Après les attentats sanglants du
Bardo et de Sousse, le doute n'est plus permis : la « daéshisation » de la
jeunesse est désormais une réalité tragiquement palpable. Comment en est-on
arrivé là ?
Comment, moins de cent jours après la tuerie du musée
du Bardo, un drame de l’ampleur de celui de Sousse a-t-il pu se produire ?
Pourquoi, alors que chacun savait que les touristes étrangers constituaient une
cible de prédilection pour les terroristes de l’État islamique (EI), un hôtel
comme le Riu Imperial Marhaba, lieu du carnage du 26 juin, ne bénéficiait-il
d’aucune protection ? Et pourquoi a-t-il fallu attendre plus de trente-cinq
minutes avant que les forces de l’ordre n’investissent les lieux et ne parviennent
enfin à neutraliser le tireur, Seifeddine Rezgui, en le criblant de
treize balles ? En pleine « guerre contre le terrorisme », alors que la saison
touristique battait son plein et que l’EI avait promis de nouveaux coups
d’éclat, la police tunisienne n’avait-elle pas mieux à faire que de multiplier
les descentes dans les rares cafés et restaurants encore ouverts pour faire la
chasse à ceux qui ne respectent pas le jeûne du ramadan ?
Ces questions, les
Tunisiens sont en droit de se les poser et de les poser à leurs dirigeants, au
Premier ministre, Habib Essid, à son ministre de l’Intérieur, Najem Gharsalli,
et à la ministre du Tourisme, Selma Elloumi Rekik. Un ensemble de dysfonctionnements,
de défaillances impardonnables et d’impréparation crasse ont rendu possible le
pire attentat jamais perpétré depuis l’indépendance, en 1956, (38 morts et
presque autant de blessés). Les responsables devront rendre des comptes. Mais
d’autres questions, plus dérangeantes encore, affleurent.
Quid du fameux «
modèle tunisien de tolérance » ? Comment expliquer que le pays où a éclos le
Printemps arabe et qui a accompli sa transition démocratique soit devenu par
ailleurs le premier pourvoyeur de jihadistes étrangers en Syrie ? Comment
expliquer que cette nation si profondément sécularisée du temps de Habib
Bourguiba ait été à ce point rattrapée par le radicalisme ? Et pourquoi sa jeunesse, la plus éduquée de la région, se
montre si perméable aux sirènes salafistes ? La « daéshisation » n’est plus une vue
de l’esprit, c’est maintenant une réalité tragiquement palpable dans certains
quartiers et dans certaines régions. Les dynamiques exogènes (les chaos syrien
et libyen) ne peuvent, à elles seules, tenir lieu d’explication. Tentative de
décryptage.
L’accaparement
des ressources par Tunis et par l’État central constitue un motif de rancœur
récurrent
La ville de Sousse,
théâtre du carnage, a-t-elle vraiment été choisie au hasard ? Capitale du
Sahel, elle reste « le lieu du pouvoir » par excellence dans l’imaginaire
tunisien. Habib Bourguiba, Zine el-Abidine Ben Ali, ou l’actuel Premier
ministre, Habib Essid, sont tous originaires de la région. Alors que la station
balnéaire de Hammamet n’a jamais été visée, la ville avait déjà été prise pour
cible en août 1987 (une attaque à la bombe, réalisée par la branche militaire
du Mouvement de la tendance islamique, MTI, ancêtre d’Ennahdha) et en octobre
2013, lorsqu’un kamikaze s’était fait exploser sur une plage sans faire de
victimes (le service de sécurité de l’établissement, le Riadh Palms, avait
réussi à le refouler).
Le ressentiment des
habitants des régions enclavées contre le pouvoir central et le Sahel avait été
le détonateur de la révolution, à Sidi Bouzid, en décembre 2010. À l’origine
spécifiquement algérienne, la notion de hogra («
mépris ») s’est enracinée en Tunisie. Elle s’exprime dans les textes de rap,
dont Rezgui était un fervent adepte avant sa radicalisation religieuse. Les
vexations et les violences policières, le dédain avec lequel l’administration
peut traiter ses usagers, l’interdiction longtemps faite aux Tunisiens de
fréquenter les établissements touristiques et la centralisation excessive ont
contribué à nourrir un sentiment de spoliation et de « colonisation intérieure
».
