Un sage, une conscience, un grand journaliste, un écrivain, un ami de Bourguiba et de la Tunisie, est mort hier à 99 ans.
Je garde un bon souvenir de Jean Daniel lors d'une conférence organisée par notre amie Hélé Béji dans le cadre du Collège international de Tunis, dans la maison de sa grand-mère, en 2011, année de tous les espoirs.
Elle l'avait invité pour animer un débat sur la "révolution du jasmin" et la démocratie naissante pour les tunisiens.
Il avait rappelé alors, son amitié pour Bourguiba * et pour la jeune république naissante en disant son admiration pour le père de la nation à la fois sur le plan intellectuel comme sur le plan politique.
Amitié qui sera ternie, voir rompue, du jour où Jean Daniel avait reproché à Bourguiba son manque d'ouverture, refusant la démocratie et le multipartisme à une jeunesse qu'il avait pourtant instruite et éduquée mais à laquelle il ne faisait pas confiance.
Concluant son intervention pour dire que Bourguiba était un bon professeur mais qui refusait à ses élèves de le dépasser.
Concluant son intervention pour dire que Bourguiba était un bon professeur mais qui refusait à ses élèves de le dépasser.
Je me rappelle de mon intervention pour dire à Jean Daniel, qu'il ne fallait pas pour autant jeter le bébé avec l'eau du bain.
J'ai avancé comme argument pour justifier la crainte de Bourguiba d'accorder la démocratie aux tunisiens, de voir son oeuvre détruite par les islamistes et les communistes en vogue parmi une bonne partie des intellectuels et des étudiants à l'époque; et que l'histoire lui a donné raison de s'en méfier.
Et j'ai rappelé la politique des étapes (siésit el marahel) chère à Bourguiba, selon laquelle il aurait probablement admis le multipartisme le moment venu, mais la maladie l'ayant pris de court, il n'était plus en état de décider quoi que ce soit; puisque son entourage va prendre les rênes du pouvoir, en s'abritant derrière un président affaibli qu'ils ont nommé président à vie.
J'ai avancé comme argument pour justifier la crainte de Bourguiba d'accorder la démocratie aux tunisiens, de voir son oeuvre détruite par les islamistes et les communistes en vogue parmi une bonne partie des intellectuels et des étudiants à l'époque; et que l'histoire lui a donné raison de s'en méfier.
Et j'ai rappelé la politique des étapes (siésit el marahel) chère à Bourguiba, selon laquelle il aurait probablement admis le multipartisme le moment venu, mais la maladie l'ayant pris de court, il n'était plus en état de décider quoi que ce soit; puisque son entourage va prendre les rênes du pouvoir, en s'abritant derrière un président affaibli qu'ils ont nommé président à vie.
La réponse de Jean Daniel pour couper court aux critiques qu'il avait suscitées dans l'auditoire, a été de me dire : " Coupons la poire en deux ", admettant que lui et moi avions raisons mais " fifty-fifty ", ajouta-t-il, avec un grand sourire !
Qu'il repose en paix.
Rachid Barnat
* Voici ce que dit Jean DANIEL de BOURGUIBA :
* Voici ce que dit Jean DANIEL de BOURGUIBA :
BOURGUIBA est à mes yeux, le premier libérateur qui se soit débarrassé de tous les complexes habituels aux colonisés.
On a compris que j'avais un faible pour cet homme, et qu'aucun de ses égarements, qui ont été si nombreux, - j'en sais personnellement quelque chose - ne m'ont jamais retenu de l'aimer.
Cela vient de ce que mon jugement est de plus en plus nourri par la comparaison.
Si je le contemple, je le juge ; si je le compare, je le loue : j'en vois bien peu qui, le valent.
Cela vient aussi que je crois de plus en plus aux mythes et de moins en moins aux idéologies pour expliquer les rapports d'un homme avec une société.
