vendredi 13 décembre 2013

La solution de la crise tunisienne, passera-t-elle par Alger ?

Une ingérence plébiscitée ? L'Algérie rêvée des Tunisiens.

«Monsieur le Président, que Dieu vous garde en vie. La Tunisie trouvera toujours l’Algérie à ses côtés». 
Déclaration de Chadli Benjedid à Habib Bourguiba, décembre 1984.

 

Vu d’Alger, la crise politique que traverse la Tunisie depuis l’assassinat de Mohamed Brahmi constitue à la fois un sujet de préoccupation majeur et une aubaine. Un sujet de préoccupation, car la nature a horreur du vide. Une déstabilisation de la Tunisie affectera nécessairement la sécurité intérieure d’un Algérie, aux prises, depuis de longues années, avec la subversion terroriste islamiste. La frontière entre les deux pays, auparavant sûre et presque hermétique, est en passe de se transformer en une éponge poreuse. Les militaires algériens mettront tout en œuvre pour empêcher la jonction entre les djihadistes d’AQMI (Al Qaïda au Maghreb Islamique, émanation du GSPC algérien), ceux d’Ansar El Charia, et leurs homologues libyens. Mais la crise tunisienne est aussi une aubaine : le carnage du Châambi et l’affaiblissement spectaculaire du gouvernement d’Ali Laârayedh ont redistribué les cartes et a permis à l’Algérie d’exercer une influence stratégique grandissante. L’Algérie est devenue un acteur incontournable de l’équation politique tunisienne. Même diminué, le président Abdelaziz Bouteflika ne s’est pas fait prier pour se glisser dans la posture du « Grand frère » et venir au chevet d’une Tunisie malade de ses politiciens.

Le « dialogue national », engagé sous l’égide d’un quartet de médiateurs tunisiens, devait permettre au pays de se doter d’un Premier ministre de consensus et de conjurer le spectre d’une restauration autoritaire à l’égyptienne. Il a viré à la farce, et son échec paraît maintenant inexorable. L’impotence du Quartet risque d’ouvrir un boulevard aux ingérences étrangères, car tous les recours ont été épuisés sur le plan interne. 

La solution de la crise tunisienne passera-t-elle par Alger? Il est trop tôt pour le dire. Mais le simple fait de poser la question témoigne d’un incroyable renversement de situation. Pareille interrogation aurait parue incongrue et anachronique au lendemain de la Révolution. Prise au dépourvu par la chute de Ben Ali, l’Algérie, puissance arabe gardienne du statu quo, s’était retrouvée marginalisée et hors-jeu. Ses dirigeants avaient été contraints de suivre en spectateurs impuissants l’effervescence révolutionnaire qui s’était emparée de la région. A Tunis, certains avaient même redouté que les puissants services de renseignement du pays voisin n’entreprennent des manœuvres de déstabilisation, pour faire échouer la transition démocratique et pour enrayer un possible «effet domino». Craintes qui se révéleront parfaitement infondées. L’Algérie choisira de faire le dos rond, et s’abstiendra de toute action hostile.

« L’ingratitude de Moncef Marzouki »

En mars 2011, fraîchement nommé à la tête du second gouvernement de  transition, Béji Caïd Essebsi part à Alger pour rassurer Abdelaziz Bouteflika et Ahmed Ouyahia. Les fils du dialogue sont renoués. L’Algérie observera une parfaite neutralité pendant toute la durée du processus électoral tunisien. En dépit de leurs préventions à l’égard d’Ennahda, les Algériens accueillent sans émotion le résultat du scrutin du 23 octobre. Personne n’a oublié la proximité entre les islamistes tunisiens et ceux du FIS. Rached Ghannouchi avait trouvé refuge à Alger après son départ volontaire de Tunisie, en 1989. Il s’était affiché ostensiblement aux côtés d’Abassi Madani et d’Ali Benhadj, et ne s’était pas privé pour critiquer l’interruption du processus électoral décidée par les généraux algériens en janvier 1992. Mais le passé est le passé, et les relations entre Etats doivent s’élever au dessus de ces contingences. Sûrs de leur assise, et bien disposés à tourner la page, les dirigeants algériens attendaient simplement du gouvernement de la troïka qu’il affiche ses bonnes dispositions à coopérer. Ils ont été cueillis à froid par les offenses du nouveau chef provisoire de l’Etat tunisien. En choisissant de se rendre à Tripoli pour sa première visite à l’étranger, le 2 janvier 2012, Moncef Marzouki a indisposé Alger. Il a aggravé son cas en déclarant, alors qu’il se trouvait à Tripoli, que les Algériens auraient pu éviter le bain de sang des années 1990 en respectant le résultat des urnes et en laissant les islamistes accéder au pouvoir. Ces propos suscitent un tollé à Alger. Mourad Medelci, le ministre des Affaires étrangères, lui répond en expliquant que la souveraineté de l’Algérie est une ligne rouge à ne pas dépasser. La presse se déchaîne, en soulignant l’amateurisme et l’ingratitude du locataire du palais de Carthage. Hamadi Jebali parvient péniblement à recoller les morceaux. Mais le mal est fait. Moncef Marzouki ne sera plus jamais en odeur de sainteté, et aucune de ses initiatives visant à relancer la construction du Maghreb ne trouvera d’écho positif du côté d’Alger.