La hogra est ressentie de manière
particulièrement aiguë dans les régions riches ou supposées riches en minerais
– comme le triangle Gafsa-Redeyef-Metlaoui, producteur de phosphates – ou dans
le Sud (Tataouine, Médenine, Kebili), qui possède quelques gisements
pétroliers. L’accaparement des ressources par Tunis et par l’État central
constitue un motif de rancœur récurrent et explique le succès de la campagne
démagogique « winou’l petrol ?
» (« Où est le pétrole ? »), lancée en mai par des partisans de l’ancien
président, Moncef Marzougui, et qui a entraîné de nombreuses dégradations de
bâtiments publics et la destruction de plusieurs commissariats.
« Des pans entiers de
la société ont intériorisé cette idée selon laquelle ils sont mahgours [victime
de la hogra]
», explique Hassen Zargouni. Aficionado du Stade tunisien, le club de football
du Bardo, le directeur de l’institut de sondages Sigma Conseil a pris
conscience du phénomène en allant supporter son équipe. « Dans les années 1980,
le public hurlait « curva, curva » ,
des slogans inspirés des chants des tifosis italiens. Aujourd’hui, il
s’époumone en scandant « nmoutou
chouhada » [« nous mourrons en martyrs »], avec
l’accent algérien! C’est un basculement très révélateur.» Est-il besoin de le
préciser: ruminée, la hogra fait
le lit de la désespérance sociale, délie des allégeances citoyennes et engendre
des pulsions nihilistes auxquelles le jihadisme peut servir d’exutoire. C’est
une bombe à retardement.
Ben Ali
n’était pas un parangon de démocratie, mais au moins il savait y faire avec les
islamistes radicaux.
C’est une petite musique que l’on entend de plus en
plus souvent ces jours-ci : « Ben Ali n’était pas un parangon de démocratie,
mais au moins il savait y faire avec les islamistes radicaux. » Attention aux
faux-semblants ! Car la théorie de la dictature policière rempart contre
l’intégrisme religieux ne résiste pas à l’analyse. On oublie un peu vite que
c’est sous son « règne » qu’a débuté la réislamisation de la société
tunisienne. Le retour du voile, qui avait pratiquement disparu du paysage au
milieu des années 1990, constitue le signe le plus patent de ce phénomène, qui
touchait l’ensemble des classes sociales, les plus pauvres mais aussi les plus
riches, et qui allait de pair avec une religiosité ostentatoire.
Ce phénomène, qui a
d’abord pris les autorités au dépourvu, a été dans un deuxième temps accompagné,
voire encouragé. Transformé en entrepreneur politico-religieux, Sakhr
el-Materi, gendre de l’ancien président, est celui qui est allé le plus loin
dans ce mouvement, fondant successivement Radio Zitouna, exclusivement
consacrée à la récitation du Coran, ainsi qu’une banque et une société
d’assurance islamiques. Zine el-Abidine Ben Ali a eu à la fois tout juste et
tout faux. Tout juste sur le diagnostic : l’islamisme radical et l’idéologie
salafiste peuvent constituer des dangers mortels pour la société tunisienne,
des dangers exacerbés par l’internet incontrôlé. Tout faux sur les remèdes :
l’approche répressive n’est pas la panacée ; elle peut juguler temporairement
le phénomène, jamais l’anéantir. Sa grande erreur aura été de rechercher
l’accommodement en s’imaginant que l’islamisme pouvait se résorber dans le
piétisme et le raidissement identitaire. En réalité, il a brouillé les repères
hérités de la période bourguibienne en permettant et en encourageant le retour
en force de « l’esprit théologien » que stigmatisait à longueur de discours son
prédécesseur. Quatre ans après sa chute, les choses n’ont pas réellement
changé.
