La nahdha (renaissance) dont parle cet historien, n'a rien à voir avec le parti des Frères musulmans du même nom en Tunisie qui instrumentalisent ce concept comme ils instrumentalisent la religion et la "cause palestinienne"; en le vidant de son sens, pour induire en erreur les "arabes" en se présentant comme des progressistes qui veulent la renaissance des peuples ! Leur nahdha, est synonyme de régression et d'obscurantisme; puisque le wahhabisme fonde l'action politique de ce parti ... ce à quoi assistent impuissants les tunisiens, depuis que les EU + l'UE + le Qatar, les leur avait imposés !
R.B
Non, répond
l'historien Jean-Pierre Filiu. La Syrie, l'Egypte, la Tunisie… ont connu eux
aussi leur siècle des Lumières, “la Nahda”, au XIXe siècle, faite
d'émancipation politique et intellectuelle. Entretien.
Un nouveau monde arabe est en train de
naître sous nos yeux — dans le bruit, la fureur et le sang. Son histoire est
liée à la nôtre, une histoire faite, depuis l'expédition d'Egypte de Napoléon
(1798), de brutalité, de promesses trahies et de manipulations. Les horreurs
d'aujourd'hui ne seraient donc que la continuation logique de celles d'hier ?
En partie seulement. Car une autre histoire s'est développée en parallèle, depuis
le XIXe siècle, celle des « Lumières arabes » — la Nahda — faite d'émancipation
politique et intellectuelle. Jean-Pierre Filiu, professeur en histoire du
Moyen-Orient contemporain à Sciences Po, la raconte dans un livre engagé et
passionnant, Les Arabes, leur destin et le nôtre.
Qu'est-ce que le monde arabe en 1800 ?
C'est un territoire privé de souveraineté, soumis à l'autorité
formelle de l'Empire ottoman, excepté les royaumes du Maroc, du Yémen et
d'Oman. En termes de population, les quelque quinze millions d'Arabes, dont
quatre pour la seule Egypte, sont moitié moins nombreux que les Français. La
mégalopole du Caire peut se comparer à Constantinople, alors que Tunis, Damas
ou Alep comptent chacune quelque cent mille habitants.
Comment l'identité arabe se définit-elle ?
A l'époque, l'affirmation de l'arabité ne va pas de soi, on se
reconnaît avant tout comme musulman. Le XIXe siècle voit pourtant le
développement d'une Renaissance arabe, la Nahda, selon un processus similaire à
celui que l'Europe a connu au cours des Lumières, puis de l'émergence des
nationalismes. Une élite éclairée s'affirme arabe contre la domination
ottomane, perçue comme décadente et oppressive, et contre l'intervention
occidentale — marquée par l'expédition d'Egypte (1798) et l'occupation de
l'Algérie (dès 1830). Des dynasties modernisatrices imposent leur souveraineté,
en Tunisie et en Egypte, celle-ci mettant l'accent sur l'Etat (dans ses
fonctions régaliennes), celle-là sur la Constitution (fondatrice du pacte
social, en Tunisie). Ces deux pays deviendront les piliers de la Nahda.
Quels rôles jouent nationalisme
et islamisme dans cette émancipation ?
Au XIXe siècle, ces catégories que l'on nous présente
aujourd'hui comme distinctes, voire incompatibles, sont extrêmement fluides. On
peut être un arabe nationaliste tout en brandissant le flambeau de l'islam
contre les Turcs présentés comme de « mauvais musulmans ». Les Arabes
chrétiens, alors dans une phase d'expansion démographique qu'on a du mal à imaginer
de nos jours — ils font plus d'enfants que les musulmans —, revendiquent
parfois le prophète Mohamed comme champion de l'arabité !
La Première Guerre mondiale marque un tournant dans cette
Renaissance ?
A la faveur du conflit, ces courants islamiste et nationaliste
convergent en la personne du gouverneur de la Mecque (choisi par les Ottomans),
le chérif Hussein. C'est un descendant du Prophète par la lignée la moins contestable,
celle des Hachémites. Et c'est lui qui mène la « Révolte arabe » contre
l'Empire ottoman, en s'alliant avec les Français et les Britanniques, qui lui
ont promis la création d'un royaume arabe indépendant ... et vont piétiner cette
alliance.
Pour les Arabes, c'est une triple humiliation. Ils sont entrés en
guerre comme des alliés, on les traite comme des supplétifs (jusqu'au fameux
Lawrence, qui prétend leur apprendre la guérilla !).
