, créant une connivence langagière exagérée, lorsqu’elle bascule, au nom de cette familiarité imaginaire recréée, vers l’usage débridé du dialecte local que je suis donc censé connaître, dans l’esprit de mon interlocuteur – mais que je peine en réalité à maîtriser. C’est le cas aujourd’hui. L’élue de Nahda s’exprime de sa voix melliflue dans un parler tunisois rapide qui me fait penser à la fréquence Mosaïque FM de ma voiture de location, dont je ne suis pas assez familier pour restituer les mots en arabe classique, les métathèses quantitatives du patois faisant disparaître les voyelles, en restituant d’autres, introduisant un terme dérivé du berbère avant une expression en français. Paradoxalement, ce niveau de langue a été fustigé par les puristes de Nahda, qui l’ont qualifié de «yaourt», exigeant son remplacement par l’arabe classique solidement et exclusivement charpenté avec les vocables du Coran ; je me demande pourquoi elle n’a pas choisi de basculer complètement vers le français, qu’elle doit parfaitement parler, au terme de ses études de pharmacie. J’en comprends toutefois assez pour entendre son insistance à me persuader que Nahda a parfaitement intégré les règles de la vie démocratique - et aussi m’expliquer que la cause des femmes est primordiale, mais que la moralité de celles-ci doit être préservée à tout prix et que la famille est le pilier de la société musulmane.

Je me rends compte soudainement à qui elle me fait penser : Sarah Palin, prix de beauté et ancienne candidate républicaine à la vice-présidence américaine, championne des valeurs morales conservatrices. Quelques jours après notre rencontre, le 9 novembre, elle précisera sa pensée dans un entretien à Radio Monte Carlo en arabe, en qualifiant les mères célibataires d’«infamie pour la société» - déclenchant une avalanche de commentaires et s’attirant le surnom de «Soad Palin». Retour à l’hôtel Mechtel – pour un entretien avec Hamadi Jabali, que le parti a désigné comme son candidat au poste de Premier ministre. Cet ingénieur de 61 ans a fait les Arts et Métiers à Paris, option «thermodynamique appliquée au chaud et froid et aux énergies nouvelles et renouvelables ». C’est à la Cité Universitaire d’Antony que ce fils de nationaliste arabe dont le père avait été condamné sous Bourguiba, puis s’était exilé en France, est devenu militant islamiste dans les années 1970, au contact de Rached Ghannouchi et des premiers activistes du Mouvement de la Tendance Islamique d’alors, qui se frottaient aux marxistes-léninistes tunisiens en exil eux aussi – les uns en terre d’impiété, les autres dans la patrie de l’impérialisme et du néocolonialisme. Certains des ML ont basculé dès lors dans l’islamisme, y apportant leur vision de la lutte des classes en contrepartie d’un accès aux masses populaires sourdes au matérialisme historique et n’entendant que le langage de l’islam. J’avais entrepris dans ces années des études d’arabe à l’Université Paris III Censier – seul Français de sexe masculin dans un petit groupe d’étudiantes en filière « renforcée » (pour non arabophones) qui se partageaient entre des «beurettes» (le terme n’était pas encore usité) à la recherche d’une langue et d’une identité valorisées que leurs parents dialectophones ne pouvaient leur transmettre, et de jeunes « Françaises de souche».

Ces dernières couchaient toutes avec les marxistes-léninistes tunisiens inscrits en filière arabophone pour obtenir la carte de séjour étudiant, et souhaitaient partager le combat de leur amant (qui les épouserait ensuite pour obtenir les papiers français) par une fusion linguistique et culturelle. L’une d’elles, quand nous nous réunissions dans mon petit logement d’étudiant pour réviser ensemble les racines arabes autour d’un casse-croûte, avait un jour cessé de boire la piquette que nous nous cotisions pour acheter chez l’épicier djerbien de la Butte-aux-Cailles et nous avait fait part de son intention de se convertir à l’islam, par osmose avec son homme qui avait glissé du Capital vers le Coran. Cette porosité entre islamisme et gauchisme se retrouvait aussi parmi les étudiants iraniens en France, sous les auspices intellectuels d’Ali Shariati, traducteur des Damnés de la Terre de Frantz Fanon en persan, où il avait rendu les termes d’ « oppresseur » et d’ « opprimé » par les vocables coraniques d’ «arrogant» [mostakbir] et de «déshérité» [mostad’af].


D’emblée, Hamadi Jabali, l’ancien Gadzarts logé à la Cité U d’Antony, définit son combat par différenciation de l’islamisme radical – et après quelques mots échangés en arabe, il s’exprime dans son français très précis d’ingénieur, désireux de bien se faire comprendre et de transmettre le message du mouvement – tandis qu’il a déjà la certitude de devenir prochainement Premier ministre. Nous passerons une heure et demie ensemble, et je ne cèderai la place qu’à un envoyé du Parti de la Réforme Sociale – la branche koweïtienne et très fortunée des Frères musulmans, qui insiste plusieurs fois pour obtenir son rendez-vous retardé. Jabali, qui a passé plus du quart de sa vie en prison, dont dix ans en isolement, est de naturel affable, a le sens de l’humour et l’apprécie chez son interlocuteur – peut-être un souvenir de l’argot gadzarique, l’Argad’z, propice à l’ironie – et me pose volontiers la main sur le genou pour attirer l’attention sur un point important.