Cela vient de ce que le chef arabe qui a montré le premier le chemin du gradualisme réformiste, qui a le premier indiqué la solution du conflit avec Israël, qui a émancipé les femmes et qui exècre la xénophobie habituelle aux jeunes nations, me paraît avoir fait preuve d'un courage moral dont le monde arabe procure peu d'exemples.
Mais j'ajouterais, bien sûr, que le " mythe - Bourguiba " a choisi de s'ancrer sur des rivages qui ont servi de décor aux plus belles lumières de mes refuges et de mes sources, et que j'ai pour cette terre comme le frémissement d'un imaginaire enracinement.
Dernier article de Jean Daniel :
« Ma chère Claire Bretécher », en hommage à la
chroniqueuse des travers des « bobos de gauche » qui vient de mourir..
*****
Votre vocation : agir sur
l’histoire sans les chaînes du pouvoir
Lors
d’une conférence de bienvenue tenue en l’honneur de Jean Daniel au Collège
international de Tunis, le 16 juin 2001, et intitulée : « Mémoires et
engagements », l’écrivaine et essayiste tunisienne, Hélé Béji a donné une
communication qu’elle a voulu une adresse dans le style direct à feu Jean
Daniel, fondateur du prestigieux « Nouvel Obs ».
Nous en
tirons, ci-après, de larges extraits :
Cher
Jean Daniel,
Bienvenue
au Collège international de Tunis. Ici vous pourrez exercer à satiété votre
« incapacité religieuse de croire ».
Vous avez
dit: « Le militantisme n’a jamais été mon fort » ou encore
« aucun engagement politique n’épuise une vie ». Pourtant, chacun de
vos engagements a été un risque au sens fort, où il a toujours fallu payer
quelque chose, mettre en gage, engager son âme pour « cette étrange idée
qu’une vérité peut n’être que celle d’un jour », celle du journalisme.
Vous avez
deux dons : comprendre et raconter, vous les revendiquez. Vos narrations
sont toujours une pédagogie de l’actualité. Vos carnets sont comme une
éprouvette que vous plongez dans le fleuve de l’actualité pour avoir le temps
d’en analyser quelques gouttes, parce que dans la composition de chacune
d’elles, il y a peut-être toute la chimie du présent.
Mais en
même temps, vous contez le présent avec des couleurs de légende, comme s’il
appartenait aussi à ceux dont la bouche en a déjà proféré quelque vérité
prémonitoire. C’est pour eux aussi que vous témoignez, pour les disparus, les
absents, les anges visionnaires et précocement muets, auxquels votre père
laissait toujours une place vide à table.
Mais il y a
du romanesque dans votre journalisme, dans vos scènes
balzaciennes de la vie mondiale. Vous mêlez vos héros littéraires du
XIX° siècle aux portraits de vos contemporains, Bourguiba, De Gaulle,
Mitterrand, Senghor, Kundera, Malraux, Camus, qui deviennent sous votre plume
des figures de roman, tels qu’en eux-mêmes l’éternité les change, tandis que
vos héros de fiction, Fabrice Del Dongo, Julien Sorel, Meursault, Mathilde de
la Môle, qui a le même prénom que votre sœur et qui était son héroïne préférée,
ont des visages si familiers qu’on les verrait presque trinquer avec vous dans
un bar.
Ce mélange
de littérature et de politique hausse le journalisme à la hauteur des
chroniques de Saint Simon. Les gloires sortent de la dorure de l’histoire pour
la misère des contingences, mais les amis aux tendres prénoms ont au contraire
le panache de demi-dieux immortels. Vos carnets tissent les sentiments infimes
aux événements majeurs, les minutes impalpables aux dates monumentales, les
petits chagrins aux grands traumatismes.
Votre élan
vers le monde est un retour sur soi, et votre interrogation sur soi une
curiosité pour le monde. Chaque matin, on dirait que le sphinx énigmatique de
l’actualité vous interpelle dans le miroir où vous vous brossez les dents.
