dimanche 8 décembre 2013

Géopolitique de la menace terroriste en Tunisie

Ou quand les puissants instrumentalisent terrorisme et islamisme à des fins néo colonialistes.

Directeur de Global Prospect Intelligence

La révolution arabe initiée en 2011 met en question les Etats établis ou restaurés au cours du XXe siècle et qui ont échoué à se hisser au rang d’Etats modernes, n’ayant pu affranchir le citoyen de la misère et de la peur, assurer le progrès social et politique, ni garantir la sécurité et l’intégrité des territoires arabes. Nous allons vers un nouvel ordre post-colonial ! La révolution exprime l’exigence d’un sursaut de civilisation dans un sens à la fois politique, économique, social et éthique.

Aggravation des déséquilibres au Maghreb, percée de l’islamisme radical et du jihadisme, éclatement d’un foyer d’instabilité au Sahel menaçant la stabilité et la sécurité des pays du Maghreb sur le long terme, course à l’armement initiée par l’Algérie depuis 2006, gel du Grand Maghreb aggravant sa dépendance économique et stratégique, entrée de la zone euro en récession et restructuration en cours de la scène moyen-orientale sur fond de tensions croissantes, constituent autant de défis cruciaux pour la Tunisie en transition démocratique.

La Tunisie est à la croisée de trois champs géopolitiques : le Maghreb et sa profondeur sahélienne, la Méditerranée et l’Europe et le monde arabo-musulman. 

C’est à travers le système de crises (sécuritaire, politique, économique et sociale) usant l’Etat et le corps social tunisien et les profonds bouleversements géopolitiques restructurant le voisinage tunisien que doit être analysée la montée en puissance du terrorisme menaçant la sécurité nationale tunisienne et hypothéquant la transition démocratique du pays.
Grille de lecture
Face à la complexité de la menace terroriste, la prudence doit guider tout effort de recherche. Deux questions s’imposent:
  • Quelle est la part relevant du local et la part s’inscrivant dans une dimension globale établissant un lien avec une  «internationale» terroriste?
  • Quelle est la part authentique (combattants instrumentalisés, simples pions sur un échiquier, mais fondamentalement imprégnés par l’importance de leur cause) et la part manipulation et instrumentalisation (groupe infiltré par des services secrets étatiques et dont les actions téléguidées répondent à un agenda loin de toute foi islamique) ?
Le terrorisme islamiste semble combiner une part d’authentique et une part de manipulation par des services étatiques et des sources obscures(1) .