Son langage corporel contraste avec sa vêture austère – le costume noir pas très tendance qu’affectent la plupart des cadres des Frères musulmans à travers le monde, des Français de l’UOIF aux Egyptiens : je me suis parfois demandé s’ils avaient un tailleur obligé, dans une arrière-boutique du Caire, qui leur coupait un modèle unique et suranné – un peu à la manière des membres du politburo de la défunte URSS. Nul doute que la primature va le relooker – surtout s’il prend la distance qu’il proclame par rapport à l’appareil des Frères musulmans et leur idéologie. Interrogé pour savoir si la révolution tunisienne est le résultat de l’échec de Ben Laden dans sa stratégie de conquête du pouvoir par le jihad armé, Jabali indique que, face aux souffrances causées par la dictature et l’injustice, l’approche de Nahda n’est pas la violence – contrairement aux islamistes algériens qui répondirent par la riposte armée et échouèrent au cours des années 1990.

En Tunisie, Nahda a supporté l’injustice, patienté, sans tomber dans le piège consistant à riposter à la violence par la violence. Et l’alternance qu’ont apportée les urnes doit se traduire par plus de liberté. Jabali évoque ce qu’il appelle le «dialogue autocritique intérieur» de Nahda, qui au regard de l’échec des Algériens et des Egyptiens et des succès des Turcs, a conduit le principal parti islamiste tunisien à refuser la violence et aller vers toujours plus de démocratie et de liberté – dans l’espoir que l’Europe et les Etats-Unis apportent leur soutien au futur gouvernement Nahda, par leurs paroles et leurs actes, pour renforcer ce choix.

Cette «autocritique» sur laquelle Jabali passe rapidement a affecté en profondeur l’organisation pendant les décennies 1990 et 2000, et conduit à la cohabitation difficile en son sein de différentes tendances, sur un spectre qui allait du primat de la démocratie et prenait pour modèles les partis démocrates-chrétiens européens, au projet d’application intégrale de la chari’a dans son sens littéral, en passant par des conceptions du parti qui allaient de la fétichisation de l’appareil, de l’obédience absolue, et de la langue de bois, à la manière des partis communistes ou fascistes d’antan, et de la tradition des Frères musulmans telle qu’elle a toujours cours en Egypte – au pluralisme interne des partis politiques européens.

Cette dernière option a été notamment développée pendant les décennies de côtoiement de la vie politique française surtout, mais aussi anglaise, par les exilés. Certains ont estimé que Nahda restait dominée par les apparatchiks (le tanzim en arabe) et que l’évolution vers la démocratie se ferait à l’extérieur: ainsi du cheikh Abdel Fattah Mouro, l’un des fondateurs du parti, et de Hmida Ennaifer, qui a fondé la revue 15x21 – en référence aux siècles hégirien et grégorien. Tous deux en sont sortis, mais ils ont été balayés aux élections par la déferlante de Nahda, les électeurs ayant massivement apporté leurs suffrages au parti organisé. Les clivages, qui restent très profonds, à l’intérieur du parti, ont été mis sous le boisseau afin de mobiliser toutes les énergies pour la victoire électorale d’octobre 2011, mais les observateurs informés s’attendent qu’ils ressurgissent avec les choix difficiles du gouvernement de cohabitation durant l’année de la Constituante.

Jabali a construit sa position de force dans le parti à la fois en tenant l’appareil, en interne, et en proposant en externe un discours d’ouverture – malgré son dérapage sur l’établissement d’un «sixième califat» quelques jours après notre entretien – qui devait lui valoir bien des attaques et de l’ironie, et dont nous traiterons plus loin. Il adopte une sorte de posture à la Gorbatchev – et a comparé la mutation de l’islamisme en Tunisie au passage du Komintern à la SFIO, se réclamant de l’expérience du Parti Socialiste français, avec sa multiplicité de courants, d’approches, d’idées et d’expériences, ainsi que de la mutation des formations islamistes turque, indonésienne et malaisienne.

A l’entendre, le problème des Frères musulmans – de l’inspiration originelle desquels ils se réclame mais auxquels il ne s’identifie plus – vient de leur confusion entre politique et religieux au sein d’une même organisation, du tanzim (l’appareil) - comme les communistes là encore qui confondaient idéologie et mobilisation au sein du parti léniniste. A l’entendre, Nahda a découplé les deux fonctions : au mouvement [haraka], plus restreint, la prédication [da’wa] ; au parti [hizb], plus large, la politique, le jeu politique avec des outils exclusivement politiques. On peut adhérer au parti sans se reconnaître dans le mouvement, en étant pratiquant ou non, musulman ou non, voilée ou non – le parti se veut «civil» [madani]. Ce dernier terme est le dernier mot à la mode dans l’ensemble des révolutions arabes, et il a un côté attrape-tout chargé d’équivoques. Comme sa traduction française, il s’oppose à «militaire» et veut incarner des valeurs de «civilit» face à la violence confuse des foules mal dégrossies qui constituent l’espace politique arabe prédémocratique.

