Boris Cyrulnik
Les nigauds qui gobent n'importe quoi
La première partie de ce texte
est à lire ici: Quand l'État est
défaillant, les sorcières apparaissent
L'exemple
parfait du gogo-martyr qui s'offre un moment d'illusion de puissance, se trouve
dans le film de Louis Malle "Lacombe Lucien". En 1942, un pauvre
gosse handicapé, intellectuellement limité, constamment humilié, trouve soudain
sa revanche en s'engageant dans la milice. C'est lui qui désormais fait régner
la terreur : bref moment de mauvais bonheur avant le naufrage. Ce n'est pas
Lacombe Lucien qui a inventé la collaboration mais puisqu'elle était là, dans
son contexte culturel, elle lui offrait une occasion de revanche tragique. On
peut tenir le même raisonnement pour ces jeunes largués de notre culture.
Honteux de leurs échecs successifs, humiliés par l'épanouissement des autres,
ils trouvent dans une idéologie qu'ils ne connaissent que par quelques slogans,
l'occasion d'une brève victoire. Le terrorisme leur offre un engagement
immédiat, un éclair d'héroïsme, comme une course à l'Amok moderne.
Les
"biens élevés", dans de gentilles familles chrétiennes ou musulmanes,
connaissent eux aussi des moments de fragilité. Ils sont fortement majoritaires
dans une population de candidats terroristes. Plus de 80% des jeunes garçons et
filles qui partent en Syrie, pour faire une sorte de voyage initiatique, offert
par la Turquie sont issus de familles qui ont bien fait leur boulot.
Ces
jeunes ont été aimés par leurs parents dans une culture en paix qui les
acceuille plutôt bien, même quand ils sont d'origine étrangère. Ces parents
dévoués qui rêvaient de voir leurs enfants s'intégrer dans la nouvelle société
française, reçoivent un coup de massue alors qu'ils croyaient que tout allait
bien. Quinze ou vingt ans d'efforts affectueux sont anéantis par un message
stupéfiant : "Papa, je pars faire le Jihad... Maman je t'aime, ne
t'inquiète pas." Un immense malheur foudroie ces parents qui sont aussitôt
torturés par leurs voisins : "Voilà où mène l'Islam... vous les avez trop
gâtés... vous êtes responsable des attentats qu'ils vont commettre." Ces
mères religieusement voilées, comme l'étaient les chrétiennes qui n'osaient pas
"sortir en cheveux", à l'époque où le conformisme ambiant leur
faisait croire que c'était un signe de "femme de mauvaise vie",
n'osent plus vaquer à leur vie quotidienne.
Ces
jeunes, trop adaptés aux routines scolaires et familiales arrivent à l'âge où
l'on a besoin d'épopée. Le surgissement du désir sexuel les invite à quitter
leur douce famille protectrice, et la nécessaire fierté de devenir indépendant
les pousse à tenter l'aventure sociale. Mais voilà, pour ces jeunes, il n'y a
plus d'aventure sociale ! Seule la minorité remarquable des gamins des beaux
quartiers a accès aux grandes écoles, aux beaux métiers et à la trépidante vie
internationale. Un grand nombre de jeunes bien élevés ne sont plus accueillis
par notre culture. La longueur des études, les nouveaux métiers où un seul
technicien remplace 100 personnes, crée un peuple flottant de jeunes désengagés
qui, pour faire quelque chose quand même, s'engagent dans l'armée, s'inscrivent
au service civique ou payent leur voyage pour travailler dans une ONG.
Quelques
uns parmi ces jeunes, qu'ils soient bien ou mal élevés, entendent un récit venu
d'ailleurs qui monopolise la parole publique. Ce récit est structuré comme un
langage totalitaire. Très simple, il martèle quelques slogans qui provoquent
l'indignation, une émotion qui déclenche un engagement sans réflexion :
"Les vrais musulmans sont persécutés et humiliés par les Juifs et les
Américains." (Depuis deux ans, les Français sont désignés comme les
persécuteurs avant les Américains). C'est donc le plus logiquement du monde que
les Salafistes qui se disent les seuls vrais musulmans (2%) offrent à Dieu
quelques martyrs qui assassinent le plus possible de mécréants. Les musulmans
qui travaillent, qui font des études et participent à la culture occidentale
sont appelés "traîtres" ou "collaborateurs" comme Lacombe
Lucien. C'est donc au nom de leur morale religieuse qu'il convient de les tuer.
"Enfin une épopée" pensent ces jeunes Français, flottant autour d'une
société qui n'ouvre plus ses portes. Eux aussi sont escroqués par le discours
simpliste de la lutte du Bien contre le Mal, du Diable contre le Bon Dieu, des
vrais musulmans contre le reste du monde.