En ce sens, il convient d’établir une distinction entre commanditaires avisés, poursuivant des objectifs stratégiques ou personnels et les exécutants instrumentalisés. Cette distinction est au cœur du raisonnement : il ne s’agit pas de nier la réalité d’authentiques jihadistes mus par une volonté de lutter contre un Occident impie attaquant des terres d’islam, mais de ne pas s’en contenter. Il est utile de prendre en considération les stratégies secrètes d’acteurs divers poursuivant des intérêts loin de toute foi religieuse, encore plus de l’islam. Le chômage et les injustices sociales, conjugués à l’absence de progrès économiques et sociaux, jouent en faveur des commanditaires et de la persistance du terrorisme. En outre, la stratégie occidentale de harcèlement et de stigmatisation des musulmans alimente le choc Occident-Islam et favorise l’endoctrinement et le recrutement des exécutants.
Les facteurs internes
Divers facteurs structurant la scène tunisienne post-révolutionnaire s’avèrent favorables à un enracinement d’éléments jihadistes ayant recours au terrorisme:
  • Le net affaiblissement de l’Etat traversant une crise structurelle usant ses capacités de résistance et de lutte;
  • La dispersion des moyens et l’absence de stratégie cohérente et globale de lutte contre le terrorisme fédérant les moyens sécuritaires mais également économiques et sociaux afin de mettre en avant le concept de sécurité globale et humaine;
  • L’affaiblissement de l’appareil sécuritaire tunisien, notamment quant à la dimension renseignement et anticipation, pierre angulaire de toute stratégie efficace de lutte contre le terrorisme (absence de centralisation du renseignement stratégique : détection et neutralisation de la menace, d’organes d’exécution sûrs (non infiltrés) et efficaces (mobilisables rapidement et travaillant de manière coordonnée);
  • La dégradation de la situation économique et sociale amplifiant les capacités des groupes terroristes en termes d’endoctrinement et de recrutement;
  • La pauvreté et la croissance du chômage touchant principalement les jeunes (absence de perspectives d’avenir);
  • La corruption et la montée en puissance des trafics illégaux et de l’économie informelle offrant un levier de financement aux groupes terroristes. Plus globalement, nous assistons à une infiltration progressive du crime organisé transnational, limité à ce stade à un état embryonnaire du fait de la sauvegarde, en dépit de la crise, de certaines capacités de résistance de l’Etat tunisien (Administration, etc.);
  • Les ambigüités relativement à la législation applicable : frilosité du ministère de la justice quant à une application rigoureuse de la législation antiterroriste dans le cadre du respect des Droits de l’Homme;
  • La montée de l’extrémisme religieux et du salafisme prenant le contrôle de centaines de mosquées amplifiant les capacités d’endoctrinement et de recrutement;
  • L’affaiblissement de la coopération avec des partenaires clefs à l’échelle régionale et internationale du fait d’une relative détérioration de la confiance;
  • En dépit de la prudence inhérente à toute gestion de phase transitoire, laxisme, voire complicités remontant au plus haut niveau de l’Etat prêtant à interrogations alors que la situation exige fermeté en conformité avec les lois de la République à l’égard de toute organisation basculant dans la violence armée aveugle : ambigüités quant à une réelle volonté politique de la Troïka relativement à la lutte contre le terrorisme hypothéquant l’avenir du pays.
L’environnement géopolitique
La Tunisie est confronté à court terme à un ordre régional déphasé, fragmenté, marqué par des inégalités relativement aux étapes du processus démocratique et susceptible, selon l’évolution de la situation, d’aboutir à une reconfiguration de la carte régionale, le tout sur fond d’ingérences étrangères et d’enracinement du terrorisme et du crime organisé transnational.

A l’Est, la Libye s’érige en foyer terroriste doublé d’un sanctuaire pour les commandos qui menacent ouvertement la sécurité du Maghreb et du Sahel. Suite à l’opération Serval, les unités armées se sont regroupées - opérant un repli tactique - dans le sud libyen livré à l’anarchie. La problématique terroriste n’a été que déplacée, ouvrant la voie à une restructuration de la région pour une longue période d’instabilité. En effet, les groupes terroristes et mafieux bénéficient d’appuis au sein de la hiérarchie libyenne débordée, laquelle peine à affirmer son autorité sur les vastes étendues du sud. Le désert libyen est livré au chaos et à la loi de milices en rivalité pour le contrôle des armes et des trafics. En effet, outre les jihadistes du nord du Mali, repliés vers le sud libyen, l’attaque d’In Amenas a révélé l’existence de connexions avec des groupes essentiellement composés de vétérans du GICL(2)  enracinés en Cyrénaïque. Par ailleurs, de nombreuses sources révèlent la multiplication de camps d’entraînement disséminés entre Derna, au Nord, et le grand sud. Ce couloir constitue l’un des axes empruntés par les trafics pour rejoindre les rivages européens, notamment italiens. 

Plus précisément, l’opération Serval a provoqué une réorientation du trafic de drogue en provenance d’Amérique latine, suivant un axe Nigéria-Niger-Libye, évitant le Mali étroitement surveillé. Comme le souligne Bernard Lugan, «à partir du nord du Nigéria avec Boko Haram jusqu’à Benghazi et Derna, tout le trafic, dont celui de la drogue et celui des migrants, est désormais contrôlé par les islamistes»(3) . Les attaques menées depuis la Libye contre une garnison nigérienne à Agadez et contre un site d’Areva à Arlit, le 23 mai 2013, sont révélatrices de ce redéploiement. La Libye s’érige ainsi en épicentre de la menace terroriste et criminelle.

Du reste, la polarisation Sahel-Libye donne de la résonance aux forces centrifuges travaillant l’Etat libyen. La Cyrénaïque, riche de ses ressources énergétiques, pourrait basculer vers l'Égypte, ouvrant une brèche dans la géopolitique régionale. Le 6 mars 2012, Ahmed Zubair Senoussi fut élu émir par les chefs des tribus de Cyrénaïque, acte politique signifiant la progression de l’option fédérale. Initialement motivés par des revendications d’ordre pécuniaires, les blocages successifs de la production pétrolière résultent en réalité de conflits entre tribus sur fond d’enjeux autonomistes et séparatistes. A ce jour, les pertes pour l’Etat libyen sont estimées à 13 milliards de dollars. En effet, le gouvernement a redouté de prendre des mesures énergiques craignant de s’aliéner de puissantes tribus contrôlant la côte est du pays et mues par un fort sentiment autonomiste, à l’instar des Mgharba. Plus précisément, Tripoli, à l’image du Kurdistan en Irak, craint de perdre le contrôle des réserves pétrolières de Cyrénaïque si la région penchait pour l’option fédérale ou autonomiste. Parallèlement, les puits pétroliers ont créé de nouvelles territorialités tribales nourrissant les convoitises et les divisions ancrées dans le temps long de l’histoire et gelées durant la période Kadhafi. Ni le Conseil National de Transition ni les gouvernements en place avant et après les élections législatives du 7 juillet 2012 n’ont pu surmonter ces forces déstructurantes qui ressurgissent du fond de l’histoire libyenne.

Le drame libyen n’est pas terminé. Aujourd’hui, à l’image de l’Irak, la Libye, scindée en trois entités elles-mêmes fracturées et divisées, mène une lutte acharnée pour maintenir son unité. L’enlèvement du premier ministre libyen, Ali Zeidan, le 10 octobre 2013(4)  - par des milices contestant la capture le 5 octobre 2013 par un commando américain des forces Delta du terroriste Abou Anas Al-Libi à Tripoli - et les combats à l’arme lourde le 15 novembre 2013 dans la capitale - opposant principalement les milices de Misrata, de Tripoli et de Zentan - traduisent la déliquescence de l’Etat libyen. L’exacerbation des tensions et des conflits entre milices visant à s’assurer le contrôle des richesses du pays, des trafics et du pouvoir politique sur fond de sécessionnisme et de montée en puissance des islamistes radicaux menace durablement l’unité de la Libye et la stabilité régionale.

Cette situation pèse directement sur la sécurité de la Tunisie, mais également de l’Algérie, du Niger et du Tchad. L’effondrement libyen use les capacités tunisiennes de résistance face à la menace terroriste. L’avenir de la Libye, proche des foyers de tension et de vulnérabilité que sont le Darfour, l’espace toubou, le fondamentalisme islamiste de Boko Haram et l’Egypte, est au cœur de l’équation sahélo-maghrébine. Dans l’éventualité d’une insurrection jihadiste en Egypte, le sud-ouest du pays pourrait constituer un nouveau foyer d’instabilité dans le prolongement du sud libyen vers le Tchad, la République centrafricaine (RCA) et le Nigéria. La contagion n’est qu’une question de temps, l’insécurité s’étant d’ores et déjà propagée dans la région tchado-nigériane à la faveur d’un continuum ethno-religieux transfrontalier favorable. Le Niger est en alerte. Enfin, l’effondrement de la RCA et l’instrumentalisation nouvelle du fait religieux opposant chrétiens et musulmans élargit l’espace de crise et nourrit les facteurs de tension. Comme le souligne Bernard Lugan, « la RCA constitue désormais un nouveau foyer crisogène en relation avec l’aire de déstabilisation du Soudan, cette dernière en relation avec celle de la Somalie. C’est donc toute une partie de l’Afrique qui s’embrase ou qui menace de s’embraser »(5) . Une vaste zone grise prendrait ainsi forme reliant horizontalement l’océan Atlantique à l’Egypte et au Soudan et, verticalement, l’Afrique du Nord à l’Afrique de l’Ouest. En ce sens, la stabilisation de l’espace sahélien ne pourra être effective qu’au prix de la neutralisation du foyer terroriste dans le sud libyen irradiant vers l’ensemble des pays voisins. Nul doute que cette situation impactera directement la sécurité de la Tunisie. Cette hypothèse prend un relief particulier lorsque le Premier ministre libyen, condamnant la détérioration de la situation sécuritaire dans le pays, évoque la possibilité d’une intervention étrangère risquant d’ouvrir la voie à une nouvelle colonisation de la Libye. La boucle serait ainsi bouclée : l’intervention de l’OTAN en Libye sans tenir compte de l’après conflit et du changement de régime s’est traduite par la crise malienne engendrant elle-même un effet de souffle déstabilisant toute la scène sahélienne, situation propice à la justification d’une pénétration des puissances occidentales au détriment des puissances rivales (Russie, Chine, etc.) sur fond de lutte contre le terrorisme et le crime organisé.