S'ajoute le mensonge : à
peine les puissances européennes ont-elles fait leur promesse à Hussein
qu'elles s'entendent secrètement pour se partager le Moyen-Orient à ses dépens.
Pire : les Britanniques promettent aux sionistes l'établissement d'un foyer
juif en Palestine !
Si on avait voulu être sûrs de s'aliéner les élites
arabes, on ne s'y serait pas pris autrement...
Est-ce un coup d'arrêt pour la Nahda ?
Cette trahison des alliés envers Hussein va déboucher sur
l'instauration des mandats en Syrie et au Liban, en Palestine et en Irak,
chef-d'œuvre de paternalisme colonial. Nous parlons ici de Damas, d'Alep, de
Bagdad — des villes qui ont enfanté la civilisation, en termes d'organisation
sociale, d'écriture ou de commerce !
L'idée qu'une puissance européenne
prétende leur enseigner ce que doit être un pays civilisé est un nouvel affront
pour les Arabes. D'autant que ces derniers se sont pliés aux règles du jeu
démocratique, en organisant des élections, en travaillant à une Constitution,
bref en se réclamant de l'autodétermination promue par l'Europe elle-même.
Comment réagit cette dernière ? En leur envoyant la troupe, pour s'assurer de
leur soumission.
C'est à ce moment-là que nous avons perdu les Arabes — en tout
cas ceux qui, fidèles à la Nahda, espéraient se libérer.
La trahison envers
Hussein ouvre aussi la route de la Mecque à la famille Saoud...
C'est-à-dire à la
seule force arabe de l'époque réfractaire à la Nahda — les wahhabites.
Les puissances européennes offrent ainsi une légitimité inespérée aux tenants d'un
islam rigoriste ... alors même qu'on ne trouve aucune trace des Saoud dans la
geste du Prophète. Or, ce pacte « wahhabite » établi en 1744 entre le prêcheur
Mohamed Abdelwahhab et les Saoud est l'alliance du sabre et du goupillon, une
alliance inédite dans le monde arabe, où jamais une tribu et un clerc ne
s'étaient associés pour créer un Etat. C'est chose faite avec la fondation, en
1932, de l'Arabie saoudite, le seul pays du monde dont les ressortissants sont
désignés par le nom de la dynastie régnante ...
Ces échecs ne mettent
pas fin à la Nahda ...
En effet,
l'imprimerie, les échanges, l'éducation continuent de s'étendre, et la diaspora
arabe d'essaimer en Europe et en Amérique du Nord ... Quant à l'effervescence
politique, certains partis de l'entre-deux-guerres, comme le Destour (Constitution) en
Tunisie, le Wafd en Egypte, les partis nationalistes en Syrie et, dans une
moindre mesure, en Irak et au Liban prolongent l'esprit de la Nahda.
Malheureusement, ces élites nationalistes, empêchées par les puissances
européennes de faire accéder leurs pays à une souveraineté pleine et entière,
vont bientôt être dénoncées par de nouveaux partis plus modernes et radicaux,
qui les accusent de pactiser avec l'occupant. Et cette surenchère nationaliste
prend souvent la forme de l'islamisme.
Pour les Frères musulmans, apparus en
1928, il faut ainsi remobiliser la nation arabe et islamique contre l'élite «
corrompue » du Wafd. On retrouve la même dénonciation des élites chez le
Néo-Destour de Bourguiba, le parti Baas en Syrie, et les partis communistes
qui surgissent alors. Tous ces partis sont autoritaires, adoptent des
structures de type léniniste et se nourrissent de la fin des mandats européens
et de la Nakba — la « catastrophe », comme on appelle la création de l'Etat
juif et l'exode des Palestiniens en 1948.
L'indépendance chèrement acquise de
la Syrie, en 1946, est ainsi détournée trois ans plus tard par un putsch du
chef d'état-major, prélude à un détournement généralisé des indépendances
arabes par des dictatures militarisées.
Quel rôle a joué la
création d'Israël dans les développements qui ont suivi ?
Selon moi, la Nakba a
toute sa place, mais rien que sa place dans les malheurs du monde arabe. A la
trahison des aspirations légitimes des Arabes à la fin de la Première Guerre
mondiale s'est effectivement ajouté l'abandon de la population arabe de
Palestine — une des plus éduquées, voire occidentalisées de la région —,
transformée en non-peuple, en conglomérat de réfugiés.