Cette
stratégie de prise de pouvoir n'est pas nouvelle. Les Turcs pensaient que les
Arméniens allaient les trahir en pactisant avec les Russes. Beaucoup de
Rwandais affirmaient que les Tutsis devaient leurs richesses et leurs diplômes
à l'écrasement des Hutus. Et pendant tout le Moyen-Âge, la chrétienté
réagissait à chaque malheur naturel ou social (épidémies, famines ou guerres)
en expliquant que le Diable avait pactisé avec les Juifs, les lépreux, les fous
et les hérétiques. L'Église luttait ainsi contre les dissidences en désignant
un groupe responsable du malheur.
L'épidémie
de croyance au Diable, en durant plusieurs siècles, a consolidé le pouvoir de
l'Église : "Si vous ne vous soumettez pas aux bien-pensants, c'est que
vous avez pactisé avec le Diable." On peut donc penser que l'épidémie
d'attentats qui détruit le Proche-Orient, et frappe l'Occident constitue une
tentative de dictature religieuse. Le problème est que cette minorité,
follement riche, peut se payer d'excellents techniciens, des armées de
mercenaires, des informaticiens de haut-niveau, des journalistes talentueux et
de très bonnes écoles religieuses où, depuis 20 ans, on fanatise les enfants
dés la maternelle. J'ai vu à la télévision libanaise, tous les soirs un
feuilleton reprenant le Protocole des Sages de Sion qui avait permis aux nazis
de déclencher des pogroms. J'ai vu des dessins animés où on expliquait aux
tout-petits que les juifs mangeaient le cœur des enfants arabes. Les excellents
techniciens font des montages qu'ils envoient à toutes les télévisions du
monde, gouvernant ainsi l'opinion des masses. Il y aura toujours des paumés mal
développés, des flottants mal accueillis, et des esprits totalitaires heureux
de mordre à cet hameçon.
De
tous temps, les médias ont constitué un outil pour manipuler l'opinion. Au
Moyen-Âge le colporteur, par ses récits, provoquait des rumeurs. Hitler prenait
des leçons de posture avec un chanteur d'opéra qui lui apprenait les gestes qui
déclenchent l'émotion, comme Charlie Chaplin nous l'a démontré dans son film
"Le Dictateur" (1939). Le photographe Hoffman composait de
magnifiques photos d'Hitler entourés de merveilleux jeunes gens désireux de
mourir pour sauver la belle culture aryenne. Et la cinéaste Leni Riefenstahl,
mettait en scène, un beau peuple de surhommes blonds qui allait apporter mille
ans de bonheur à l'Humanité, à condition de bien obéir au chef et de ne pas
penser.
Le
sénateur Mc Carthy au États-Unis, de 1950 à 1954, avait lui aussi déclenché une
épidémie de croyances en une invasion communiste. Grâce à des mises en scènes
filmées et régulièrement diffusées à la télévision américaine, il avait affolé
le peuple. Grâce à une avalanche de dénonciations, quatre millions d'américains
ont perdu leur emploi, et quelques uns sont morts sur la chaise électrique et
tous ceux qui hésitaient à participer à la chasse aux communistes étaient
considérés comme des traîtres.
Pendant
le Seconde Guerre mondiale, en France, en Allemagne et dans plusieurs pays
européens, ceux qui allaient au commissariat pour dénoncer des Juifs étaient
héroïsés : ils touchaient une prime équivalente à 300 euros quand ils dénonçaient
"un Juif important" et 50 euros pour un enfant. On les admirait.
Ces
épidémies de croyance ont toutes été déclenchées par de petits groupes qui
désiraient prendre tout le pouvoir, religieux, idéologique, financier et
parfois même scientifique. Lyssenko a tenté de révolutionner la génétique grâce
à son amitié avec le plus grand savant de tous les temps : le camarade Staline.
Il
existe une situation quasi-expérimentale du déclenchement d'une épidémie
psychique et de son arrêt possible : il s'agit des épidémies de suicide. Elles
ont probablement toujours existé, mais la première épidémie décrite fut celle
de "l'effet Werther". Quand Goethe a publié en 1774, "Les
souffrances du jeune Werther", où le héros se suicide parce qu'il a été éconduit
par la douce Charlotte, l'événement artistique provoqua une telle émotion qu'il
fut suivi de nombreux suicides de jeunes gens. Ils s'habillaient et se
coiffaient comme Werther, exprimaient leur désespoir affectif, puis se tiraient
une balle dans la tête, comme l'avait fait le héros de Goethe. L'épidémie fut
tellement contagieuse que les maires des grandes villes décidèrent d'interdire
le livre.
À
partir des années 1970, des travaux épidémiologiques ont cherché à vérifier
l'effet Werther. En effet, dans les mois qui ont suivi le suicide de Marilyn
Monroe en Avril 1962, il y eu une nette augmentation des suicides. Le même
phénomène est régulièrement chiffré après le suicide de belles actrices ou de
chanteuses à succès.