Au sud, l’éclatement d’un foyer d’instabilité au Sahel menace la stabilité et la sécurité des pays du Maghreb sur le long terme. La Tunisie en subit d’ores et déjà les répercussions sur le plan sécuritaire. Il n’est plus possible de poser la problématique du Maghreb en l’isolant du flanc sud sahélien. Une concertation permanente s’impose entre les pays du Maghreb sur le présent et l’avenir de la scène sahélienne. Malheureusement, nous en sommes loin ! En effet, les pays maghrébins, en transition démocratique ou en phase pré-révolutionnaire, s’exposent aux diverses menaces projetées par le vide sécuritaire caractérisant le flanc sud sahélien amplifié par l’insécurité libyenne. La dynamique est ascendante, orientée sud-nord. L’exacerbation des tensions tribales et religieuses sur fond de rivalités régionales et d’ingérences étrangères présente le risque d’une longue période d’incertitude et d’instabilité.

D’un autre côté, les initiatives et positions divergentes des uns et des autres ternissent l’image d’un Maghreb désuni et distant de ses obligations stratégiques communes. L’Algérie, le Maroc, et antérieurement la Libye, développent des dispositifs diplomatiques, militaires et secrets obéissant à des calculs de neutralisation de l’autre. Sur fond de crise du Sahara occidental, Rabat se repositionne activement sur la scène sahélienne soulignant les limites et les contradictions de la stratégie algérienne de lutte contre le terrorisme. Le Maroc conteste ainsi l’hégémonie algérienne sur son flanc sud. Les rivalités sont vives, l’enjeu étant de s’assurer le leadership sur un Sahel tourmenté et vulnérable, mais offrant de multiples opportunités. Tous en conviennent : l’édification du « Grand Maghreb » est une nécessité régionale et un impératif dans le contexte de la mondialisation et de la multiplication des initiatives d’intégrations dans le monde. L’affirmation d’un Grand Maghreb comblerait surtout un vide stratégique tout en forçant une plus grande responsabilité internationale dans le présent et l’avenir de la zone Maghreb – Sahel. Par ailleurs, les manœuvres isolées et individuelles qui jusqu’à présent donnent l’arbitrage aux puissances occidentales ne peuvent aboutir qu’à pousser le désordre de la scène maghrébo-sahélienne jusqu’au chaos.