Le tournant de l’été 2013 et l’entrée en scène d’Abdelaziz Bouteflika

Les événements de l’été 2013, avec l’assassinat du député Mohamed Brahmi et le massacre de huit militaires tunisiens, dans le Djebel Chaâmbi, marquent un tournant dans la relation entre les deux pays. Très vite, l’Algérie prend la mesure de la crise et son armée vole au secours du gouvernement tunisien. 8000 hommes sont déployés pour sécuriser le flanc arrière de la frontière et prendre dans une nasse le groupe djihadiste responsable de la mort des soldats tunisiens. L’impact est immédiat. En quelques semaines, la situation sécuritaire, qui paraissait compromise, est rétablie. 

Quelques jours avant sa rencontre-surprise avec Rached Ghannouchi, Béji Caïd Essebsi qui séjournait dans la capitale française reçoit la visite d’un émissaire du président Bouteflika. Les ingrédients de la spectaculaire médiation du chef de l’Etat algérien se mettent en place. Le 25 août, Ghannouchi accorde une interview à la chaîne Nessma et rend un hommage appuyé au grand voisin: «L’Algérie est l’Etat le plus important pour nous. Les décisions de la Tunisie concernent l’Algérie, comme celles de l’Algérie importent pour la Tunisie, notamment en matière de sécurité.» Le 10 septembre, Abdelaziz Bouteflika interrompt sa convalescence pour recevoir séparément – et « à leur demande » - les deux principaux protagonistes de la crise tunisienne, Ghannouchi et Caïd Essebsi. Moncef Marzouki, le président tunisien, est totalement court-circuité. 

Le 15 novembre, alors que le dialogue national, mis en œuvre sous les auspices du Quartet et appuyé par les grandes puissances occidentales, s’embourbe, Bouteflika reprend langue, toujours à Alger, avec Ghannouchi. Deux jours plus tard, c’est au tour de BCE d’être reçu par le numéro un algérien. Rien n’a filtré de ces différents entretiens, mais on peut imaginer que le chef de l’Etat algérien a sommé ses interlocuteurs de s’entendre. Les images muettes de la conversation semblaient suggérer : «il est temps de conclure». Le message subliminal qu’elles véhiculaient était tout aussi limpide : aucun accord ne pourra advenir sans la bénédiction d’Alger.

La Tunisie, un protectorat algérien ? 
   
Cette «ingérence fraternelle» n’est pas du goût de tout le monde. Des voix se sont élevées pour dénoncer des tentatives de «vassalisation» de la Tunisie. Aziz Krichen, le Ministre Conseiller de Moncef Marzouki, s’est ému, sur sa page Facebook, du comportement de certains hommes politiques «dont l’appétit de pouvoir n’est plus limité par le moindre sentiment de fierté nationale». Ce post accuse, en termes à peine voilés, Ghannouchi et Caïd Essebsi de brader à bon compte la souveraineté tunisienne. «Je ne veux pas pour mon pays un sort comparable à celui du Liban dans ses relations avec la Syrie», assène Krichen. Emanant d’un intellectuel de sa trempe, l’avertissement mérite réflexion. Que faut-il en penser? 

Un constat d’abord: le «droit de regard » concédé à l’actuel chef d’Etat algérien ressemble à s’y méprendre à celui que revendiquaient ses deux prédécesseurs, Houari Boumediene et Chadli Benjedid, à une époque où le pays inspirait déjà les craintes les plus vives pour sa stabilité. Il s’inscrit donc dans une forme de permanence historique. Est-il besoin de le rappeler? En novembre 1987, Zine El Abidine Ben Ali avait pris soin d’obtenir le feu vert d’Alger avant de déclencher son «coup d’Etat médical». Les Algériens avaient été les premiers informés de ce qui se tramait à Tunis. Les Français avaient été mis devant le fait accompli.  

Aujourd’hui, on ne peut être que gênés, du point de vue de l’orgueil national, de voir que les pourparlers qui engagent l’avenir de la transition démocratique sont parrainés voire orchestrés par une puissance étrangère, fût-elle voisine et amie. Le caractère dissymétrique de la relation entre Alger et Tunis est tout aussi problématique. Les objections soulevées par Aziz Krichen sont légitimes et fondées. Mais, vu le blocage actuel, a-t-on encore le droit de faire la fine bouche ? A-t-on encore le choix ? La vraie question est là.