Le
modèle infectieux propose une métaphore pour expliquer ce phénomène à la fois
individuel et socio-culturel : quand un agent infectieux circule dans l'air ou
dans l'eau, les sujets fragiles sont les premiers infectés. Quand le chanteur
Leslie Cheung, s'est jeté d'un immeuble de Hong-Kong, on a noté la semaine
suivant, entre le 2 et le 9 Avril 2003, 1.243 suicides identiques. Même constat
pour les épidémies de suicides par le feu, le gaz carbonique, ou certains
médicaments. Les Berseks scandinaves et les Amok asiatiques ont-ils subi le
même effet ?
Le
mode narratif participe fortement à la contagion. Quand la suicidée est belle
et émouvante comme Romy Schneider, quand le journaliste raconte l'histoire d'un
homme méritant qui se suicide parce que la société n'a pas reconnu sa valeur,
ce type de récit est suivi d'effet Werther. En revanche la brute conjugale qui
tue sa femme puis se suicide, ne provoque aucune contagion parce que la
réprobation empêche l'identification. Beaucoup de paumés de banlieues se sont
identifiés à Mohamed Merah parce que ses crimes et son "suicide"
mettaient en scène leurs propres fantasmes : la revanche des humiliés.
Aujourd'hui,
quand les armées occidentales vont au feu, on note trois fois plus de morts par
suicide après le retour au camp. Lors des premières guerres Israélo-arabes, les
journalistes glorifiaient les soldats qui se suicidaient, autant que ceux qui
étaient mort au combat. La courbe de suicides augmentait régulièrement. Sam
Tyano, psychiatre à Tel-Aviv, invita les journalistes à modifier la manière
dont ils parlaient de ces morts. Deux ans plus tard la courbe des suicides
avaient nettement chuté.
Depuis
Durkheim, sociologue à la fin du XIXe siècle, on sait que tout bouleversement
social provoque un pic de suicides, même quand il s'agit d'une amélioration,
comme on le note en Chine. Mais il faut préciser qu'au cours de ce phénomène
social, ne se suicident que ceux qui ont été vulnérabilisés au cours de leur
développement éducatif précoce.
La
métaphore infectieuse est désormais confirmée : un microbe verbal se propage
par les récits culturels, mais ne contamine que les individus qui ont été
fragilisés par une carence éducative familiale ou culturelle précoce.
Quand
Jeannette Bougrab, pour le gouvernement précédent, m'a réclamé un rapport sur
le suicide des enfants en France, certains journalistes m'ont questionné le
jour même sur ce que j'allais dire dans ce rapport, me demandant ainsi de
conclure avant d'avoir commencé à travailler. La plupart des journalistes et
des décideurs politiques ont joué le jeu en parlant non plus de suicides, mais
en insistant sur la prévention du suicide. Ce narratif a fourni les preuves de
son efficacité où les associations jouent un rôle majeur.
Avant
de parvenir à cette politique d'apaisement, il a fallu argumenter avec d'autres
journalistes et cinéastes qui voulaient faire des films sur le suicide. Je
pense à cette vidéo où l'on voyait une jolie adolescente couler au fond d'une
eau verte, tandis que ses cheveux blonds et sa robe bleue flottaient joliment
autour de la noyée. Je pense à ce journaliste à qui je demandais de remplacer
l'expression "courage de se suicider" par "crise
suicidaire" qu'on pouvait apaiser par un simple coup de téléphone. Vexé,
il m'a répondu : "Je connais mon métier."
Nous
vivons actuellement une période critique. Les épidémies de croyances sont
régulières et meurtrières dans toute l'histoire humaine. L'argent fou du
Proche-Orient et la mondialisation instantanée des informations donnent à ces
épidémies une puissance immense. Les musulmans payent très cher cette
catastrophe culturelle, et nous aussi.
Il
y aurait deux mauvaises solutions :
1 - Ne pas riposter
2 - Trop riposter.
Ne
pas riposter reviendrait à laisser le pouvoir aux Jihadistes. Trop riposter
reviendrait à employer les mêmes armes qu'eux pour déclencher des guerres de
religion en Occident, comme, elles existent au Proche-Orient, ce qui donnerait
le pouvoir aux régimes totalitaires.
Peut-être pourrait-on résister
à cette épidémie :
- En augmentant la solidarité de toutes les
religions.
- En luttant contre les carences éducatives et
culturelles des jeunes.
- En développant la connaissance des autres
cultures.
- Et en s’entraînant, nous tous, à l'exercice du
jugement afin de ne pas se laisser fanatiser.
Pas facile, mais pas impossible.
L'histoire
des cultures a toujours été enrichie quand elle parvenait à résoudre ces
problèmes.
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