Au Sahel, la menace salafiste, réelle car porteuse d’un message politico-religieux, est «mise à la sauce » de toutes les problématiques locales : trafics en tous genres, recherche de rentes, rivalités politiques, conflits d’intérêts entre nomades et sédentaires (Arabes et Touaregs, Maures et Noirs), poids relatif de l’armée et des services de sécurité au sein des différents pays, appétits des grandes multinationales, rivalités entre Etats, etc. Dans ce cadre, AQMI semble être l’arbre qui cache la forêt, le terrorisme amplifié voilant les véritables enjeux. Qu’ils s’appellent AQMI, MUJAO, Ansar Dine ou autre, il s’agit d’acteurs cherchant à tirer profit du désordre sahélien. AQMI ne constitue en tant qu’entité politico-religieuse qu’un irritant aggravant les facteurs géopolitiques et géoéconomiques à la base de l’instabilité de l’espace sahélien. La menace terroriste ne doit pas masquer la défaillance politique, économique et sociale des Etats sahéliens minés par leurs faiblesses internes et par les appétits spéculatifs et rivaux des puissances étrangères.

Ce que l’on désigne sous le nom d’AQMI n’est qu’un conglomérat mafieux non homogène, composé de bandes aux intérêts disparates, souvent rivales, parfois unies quand elles sont collectivement menacées. Parcourue par des querelles de chefs mafieux, AQMI est aussi, et peut-être avant tout, une organisation de banditisme ayant érigé les enlèvements et les prises d’otages en commerce ordinaire. Vernis idéologique, l’islamisme est instrumentalisé afin de permettre à ces groupes criminels de s’enraciner et de prospérer au sein d’un espace dérégulé sur la plan stratégique. Alain Chouet abonde en ce sens: «l’action d’AQMI tient plus de la « piraterie barbaresque» (trafics d’armes, de biens de consommation divers et surtout de drogues, racket des transporteurs, commerçants et entrepreneurs, prise d’otages contre rançon, etc.) que de la doxa salafiste. Ses revendications «idéologiques » (abrogation des lois européennes sur le port du voile, libération des militants islamistes violents, etc.), d’ailleurs soutenues avec mollesse, ainsi que ses proclamations répétées d’allégeance à la mouvance de Ben Laden et d’Ayman Zawahiri semblent d’abord destinées à lui donner un paravent idéologique islamique pour ses activités criminelles»(6) .

L’islamisme radical apparaît comme étant le conduit par lequel s’enracine le crime organisé(7) . Les mouvements se revendiquant de l’islamisme aspirent principalement à contrôler les routes et les trafics prospérant grâce aux vulnérabilités fragilisant l’espace sahélien. Les mobiles profonds ne sont guère différents de ceux qui animaient au XIXe siècle leurs prédécesseurs sous couvert de religion. Par ailleurs, à travers les actes insupportables infligés aux populations locales (lapidations, amputations, destructions de mausolées, etc.), les fondamentalistes visent également à briser les structures traditionnelles d’encadrement des populations afin de mieux les contrôler et les asservir. 

Enfin, l’extrémisme islamiste s’affirme de plus en plus comme ultime refuge face aux frustrations économiques, sociales et politiques et comme alternative au modèle démocratique occidental rejeté par les populations. Les sectes islamistes fondamentalistes apparaissent comme des refuges naturels face à la décomposition des structures familiales et sociales sur fond de faillite de l’Etat et d’absence de perspectives d’avenir. Comme le souligne Alain Chouet, «tous les contestataires de l’ordre politique, économique et social de la zone – que leurs motivations soient idéologiques ou relèvent du simple banditisme – ont vite compris qu’ils devaient se réclamer d’Al-Qaïda s’ils voulaient être pris au sérieux, reconnus, respectés et si possible obtenir par leurs exploits l’aide de généreux donateurs des pays arabes les plus réactionnaires. Parallèlement, tous les gouvernements de la région ont également compris qu’ils avaient tout intérêt à faire passer leurs opposants politiques et leurs délinquants en général pour des adeptes de l’organisation mythique s’ils voulaient pouvoir les réprimer tranquillement et même avec l’assistance active des pays occidentaux»(8) .


L’enracinement d’un foyer jihadiste au Sahel se surajoutant à la Libye risque, à l’image de l’Irak et de la Syrie, d’attirer de nombreux tunisiens imprégnés par la doctrine salafiste et jihadiste et aspirant à défendre une terre d’islam agressée par les mécréants. Ces éléments sont susceptibles de revenir en Tunisie encore plus radicalisés et aguerris après leur expérience de la guerre asymétrique, constituant une grave menace à la sécurité nationale.