Tout à coup votre mémoire se fixe sur la mèche d’André
Malraux, les sourcils de Mendès-France, le menton de Bourguiba, la danse
d’Albert Camus, le front de Germaine Tillion, le torse de Jacques Berque, la
coupe de cheveux de Jules Roy…
Et soudain, la précarité
d’une rencontre entre dans la grâce de l’histoire. Chaque page que vous écrivez
est un tamis que vous secouez pour n’en garder que le grain moral, et vous en
laissez s’effriter le sable trivial, à travers cette double membrane toujours
tendue en vous : la quête du bonheur, la haine de la violence.
Par un coup d’œil rapide, vous captez dans le brouillon
de l’actualité des éclairs, des signes, des intuitions. Mais votre passion
prend toujours le pas sur le cynisme, votre humour sur l’amertume, votre style
sur la déprime. La saveur poétique du rêve l’emporte chez vous sur la déception
des utopies.
Il y a une infime oscillation dans vos écrits entre la
clarté et le délire ; c’est la traduction même des paradoxes du monde dont
vous êtes une sorte de témoin altier et subjugué. Vous aimez cette frange de l’histoire
où la raison s’éprouve elle-même en effleurant la folie. Vous êtes souvent
moqueur, rarement amer ou sarcastique. L’imperfection humaine est pour vous un
sujet d’indignation mais pas d’anathème. Vous vous révoltez sans vous
désespérer ; vous vous fâchez sans vous envenimer ; vous vous énervez sans
vous déchaîner. Mais votre naturel bienveillant n’est pas exempt d’une douce
férocité.
Vous êtes un rebelle des crimes de l’humanité, mais pas
un inquisiteur de ses péchés. Ce que vous craignez chez les révolutionnaires,
c’est leur plus grand attrait pour la violence que pour la révolution. L’idée
hégélienne de la violence accoucheuse de l’histoire vous révulse…
Votre vocation : agir sur l’histoire sans les
chaînes du pouvoir. Votre désir de comprendre se porte même vers ceux que vous
ne comprenez pas. Votre sévérité ne voue personne aux gémonies. Vous n’êtes pas
de ceux qui excommunient. Votre instinct de bonheur est plus fort que votre
mélancolie.
Vous dites : « Je suis né peureux et
paresseux ! ».
Je veux bien ! Mais quand on parcourt les milliers
de pages de vos carnets, essais, romans, reportages, et cette tyrannie
hebdomadaire de l’édito du Nouvel Observateur, et vos aventures au bout du
monde pour ne rien rater, et les sorciers, les intellos, les diables, les
fées, les fous, les génies, les vagabonds, les monstres, les saints, les
assassins que vous nous racontez, on se demande ce que vous auriez fait si vous
aviez été bosseur !
« Peureux ? » à Bizerte, ou dans les
ruptures que vous avez affrontées avec les meilleurs, votre terrible séparation
avec Camus à cause de l’Algérie ? Dans votre choix de l’Algérie algérienne
contre l’Algérie française ? Dans ce premier numéro du Nouvel Obs où vous avez
ouvert une tribune à Sartre, malgré votre répulsion pour sa Préface aux Damnés de la terre,
et son « démoniaque égarement ». Il faut admettre dites-vous, que les
hommes supérieurs puissent avoir tort.
« Paresseux ? » dans les rubriques hyper
savantes où vous avez fait l’Académie, le Collège de France, la Sorbonne, les
Hautes Etudes, faisant du Nouvel Obs « le journal le plus écrit de la
presse française », où toutes les chapelles intellectuelles ont pu se
quereller, même celles que vous désapprouviez.
Qu’aurait-ce été si vous vous étiez jugé courageux et
travailleur ? Vous auriez été un despote de l’intelligence, un
« terroriste sémantique » comme vous dites, un cuistre des médias, un
tyran de l’opinion. Heureusement, c’est peut-être cette illusion de paresse et
de faiblesse qui vous a sauvé du cynisme du « glacis parisien » comme
vous l’appelez.
« La décolonisation, c’est mon engagement »,
dites-vous. D’une certaine manière, vous êtes un décolonisé ; toute votre
mémoire a travaillé à son élucidation. Il y aurait beaucoup à dire. Mais juste
un point. Quelle différence humaine y a-t-il, par exemple, entre un algérien et
un français nés sur la même terre : même type de famille, même
hospitalité, mêmes affects, même climat, même paysage, même musique, mêmes
superstitions, même patriarcat, même monothéisme, mêmes amitiés, mêmes écoles,
et qui disent comme vous : « Tout homme sur ces rives est à certains
moments la mère de l’autre ». Et pourtant, ils ont décidé un jour qu’ils
étaient « différents » ?
En fait, cette mémoire subjective ne peut être
confondue avec celle d’une histoire collective, même si elle la recoupe…
Je dirais que pour vous, Jean Daniel, il y a eu acte de
dépossession de la mémoire, alors que dans l’autre cas, celui du fanatique,
non. Qu’est-ce que la dépossession de la mémoire ? C’est l’acte par lequel,
en s’engageant, on accepte de perdre quelque chose. Vous êtes français
d’Algérie, mais vous avez accepté que l’Algérie soit aux Algériens. Vous avez
perdu votre maison, votre terre natale, votre mère, votre famille, et l’amitié
irremplaçable d’Albert Camus qui lui, ne voulait pas perdre l’Algérie.
Tous vos engagements sont partis de ce premier et
douloureux travail de dépossession, seul digne d’une vraie mémoire.
Toute liberté est inséparable d’une critique de
mémoire. C’est pourquoi, votre travail est pour nous exemplaire. Vous nous
montrez que seul un travail singulier, créatif sur la mémoire, une dépossession
de soi, une liberté de mémoire, un sacrifice d’identité, peut fonder un
humanisme de l’engagement.
Lire le dernier hommage de Hélé Béji à son ami :
Jean Daniel, un jeune homme avec un édito en bandoulière
Lire le dernier hommage de Hélé Béji à son ami :
Jean Daniel, un jeune homme avec un édito en bandoulière
Robert Badinter : « Jean Daniel était un homme juste »
RépondreSupprimerhttps://www.nouvelobs.com/jean-daniel/20200220.OBS25081/robert-badinter-jean-daniel-etait-un-homme-juste.html?fbclid=IwAR39FprBCMMz_EMfvVQOzLDbGLOH_EKr___ERZCjYFvOlQ5Or3tW1iKRnBM#xtor=EPR-1-%5BObsActu8h%5D-20200221
LES BIENFAITS SECONDAIRES DU TRAUMATISME COLONIAL
RépondreSupprimerBourguiba :
" C’est vrai que les civilisations s’effondrent et que pour renaître elles ont besoin d’un choc.
Je n’ai aucune gêne à reconnaître qu’avant la France la Tunisie était une sorte d’espace vide, sans réalité et sans âme.
Quand il y a une place vide, l’histoire est là pour nous dire que la puissance supérieure et voisine s’empresse de l’occuper.
Disons que ce travail historique a incombé à La France.
Les Français nous ont fait renaître contre eux, par opposition, par réaction. Nous avons pris d’eux le meilleur pour lutter contre la France. Maintenant le travail est fait, il faut que vous partiez. Je le dis sans haine, malgré les traitements que j’ai subi en prison.
Après tout, s’il fallait un choc pour nous faire revivre, autant que le choc soit venu de la France. De ses militaires mais aussi de ses instituteurs. "
https://jpryf-actualitsvoyagesetlitterature.blogspot.com/2022/01/jean-daniel-reconcilier-la-france.html?fbclid=IwAR38EGBT3dEt0glBbvhnBFymhMJiHq0mA18gwQnsIIpr9ELiIM_rbS5_Doc