Cette négation du droit
du peuple palestinien à l'autodétermination est aussi le fait des cliques
militaires arabes qui utilisent la « cause palestinienne » à leur profit
exclusif. L'important, pour elles, est de rester « branchées » sur un système
international qui leur garantit rente financière et livraisons d'armes,
qu'elles soient pro-Washington et en paix avec Israël, comme l'Egypte depuis
1979, ou pro-Moscou et « hostiles » à Israël, comme la Syrie des Assad.
Pendant
des décennies, la Palestine sera ainsi niée par Israël et manipulée par ses «
alliés » arabes.
Le terrorisme
islamiste ne conteste-t-il pas la sujétion de ces cliques militaires aux
intérêts occidentaux ?
Nulle part les jihadistes ne sont une alternative digne de ce nom. La ligne de partage dans
le monde arabe passe entre ceux qui reconnaissent le peuple comme source de la
souveraineté et ceux qui le refusent. Il y a des islamistes, des nationalistes
et des laïques des deux côtés. Le président Sissi en Egypte et le chef de
Daech, Baghdadi, n'ont pas plus de respect l'un que l'autre pour la
souveraineté populaire — d'ailleurs, ils ont tous deux déclenché d'effroyables
attaques contre la moindre forme de contestation.
La vraie question, pour les
pays occidentaux, n'est pas de choisir entre un dictateur et des terroristes,
mais de soutenir l'établissement de la démocratie dans le monde arabe.
Si nous
disons « tout sauf Daech », au risque de soutenir des tyrans, nous aurons Daech
puissance 10.
Qu'en est-il des
tensions entre chiites et sunnites, qui déchirent aujourd'hui le monde arabe ?
L'historien se doit
d'introduire la distinction entre la réalité des tensions confessionnelles et
leur caractère supposé « éternel ». Ces tensions existent, mais affirmer qu'il
y aurait une guerre entre chiites et sunnites depuis l'aube de l'islam, et
faire de cette rivalité religieuse la clé du Moyen-Orient contemporain
obscurcit le débat au lieu de l'éclairer. Il y a eu des phases de concorde, des
moments où les sunnites se massacraient entre eux...
Bref, il faut revenir à
l'Histoire, et réexaminer à sa lumière la question du pouvoir dans ces pays. Jihadistes comme dictateurs ont en effet un intérêt partagé à ce que nous ne
comprenions plus rien à ce qu'il se passe dans le monde arabe.
Or, il y a deux
enjeux cruciaux, aujourd'hui, pour les pays européens, à mieux appréhender
cette région : les migrations et le terrorisme. Bachar al-Assad et consorts
sont des machines à produire du jihadisme et des réfugiés : ils ont
cyniquement nourri le jihad pour mieux se poser, aux yeux de l'Occident, en
rempart contre l'islam radical. Il faut donc anticiper la refondation d'un
ordre juste et démocratique là-bas, sous peine de payer ici même le prix de
telles impasses.
Ce n'est pas une utopie : le mouvement de libération des
Arabes est une vague de fond. Chercher à l'entraver ne peut qu'alimenter le
cauchemar. Pour eux depuis des années, et demain, sans doute, pour nous.
je trouve que c'est une excellente étude de l'historien J.P qui couvre deux siecles de l'histoire CONTEMPORAINE du MONDE ARABE
RépondreSupprimerTUNISIE : UNE DÉMOCRATISATION AU-DESSUS DE TOUT SOUPÇON ?
RépondreSupprimerVincent Geisser :
Ce livre cherche à comprendre le présent en Tunisie en replaçant les événements actuels dans une histoire longue, pour mieux comprendre le futur.
L’originalité de la révolution tunisienne repose sans doute sur l’existence d’un relatif consensus des élites – y compris celles de l’ancien régime – pour opérer un certain nombre de changements institutionnels.
Il existe une forte conscience chez les Tunisiens d’avoir été les premiers, ce qui contribue à replacer la Tunisie au centre des enjeux régionaux, arabes et méditerranéens. Même si nombre de Tunisiens sont aujourd’hui déçus par la post-Révolution, il existe tout de même une fierté tunisienne à avoir montré la voie aux peuples du monde arabe.
Le drapeau tunisien n’est d’ailleurs plus seulement un emblème national mais un symbole pour l’ensemble des peuples arabes et au-delà pour tous les peuples qui luttent contre les formes de despotisme.
https://www.huffpostmaghreb.com/entry/quatre-questions-a-vincent-geisser-co-auteur-du-livre-tunisie-une-democratisation-au-dessus-de-tout-soupcon_mg_5ba12081e4b013b0977f88f3?utm_hp_ref=mg-homepage