D’un autre côté, se dessine au Sahel un nouveau «Grand jeu» fait de manœuvres subversives et de manipulations où la duplicité et les stratégies de l’ombre sont la règle. Les développements inhérents aux bouleversements actuels ne s’arrêtent pas au seul Mali. L’appui du Qatar aux groupes islamistes témoigne d’un prolongement de la stratégie ayant déjà ciblé la Libye et la Syrie. La finalité de cette stratégie est de pousser jusqu’à son terme la logique politique du printemps arabe sur fond d’exploitation des richesses naturelles régionales. Qatar développe une stratégie singulière : ayant considérablement renforcé ses positions en Libye relativement aux ressources énergétiques, il aspire à étendre son influence au Sahel (Mauritanie et Mali) en s’appuyant sur les groupes islamistes. Quelle stratégie sous-tend cette orientation? Qatar abrite approximativement 15 % des réserves prouvées de gaz. Si l’on additionne la Russie et l’Iran, ces trois Etats détiendraient 60% des réserves prouvées à l’échelle mondiale. En aspirant à étendre son emprise sur le Moyen-Orient (Syrie) et sur le Sahara (Libye, Sahel et demain l’Algérie sur laquelle plane la menace d’une révolution arabe soutenue par Doha), le Qatar, de concert avec les États-Unis, vise à couper l’Europe de la Russie (principal fournisseur de gaz des Européens) et à se substituer à Moscou et à Alger. Les ressources minières de la zone créent une rude compétition entre les acteurs. Des accusations sont portées contre les uns ou les autres pour des calculs d’inspiration hégémonique. Ces controverses entretiennent dans la région une atmosphère trouble.
Ainsi, les puissances extérieures, sous couvert de lutte contre le terrorisme et le crime organisé, convoitent les ressources naturelles avérées et potentielles et visent, à terme, une militarisation croissante de la zone afin d’asseoir leur contrôle et d’évincer les puissances rivales (Chine, Russie, etc.). Ces puissances ont tout intérêt à favoriser l’émergence d’une équation géopolitique les plaçant en situation de force pour le partage des richesses avérées et potentielles du Sahel.

Enfin, selon des lignes historiques, nous assistons à une nouvelle poussée de l’Islam radical s’opposant à la domination occidentale dans la droite ligne des anciens empires musulmans du XIXème siècle tels que l’empire Toucouleur ou l’empire de Sokoto. Ainsi, derrière l’émergence de certains groupes terroristes se cacherait la volonté de certaines puissances musulmanes de contrer la pénétration occidentale à travers la reconstruction des anciens Etats historiques pré-coloniaux dominés par l’islam.
A l’ouest, l’inconnue algérienne fait problème
En dernier lieu, il convient de souligner les ambiguïtés et le rôle trouble du gouvernement algérien, de « l’Etat profond algérien » (DRS, clans rivaux, etc.) et de la Sonatrach.

L’Algérie préserve apparemment le statu quo prétendu démocratique. Tout en introduisant tardivement des réformes politiques et sociales, le régime s’est empressé d’élever son niveau de défense intérieur afin de se prémunir contre un effet de contagion pouvant déstabiliser le système. Confronté à des troubles sociaux dans le sud du pays, le régime, réfractaire au changement, multiplie les discours nationalistes et souverainistes pour mieux justifier son inertie et la persistance de sa rigidité. Le glacis algérien intrigue et pèse sur la dynamique d’intégration régionale. Les rivalités de palais sont aiguisées par les incertitudes inhérentes à l’état de santé du président Bouteflika et risquent de provoquer des développements inattendus soutenus par des acteurs extérieurs. La politique réfractaire du régime algérien qui croit pouvoir se renouveler indéfiniment dans sa nature «boumediéniste» à peine ajustée n’est que le reflet d’un déphasage teinté de conservatisme. L’inconnue algérienne doit nous interpeller d’autant plus que certains clans algériens n’ont intérêt ni à la réussite du processus démocratique en Tunisie, ni à la prise du pouvoir par des extrémistes islamistes.