L’État continue de
naviguer à vue, sans savoir à quelle distance de la religion il doit se placer.
« Comment peut-on prétendre combattre le terrorisme à sa source alors que nos
radios et nos chaînes de télévision nous inondent à longueur de journée d’une
idéologie religieuse prônant la violence et la terreur, avec la bénédiction de
tous, pouvoir et opposition réunis ? » s’interroge le philosophe de gauche
Mohamed Ali Halouani, qui fut candidat à l’élection présidentielle truquée de
2004 contre Ben Ali…
Le
gouvernement de Hamadi Jebali n’a rien fait pour empêcher des milliers de
Tunisiens – plus de 3 000 – de rejoindre les rangs de la rébellion contre
Bachar al-Assad
Montée du sentiment de
hogra, réislamisation et reflux du sécularisme, propagande effrénée sur
internet : les ingrédients nécessaires à la prolifération salafiste étaient
réunis dès la fin des années 2000 en Tunisie. Il manquait le liant
indispensable : les cadres et les sergents recruteurs. Car le terrorisme est un
art qui ne s’improvise pas. L’amnistie générale décidée en février 2011, dans
l’euphorie de la révolution, a vidé les prisons de milliers de prévenus et de
condamnés sur la base de la loi antiterroriste de 2003. Une aubaine pour les
radicaux : elle a permis à Ansar al-Charia, organisation matrice du jihadisme
tunisien, de se reconstituer et d’étendre ses ramifications sur l’ensemble du
territoire national. Lorsque les autorités comprirent, après l’attaque de
l’ambassade américaine le 14 septembre 2012, les dangers de cette organisation,
il était déjà trop tard.
Les cellules dormantes
s’étaient multipliées, et des caches d’armes avaient été aménagées un peu
partout. Les gouvernements issus de la troïka (décembre 2011-décembre 2013),
dominée par les islamistes d’Ennahdha et leurs alliés du Congrès pour la
République (CPR, formation de l’ex-président Moncef Marzougui), ont fait preuve
d’un laxisme confinant à la complicité à l’égard de la mouvance salafiste
radicale. La Tunisie a vu défiler, avec la bénédiction des autorités de
l’époque, un hallucinant cortège de prédicateurs obscurantistes, à l’instar
d’un Wajdi Ghoneim vantant les mérites et « l’islamité » de l’excision des petites
filles ! Les mosquées sont devenues le théâtre de prêches enflammés et d’appels
au jihad pour la Syrie, cautionnés très officiellement par le ministre des
Affaires religieuses, Noureddine Khadmi. Le gouvernement de Hamadi Jebali n’a
rien fait pour empêcher des milliers de Tunisiens – plus de 3 000 – de
rejoindre les rangs de la rébellion contre Bachar al-Assad. Et, lorsque les
premières informations faisant état de l’implantation de camps jihadistes sur
les hauteurs du mont Chaambi, Ali Larayedh, à l’époque ministre de l’Intérieur,
s’est enfermé dans le déni, préférant parler de « sportifs » venus s’entraîner
à la montagne.
Conjugués à
l’affaiblissement de l’État et au délitement des services de sécurité, à
l’afflux des armes en provenance de Libye et à la fascination exercée par la
propagande de Daesh sur les esprits faibles, tous ces facteurs laissent hélas à
penser que la Tunisie n’est pas près d’en avoir fini avec le terrorisme.
AUX
SOURCES DE LA FAILLITE SÉCURITAIRE
Au pays où l’on disait
que Ben Ali était informé du nombre de mouches qui volaient, rien ne va plus
côté sécurité. Au lendemain de la première embuscade jihadiste meurtrière sur le mont
Chaambi, en juin 2013, le
général Rachid Ammar, alors chef d’état-major interarmées, dénonçait le déficit
du renseignement. Ce n’était pourtant que la conséquence prévisible des mesures
prises par Farhat Rajhi, ministre de l’Intérieur en février 2011, qui, par
populisme, a démantelé la Direction de la sûreté de l’État (DSE), assimilée par
les Tunisiens à la police politique, et mis à la retraite quarante-deux cadres.