Dans l’arabe madani il y a aussi des connotations d’urbanité – par opposition aux moeurs sauvages des bédouins et des montagnards, ainsi que des islamistes radicaux, tous enclins à recourir à la violence. Les islamistes du courant «centriste» [wasatiyya] comme le cheikh égypto-qatari Youssef al Qardhawi ou Ghannouchi en font usage comme une ultime concession face aux laïques et aux libéraux pour indiquer que l’Etat ne sera pas théocratique – et ne pas prononcer le terme abominé de laïcité [alimaniyya], qui représente pour eux le danger suprême, car il frappe d’illégitimité leur posture fondée sur des principes d’organisation sociopolitique inspirés du Livre sacré.

La polémique contre la laïcité est menée avec vigueur par les islamistes pour discréditer leurs adversaires : elle identifie celle-ci à la fois aux régimes dictatoriaux renversés ou à renverser – certains, comme le ba’ath irakien ou syrien se réclamaient en effet autrefois de la laïcité (avant d’instrumentaliser l’islam)– et à «l’islamophobie» européenne, stigmatisée pour son refus du port du voile à l’école ou du niqab dans l’espace public, dénoncés comme liberticides. Cela a mis les forces laïques du monde arabe mal à l’aise, et elles se réfugient à leur tour dans une posture défensive, sous le parapluie de «l’Etat civil » d’où elles débusquent ce qu’elles nomment le «double discours» [izdiwaj al khitab] des islamistes «modérés» qui n’useraient du cache-misère conceptuel de la «civilité» que pour mieux endormir leurs adversaires et préparer l’instauration de l’Etat islamique pur et dur, montrant le coin de l’oreille en de multiples occasions.

Ainsi de «So’ad Palin» stigmatisant les mères célibataires, ainsi également de Jabali lorsqu’il présenta, dans un meeting tenu en sa ville natale de Sousse devant les sympathisants du mouvement, deux semaines après notre entretien, le 16 novembre, son projet de gouvernement comme un «sixième califat».

L’ensemble des non-islamistes furent prompts à dénoncer la dérive théocratique, antirépublicaine et antidémocrate dont ces propos contenaient selon eux la menace – le calife exerçant son pouvoir de manière autocratique au nom de la légitimité religieuse conférée par les oulémas. Pour leur défense, Jabali et l’appareil de Nahda dûment mobilisé à cette fin répliquèrent par un tir de barrage nourri, à la hauteur du «bug» dans la communication bien huilée qui avait jusqu’alors prévalu. Il fallait entendre la formule dans son sens figuré, dans le référentiel propre aux militants nourris de culture islamique, expliqua-t-on, un tantinet embarrassé: au lieu de se focaliser sur «califat», il fallait bien comprendre «sixième».

En effet, après les quatre «califes bien guidés» qui succédèrent au Prophète et que la vulgate islamique sunnite considère comme des parangons de vertu politique, les autres califes furent tenus en assez piètre estime– respectés pour maintenir l’Empire islamique face à ses ennemis, mais faisant de nécessité vertu, car ils étaient parvenus au pouvoir par la succession dynastique ou un coup de force armé et vivaient dans la corruption; la tradition considère que le calife omeyyade Omar Ibn Abdelaziz, qui régna trois petites années, de 717 à 720 – aurait été un modèle d’émulation, ce qui valut à cet oiseau rare le surnom de «cinquième calife bien guidé».

Il aurait à la fois lutté contre la corruption que procuraient les razzias tous azimuts du pouvoir islamique au nom des injonctions de la piété, mais également instauré un gouvernement strictement inspiré d’une interprétation rigoriste de la religion – interdisant notamment la mixité dans les hammams et les débits de boissons alcoolisées (l’empire islamique omeyyade était peuplé d’une majorité de non-musulmans).

C’est dans la filiation «vertueuse» d’Omar que Jabali voulait inscrire son projet politique et le rendre compréhensible et acceptable par une base militante barbue et voilée préoccupée par un discours public du futur Premier ministre si imprégné de vocabulaire démocratique à l’occidentale qu’il en apparaissait comme trop éloigné des valeurs islamiques – laissant ainsi la voie libre à la montée de l’opposition salafiste à Nahda, celle qui commence à se mobiliser pour chasser les enseignantes en jupe des campus universitaires et exige que les étudiantes puissent venir suivre des cours à la fac et passer les examens le visage recouvert du niqab.«Taghyir libass al mar’a» - changer la vêture de la femme, comme le réclamait avec insistance le mendiant et électeur de Nahda qui m’avait guidé jusqu’à la mosquée Al Fath le vendredi suivant la victoire des islamistes aux élections.

G.K.

1 commentaire:

  1. Gilles Kepel donne quelques clefs pour comprendre se qui se produit en Tunisie depuis l'arrivée d'Ennahdha au pouvoir.
    Instructif .... mais inquiétant.

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