Alger, compte tenu de son histoire, de la présence de Touaregs sur son territoire et de ses ambitions, développe depuis de longues années une stratégie complexe. Sans nier l’existence au Sahel d’un noyau dur d’islamistes radicaux vecteurs d’un message politico-religieux et ayant recours au terrorisme et à la violence armée, une deuxième clef d’analyse posée à titre d’hypothèse permet de mieux cerner la portée d’AQMI au Maghreb et au Sahel. 

À l’intérieur de l’État algérien existent des centres de décision aux stratégies divergentes qui mènent une lutte interne pour le pouvoir, le contrôle des richesses nationales et des trafics illégaux. A la mort du président Boumediene en décembre 1978, un groupe d’officiers attachés à fixer le centre réel du pouvoir algérien en retrait du gouvernement officiel, s’est attelé à mettre en place une hiérarchie parallèle, donnant naissance à une junte dont les excès ont engendré pour un temps une faillite économique, sociale et politique du pays. «Le champ des manœuvres est d’autant plus ouvert et complexe que, contrairement à une idée répandue, le Haut Commandement de l’armée algérienne n’est pas monolithique. Il existe une multitude de clans rivaux en fonction de l’origine régionale, des écoles de formation, de leurs connivences extérieures et des secteurs de l’économie qu’ils contrôlent. Et tout cela constitue une espèce de société féodale où le pouvoir de chacun est évalué à l’aune de sa capacité à protéger et enrichir les siens ainsi qu’à diminuer le pouvoir et la richesse des autres. Il est évident que, pour certains, tous les coups sont permis»(9) .

La complexité, l’opacité et les rivalités de pouvoir sur la scène politique algérienne sont au cœur de la problématique terroriste. Comme le souligne Carlotta Gall dans un article du New York Times «Politiquement à la dérive, l’Algérie s’accroche à ses vieux démons. (…) L’Algérie est un pays obscur et difficile à cerner. Bloqué, englué dans un état de limbes, le pays n’est pas gouverné par un seul homme mais par une poignée de personnes aux intérêts conflictuels désignée par les Algériens sous le vocable flou de «le Pouvoir ou le système(10)». Elle poursuit : «l’Algérie se dirige vers «l’implosion », car son régime est composé de plusieurs centres de décisions hétéroclites et contradictoires. Des clans qui sont en permanence en lutte les uns contre les autres, surtout lorsque l’on sait que le régime algérien est composé de plusieurs généraux, hauts fonctionnaires des services de renseignement, en plus des proches d’Abdelaziz Bouteflika, à l’image de son frère Saïd Bouteflika ». Evoquant annuellement l’arrivée de 300 000 jeunes diplômés sur le marché du travail, Ahmed Benbitour, ancien premier ministre et candidat à l’élection présidentielle d’avril 2014, constate que le pays se dirige vers l’explosion. AQMI avancerait ainsi sensiblement au gré des intérêts de certains cercles du pouvoir algérien. Comme le souligne Alain Chouet: «La violence dite islamiste algérienne ne se confond pas avec le jihadisme internationaliste du type Al-Qaida (…) Cette violence paraît toujours fortement corrélée aux aléas et aux vicissitudes de la vie politique algérienne»(11)

La menace terroriste et les guerres périphériques sont ainsi utilisées comme autant d’opportunités pour pousser les avantages d’un clan contre les autres, y compris contre le président Bouteflika dans la perspective des élections d’avril 2014.