L’Algérie, depuis le début de la crise, a exercé une action militaire stabilisatrice et s’est impliquée activement dans la recherche d’une solution politique efficace. Elle a tenté et tente encore de rapprocher les points de vue entre les deux forces incontournables de la scène politique tunisienne. Les leaders politiques tunisiens ont dilapidé leur crédit. Ils ont été incapables de s’élever au-dessus des intérêts partisans, incapables de faire prévaloir l’intérêt national. Abandonnés à eux-mêmes, ils risqueraient de mettre des mois, pour ne pas dire des années, avant de s’entendre. La Tunisie ne s’en relèverait pas. Dans ces conditions, toutes les médiations sont bonnes à prendre. Les Etats-Unis d’Amérique, l’Allemagne, la France et l’Union européenne n’ont pas ménagé leurs efforts. Mais ils ne sont aujourd’hui pas en mesure de peser aussi efficacement sur le cours des choses que l’Algérie. Pour deux raisons. Primo : ils sont tributaires des avancées – et des blocages – du dialogue national, qui est à l’agonie, alors que les Algériens ont opté pour une méthode consistant à passer par-dessus la tête des institutions, des autres formations et des différentes composantes de la société civile pour dialoguer directement avec les deux poids lourds de la scène politique, Ghannouchi et BCE. Secundo : les Occidentaux ne disposent que d’un seul levier d’influence, le softpower - la diplomatie -, alors que les Algériens ont aussi la possibilité d’actionner le levier du hard power, c’est-à-dire la pression militaire. 

Les Algériens sont des diplomates rugueux mais chevronnés. On suppose qu’ils savent où ils mettent les pieds. Ils jouent leur crédibilité. L’avenir dira s’ils ont eu raison ou tort.

Une ingérence plébiscitée ?  L’Algérie rêvée des Tunisiens

L’Algérie occupe aujourd’hui tout l’espace politique et a mis tout son poids stratégique dans la balance, au risque de susciter une certaine exaspération. Il semblerait pourtant que ces efforts soient perçus très favorablement par l’opinion tunisienne. C’est en tous cas ce qu’il ressort du dernier sondage réalisé par Sigma Conseil, dont les résultats ont été publiés le 19 novembre. Les trois quarts des Tunisiens déclarent avoir une image positive de l’Algérie. Le pays recueille presque autant d’opinions favorables du côté des sympathisants d’Ennahda (75,4 %) que du côté des sympathisants de Nidaa Tounes (80,1 %). Autant le Qatar clive (moins de 40 % d’opinions favorables chez les modernistes, contre un peu plus de 52 % chez les islamistes), autant l’Algérie rassemble et réunit. 

La ferveur qui s’est emparée des réseaux sociaux tunisiens au lendemain de la qualification d’El Khadhra (l’équipe algérienne) pour la Coupe du monde de football est un autre signe qui ne trompe pas. Messages d’encouragement et de soutien, commentaires dithyrambiques, applaudissements, effusions : de mémoire de supporter, c’était du jamais vu. Pour un peu, on aurait pu croire que c’étaient les Aigles de Carthage qui avaient arraché leur ticket pour le Brésil !

On sait que les opinions sont, par définition, terriblement versatiles. Peut-être y a-t-il lieu malgré tout de s’interroger sur les raisons de ce qui, côté tunisien, ressemble à un brutal regain d’amour et d’intérêt. 

Tentons une interprétation psychologique : L’image ombrageuse dégagée par l’Algérie sur la scène internationale, constitue un aspect qui rebute fréquemment ses partenaires européens et occidentaux. Mais c’est peut-être justement ce trait de caractère qui séduit aujourd’hui des Tunisiens en mal de prestige, d’autorité et de certitudes. Disons-le d’emblée, cette Algérie rêvée et fantasmée ne correspond sans doute pas exactement à l’Algérie réelle. C’est une projection. Elle est appréhendée par les Tunisiens à l’aune des propres carences de leur Etat. En dépit des incertitudes liées à la succession et à l’état de santé d’Abdelaziz Bouteflika, l’Algérie leur apparaît comme un repère, un pôle de puissance et de stabilité dans un univers régional et arabe chaotique, tourmenté, en proie  à l’anarchie et la violence. Son « système », décrié et vilipendé de toutes parts, est inoxydable, et a fait preuve de sa résilience aux crises. Son armée est la plus puissante de la région. Son Etat est riche et accumule des excédents faramineux. Son économie, en dépit de ses archaïsmes, regorge de potentialités et est perçue comme un fantastique relais de croissance pour les entrepreneurs des pays voisins. Enfin, et c’est peut-être l’élément qui compte le plus ici : l’Algérie incarne une diplomatie de la souveraineté. Elle se donne à voir comme un pays fier pour qui l’honneur passe avant tout et qui ne courbera jamais l’échine. En résumé : comme un Etat libre, indépendant et souverain …

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire