Ghannouchi ne dissuadait-il pas les islamistes d'Europe de créer leurs propres partis pour leur recommander de pénétrer les partis existants et influencer leurs lignes politiques, à défaut d'en prendre les règnes ?!
R.B
Marie-Thérèse UrvoyL’islamisme ne vise pas à séparer mais à conquérir
LE FIGARO. – Quand apparaît le mot «islamisme» tel que nous l’entendons aujourd’hui, c’est-à-dire comme une forme politique et radicale de l’islam?
Marie-Thérèse URVOY.- Il est vrai que le «isme» dans islamisme n’a pas la même valeur que dans «christianisme» ou «bouddhisme»: il est censé ajouter une tonalité négative. Cependant, cet usage moderne du terme islamisme n’a rien à voir avec celui du XIXe siècle. Il s’agissait alors de distinguer la religion («islamisme») de la civilisation («islam»), sur le modèle du christianisme et de la chrétienté. Puis à partir des années 1970, «islamisme» s’est mis à désigner exclusivement une variante politique agressive de l’islam. Cela a abouti à la disparition de l’adjectif «islamique» au profit de «musulman». C’est une distinction très française.
La distinction entre islam et islamisme n’est-elle pas cependant judicieuse?
La distinction entre islam et islamisme est pertinente, le premier désignant le système socioreligieux comme tel, et le second étant en outre la conviction que les lois de l’islam doivent prédominer sur les lois des hommes. Mais elle ne désigne pas une simple distinction entre modération et radicalité. La modération et la radicalité sont affaire de musulmans individuels. Un musulman dit modéré est quelqu’un qui parvient à mettre une distance entre lui et les dogmes fondamentaux, et accepte de ranger sa foi dans son for intérieur. L’islamiste est celui qui pousse les préceptes de sa foi jusqu’au bout, la conquête de tout lieu où se trouve l’oumma. Partout où il y a deux croyants, l’oumma est là.
Contrairement au christianisme, l’islam porte dès l’origine une dimension politique. Ce n’est pas seulement une religion, mais un code qui régit l’essentiel de l’existence. Le chrétien ne pourra pas tirer de préceptes politiques clairs des Évangiles. En revanche le musulman trouvera toujours de la politique dans ses textes sacrés: la discrimination entre musulmans et non-musulmans est inscrite dès la charte de Médine dictée par le Prophète. La distinction entre musulmans et dhimmis est éminemment politique, ainsi évidemment que celle entre homme et femme, détaillées dans tous les traités de droit islamique.
Tout de même, n’y a-t-il pas eu, tout au long de l’histoire, un combat entre une interprétation modérée et une interprétation radicale du Coran?
Ce débat est apparu très tôt, mais, au fur et à mesure que l’islam progressait géographiquement, il s’est arrêté. Entre le IXe siècle, où la foule s’est opposée à une tentative du pouvoir d’imposer une dogmatique rationalisante, et le XIIIe siècle, il y a eu une série de trois durcissements appelés traditionnellement les «restaurations du sunnisme», c’est-à-dire de la conception traditionnelle. Dans le premier épisode, le personnage d’Ibn Hanbal (mort en 855) apparaît pour fonder une école juridique, la plus littéraliste, qui sera reprise neuf siècles plus tard par le wahhabisme. C’est une évolution en négatif. Il y a eu un dépérissement du débat spirituel en islam.
L’appellation « islam des Lumières » est française. Ses promoteurs cherchent dans l’histoire des exemples qu’ils enjolivent. On a instrumentalisé Averroès et on a répandu l’image mythifiée d’un apôtre de la tolérance.
Pourquoi les plus radicaux ont-ils acquis une influence croissante?
Je crois que c’est parce qu’ils ont réussi à s’appuyer sur le sacré des textes. Avec cette conception du Coran comme dictée divine livrée à Mohamed, la nature du texte coranique favorise le durcissement, le raidissement idéologique. Il y a eu des tentatives de réforme, mais aucune n’a abouti. On peut prendre l’exemple du Soudanais Mahmoud Mohamed Taha qui a tenté de promouvoir une version théologique libérale de l’islam dans les années 1960, en élaborant toute une distinction entre la période mecquoise et la période médinoise. Il a subi une levée de boucliers de la part des théologiens d’al-Azhar et a fini par être considéré comme apostat et pendu à Khartoum en 1985. Ou encore, l’Égyptien Ali Abdel Raziq, un cheikh de l’université islamique du Caire al-Azahr qui, dans les années 1920, voulait éliminer le concept même du califat, jugé mortifère, et développer une version non politique de l’islam. Il a été chassé de son poste de juge religieux, mis au ban et n’a dû la vie sauve qu’au fait qu’il appartenait à une famille importante. Quand certains musulmans élèvent la voix pour dire qu’ils veulent un autre islam, personne ne les écoute ; bien plus, ils sont persécutés.
Le surgissement du voile est-il un produit de l’islamisme?