A l’image du double jeu pratiqué par les services secrets pakistanais ISI(12)  en Afghanistan, dans le cadre d’une sous-traitance américaine, AQMI serait-elle en partie un instrument d’influence entre les mains de clans algériens générant une rente stratégique ou sécuritaire monnayable auprès des Occidentaux, tout en justifiant les ambitions hégémoniques algériennes à l’égard de l’espace sahélien?(13) . Il s’agirait pour certains d’être en mesure de doser et de mesurer l’action « terroriste » afin de valoriser les positions algériennes à l’égard de leur flanc sud sans en arriver au seuil de déclenchement des interventions occidentales préjudiciables aux intérêts stratégiques algériens. Comme le souligne Aymeric Chauprade, « le GSPC est né du magnifique esprit d’initiative algérien lequel a su offrir aux Américains l’ennemi qu’ils attendaient afin de justifier leur implantation dans le Sahara»(14) . 

Les révolutions arabes ont marqué une rupture et alimenté la crainte de clans algériens, les amenant à développer des stratégies dilatoires destinées à assurer leur survie. En effet, la presse algérienne soutient avec insistance la thèse du ciblage du régime algérien en se prévalant de l’expansion irrésistible des révolutions du « printemps arabe » et des pressions qui l’assaillent de toute part : à l’Est, les révolutions tunisienne et libyenne ; à l’ouest la pression marocaine du fait du conflit saharien ; et au sud le conflit malien induisant une militarisation croissante impliquant les puissances occidentales. L’Algérie avait en outre soutenu la résistance libyenne contre l’intervention extérieure et manifeste avec constance ses réserves à l’égard de l’offensive arabe et occidentale contre le régime syrien, dans l’esprit du Front du Refus. Enfin, l’Algérie pressent que sa prise de participation dans l’exploration et l’exploitation des richesses énergétiques du Sahel l’expose à des stratégies hostiles des puissances occidentales. De ce fait, l’Algérie se perçoit en citadelle assiégée. Plus globalement, au-delà de la Libye, de la Syrie et du Sahel, la stratégie occidentale s’étend au Maghreb en visant à abattre le maillon ultime, le dernier carré, l’Algérie.

Comme le souligne Aymeric Chauprade, « grâce au GSPC et AQMI, l’Etat algérien a pu apparaître depuis 2001, aux yeux des Etats-Unis et de la France, comme un rempart contre l’islamisme radical dans la région. Et la stratégie a fonctionné jusqu’aux révolutions arabes qui ont emporté les uns après les autres tous les régimes autoritaires de la région. Or, le pouvoir de l’ombre algérien, certes puissant, ne pouvait ignorer que le statut de sous-traitant n’est assorti d’aucune garantie durable et que les retournements d’alliance sont fréquents. Ainsi, pour certains clans (l’Etat profond algérien), cela ne fait pas l’ombre d’un doute, l’Algérie est visée, à moins d’écarter l’Occident du sillage des islamistes politiques et de le recentrer sur la lutte contre le terrorisme international»(15) . En l’occurrence, l’Algérie est étroitement surveillée par les Occidentaux, notamment les Etats-Unis, compte tenu de la montée des incertitudes à l’approche des élections présidentielles d’avril 2014. Dans un communiqué rendu public le 5 novembre 2013, MEA Risk, société américaine de notation et d’analyse des risques spécialisée sur l’Afrique du Nord et le Sahel, relevait : « sous observation neutre négative, B-, l'Algérie traverse une transition touchant un ou plusieurs des facteurs-clés de sa stabilité et les actions actuelles du gouvernement et événements en cours entraînent le pays vers une voie négative. Au niveau politique, l'Algérie a obtenu 43 points sur une échelle de 100. Le pays est confronté à une période de transition trouble et sans aucune transparence au niveau politique »(16) .


Dans ce contexte, la réponse au problème d’avenir tient à la fois à la prise de conscience de la hiérarchie politique algérienne (l’assainissement du glacis algérien), au consensus intermaghrébin et au consensus de l’ensemble des riverains de l’océan sahélien. C’est à travers l’intégration régionale et la valorisation de la sécurité collective que les Etats du Maghreb, dont la Tunisie, lutteront efficacement contre le terrorisme et mettront un frein à la pénétration des puissances occidentales risquant, à travers une militarisation croissante de la région et la provocation de changements de régime à leur avantage, d’ouvrir la voie à une nouvelle colonisation ne disant pas son nom.




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