Une erreur fatale, car la mission de la DSE dépassait largement la surveillance
des opposants, puisqu’elle était aussi chargée de la lutte contre le terrorisme
et l’extrémisme et de l’intelligence économique. « À ce niveau de décision, une
telle erreur est impensable », déplore un ancien directeur du ministère.
Rétablie en 2014, la
DSE dépend directement du secrétariat d’État à la Sûreté nationale, mais elle a
été vidée d’une partie de sa substance puisque le volet terrorisme a été confié
à une unité spéciale dont ne relèvent pas les investigations sur le financement
des réseaux. « La police est un métier ; les cadres limogés ont été remplacés
par d’autres aux compétences insuffisantes et à la formation incomplète »,
déplore un responsable muté à l’étranger. En outre, le noyautage des services,
entre 2012 et 2013, par des éléments pro-islamistes est désormais avéré depuis
l’arrestation, début 2015, d’Abdelkrim Laabidi, directeur de l’équipe de
protection des avions à l’aéroport Tunis-Carthage jusqu’en mars 2013, soupçonné
d’être impliqué dans l’assassinat du député Mohamed Brahmi, le 25 juillet 2013.
Enfin, la valse des nominations à la tête des différents services, qui s’est poursuivie après les élections de 2014, a ajouté à la désorganisation du système sécuritaire révélée sur le terrain par l’absence de coordination entre les services ainsi que par le manque de maîtrise et d’évaluation des agents.
Enfin, la valse des nominations à la tête des différents services, qui s’est poursuivie après les élections de 2014, a ajouté à la désorganisation du système sécuritaire révélée sur le terrain par l’absence de coordination entre les services ainsi que par le manque de maîtrise et d’évaluation des agents.
LES PROGRAMMES TV ENDOCTRINEMENT SOURNOISEMENT A L'ISLAMISME ... ET NIDAA TOUNES LAISSE FAIRE !
RépondreSupprimerAbdelaziz Belkhodja :
Les responsables des chaînes télé qui diffusent des feuilletons* faisant la promotion de la haine et du vice, sont en train de faire le lit d'un intégrisme devenu très dangereux pour notre pays.
Ils présentent la Tunisie moderne comme un repère de voleurs et de vicieux, ils ne montrent rien des valeurs de ce pays et de l'humilité de son peuple, du combat humain mené chaque jour pour nourrir et aider les démunis, ou pour défendre notre pays de l'intégrisme.
Vous nous dites de "zapper" si le programme ne nous plaît pas ?
Pour nous c'est déjà fait depuis longtemps, mais malheureusement, vous contribuez très largement, par un esthétisme de façade, à tromper des millions d'individus qui deviendront haineux envers ces "modernistes pleins de vices" et passeront à l'acte pour les agresser, violer ou tuer.
En fait, en présentant la société tunisienne de cette manière, vous apportez de l'eau au moulin des intégristes, dont vous faites partie à l'évidence !
En fin de compte, vous êtes les alliés de Daech .... par vos programmations qui ne visent qu'à leur préparer le terrain !
Où sont les responsables de Nidaa Tounes ?
Pourquoi laissent-ils faire de tels individus qui ne cachent plus leur objectifs d'endoctriner les tunisiens à un islamisme qui ne dit pas son nom ??
* Le titre du feuilleton TV, "Hikayet Tounissiya" (histoires tunisiennes), peut induire une confusion des genres chez les gens simples, peu ou pas cultivés qui pourraient confondre fiction et réalité !
http://latroisiemerepubliquetunisienne.blogspot.fr/2012/08/cest-ramadan.html
Bonjour, la photo publiée n'est pas celle de Samy Ghorbal, mais plutôt d'un certain Khalil Ghorbal. Merci de la mettre a jour, sinon de la supprimer.
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