Dans le Coran il n’y a pas un seul verset qui prescrive le voilement. Il y a deux versets rattachés au port du foulard, mais quand on regarde l’étymologie des mots utilisés, cela n’a rien à voir avec les voiles d’aujourd’hui. Comme l’a dit al-Ashmâwî, qui fut l’un des conseillers de Sadate, le hijab n’est pas islamique. Dans le Coran, le voilement concerne les femmes du Prophète (XXXIII, 59), et il ne parle pas de la tête, mais de la poitrine: «Rabattez vos voiles sur vos gorges» (XXIV, 31).
Dans certains pays la tenue traditionnelle a été progressivement sacralisée, par une surinterprétation des textes. Dans d’autres, essentiellement au Moyen-Orient, un courant féministe s’est activé, autour des années 1920, pour résister à la poussée islamiste, ce qui, en réaction, a entraîné un durcissement et une généralisation des exigences islamistes.
L’erreur de l’Occident, c’est d’avoir accepté au départ des prémisses qui se sont développées et aggravées avec le temps. Ça a commencé à la fin des années 1970. Nous en sommes à ne plus pouvoir lutter contre l’envoilement total des femmes. Nous voulons sauver les femmes voilées des pays islamiques et ensuite nous nous battons avec la laïcité en Occident parce que les mêmes veulent le voile jusque dans sa forme la plus outrancière, lequel, au dehors de terres islamiques, a un sens avéré de marque politico-communautaire.
Vous critiquez dans votre livre le thème de l’islam des Lumières, souvent mis en avant comme une référence oubliée qu’il conviendrait de réinvestir pour sauver l’islam de ses penchants violents. Pourquoi?
Il faut relier ceci aux illusions occidentales sur la transition des musulmans vers un islam moderne. Cette appellation «islam des Lumières» est française. Je suis tentée d’y voir une corruption du sens historique des «Lumières» réduites à un simple qualificatif laudatif. On a la même chose avec un supposé «islam de progrès» ou la mise en avant du soufisme censé être plus modéré. Les promoteurs de cet «islam des Lumières» cherchent dans l’histoire des exemples qu’ils enjolivent. L’idée est de montrer que cela est possible dans le futur, car cela a déjà existé dans le passé. On a beaucoup instrumentalisé Averroès (1126-1198) par exemple, en en faisant une figure quasiment voltairienne. En réalité, c’était un juge sourcilleux de la légitimation religieuse, un prédicateur qui appelait au jihad. C’était un musulman pieux, normal, parfaitement inscrit dans l’idéologie de son époque. Le film Le Destin (1997), du réalisateur égyptien Youssef Chahine, a beaucoup contribué à répandre l’image mythifiée d’un apôtre de la tolérance. «Chacun doit se soumettre aux principes religieux, les suivre et ne pas douter de ceux qui s’y sont ancrés. Car les nier et les discuter rend vaine l’existence humaine et de ce fait les hérétiques doivent être tués», écrivait-il. Difficile d’y voir un antidote à l’islamisme.
À vous lire, il y aurait une sorte de fatalisme qui condamnerait l’islam à rester violent. Ne croyez-vous pas pourtant que la grande majorité des musulmans entendent sans aucun doute vivre une vie paisible?
Ces musulmans-là existent bel et bien. Cependant ils ne sont pas encore une force de frappe assez nombreuse pour imposer leurs volontés et leur désir d’une société laïque et moderne. Ils n’ont pas droit à la parole. Actuellement ce sont les musulmans fidèles à leurs fondamentaux (fréristes, salafistes, etc.) qui tiennent le haut du pavé. Ils se nourrissent de l’ignorance crasse de l’Occident de ce qu’est l’islam.
Comment jugez-vous les efforts du gouvernement français pour réguler l’islam de France?
On m’accuse souvent de pessimisme. Mais je n’ai souvent que de l’avance sur les constats qui sont faits par les politiques eux-mêmes. Au début, il y a une certaine naïveté, et quand celle-ci disparaît, il est trop tard. Quand j’entends le ministre de l’Intérieur dire qu’il ne peut pas fermer plus de six mois les mosquées salafistes, car c’est la loi… il faut changer la loi.
Quant à la «loi sur le séparatisme islamiste», c’est le mot même de «séparatisme» qui pose problème. Il n’est pas adéquat, car l’islamisme ne vise pas à séparer mais à conquérir. Lorsque la démographie le lui permet, il ne veut pas partager et œuvre à exploiter les moyens administratifs et financiers de l’État d’accueil, avec l’intention de les subvertir au profit de la seule communauté universelle, appelée oumma. Ce qui est illustré dans la proclamation fameuse avec laquelle sont taraudées les terres d’accueil : «Nous gagnerons par vos lois, et nous vous gouvernerons par nos lois.». Et qu’illustre également l’imam Iquioussen (prédicateur vedette sur internet, figure de l’ex-UOIF, NDLR) en incitant ses coreligionnaires à traiter avec des candidats aux élections : apport des voix contre satisfactions données à leurs exigences.
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