mardi 3 décembre 2019

Les prêtres laïques sont de retour

  • Faut-il condamner une oeuvre culturelle, parceque son auteur a commis un crime ? La question s'est posée pour Céline, pour Richard Wagner ... et tout récemment pour Roman Polanski, dont les féministes extrémistes appellent au boycott de son dernier et excellent film " J'accuse ! ".                                                                                          R.B
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  • Mazarine Pingeot *

  • Confondre l’homme et l’œuvre, ou le retour de Sainte-Beuve

    Juger une œuvre parce que l’homme a commis un crime, c’est importer une question de justice dans le champ de la création.

    Il y eut un temps où l’ironie proustienne contre Sainte-Beuve semblait indépassable. On se disait, mais oui, ce « biographisme » de Sainte-Beuve est d’une pauvreté navrante, et d’une incompréhension des processus de création affligeante. On souriait de la prose de ce positiviste qui importait en littérature la croyance scientiste en vogue à l’époque de parvenir à une science morale, à la façon d’une science positive. Il prétendait alors expliquer l’œuvre par l’homme, et mettre en place les rudiments d’une science de la critique, adossée à l’honorabilité bourgeoise.

    Pourtant, ce sont bien les propos de Sainte-Beuve qui sous d’autres plumes et d’autres styles, saturent l’espace public, à tel point qu’il semble aujourd’hui interdit d’avoir une opinion contraire, pire, de chercher à la fonder. D’autant que ce retour au biographisme s’annonce sous les couleurs émoussées d’un progressisme fourre-tout masquant parfois une réaction qui s’ignore.

    « La littérature, écrivait Sainte-Beuve, n’est pas pour moi distincte ou, du moins, séparable du reste de l’homme et de l’organisation… On ne saurait s’y prendre de trop de façons et de trop de bouts pour connaître un homme, c’est-à-dire autre chose qu’un pur esprit. Tant qu’on ne s’est pas adressé sur un auteur un certain nombre de questions et qu’on n’y a pas répondu, ne fût-ce que pour soi seul et tout bas, on n’est pas sûr de le tenir tout entier, quand même ces questions sembleraient les plus étrangères à la nature de ses écrits : Que pensait-il de la religion ? Comment était-il affecté du spectacle de la nature ? Comment se comportait-il sur l’article des femmes, sur l’article de l’argent ? Était-il riche, pauvre ; quel était son régime, sa manière de vivre journalière ? Quel était son vice ou son faible ? Aucune réponse à ces questions n’est indifférente pour juger l’auteur d’un livre et le livre lui-même, si ce livre n’est pas un traité de géométrie pure, si c’est surtout un ouvrage littéraire, c’est-à-dire où il entre de tout. »

    De ce fait, toute critique visant les Anciens est incomplète, tandis que plus l’auteur ou le créateur se rapproche de nous, plus nous disposons d’informations, et plus nous aurions accès à la vérité de son œuvre, voire à sa nécessité aussi bien formelle que matérielle. L’œuvre donc comme excroissance d’un processus social, historique, physique, dont l’individu est la croisée, le point de jonction. L’individu serait la clé d’intelligibilité de son œuvre ; et de ce fait, sans doute, la clé du jugement qu’on peut en faire – jugement moral autant qu’esthétique puisque l’un et l’autre pourraient dès lors s’identifier.

    Qu’en dit Proust ?

    « L’œuvre de Sainte-Beuve n’est pas une œuvre profonde. La fameuse méthode, qui en fait, selon Taine, selon Paul Bourget et tant d’autres, le maître inégalable de la critique du XIXe, cette méthode, qui consiste à ne pas séparer l’homme et l’œuvre, à considérer qu’il n’est pas indifférent pour juger l’auteur d’un livre, si ce livre n’est pas un “traité de géométrie pure”, d’avoir d’abord répondu aux questions qui paraissaient les plus étrangères à son œuvre (comment se comportait-il, etc.) […] cette méthode méconnaît ce qu’une fréquentation un peu profonde avec nous-mêmes nous apprend : qu’un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices.  »

    Il donne alors l’exemple de la critique que Sainte-Beuve fait de Stendhal – et l’on ne sait plus si « Stendhal » désigne l’homme ou l’œuvre. Plutôt que de se faire sa propre idée de l’œuvre – autrement dit d’ouvrir le Rouge et le noir par exemple et de lire, Sainte-Beuve fait preuve de prudence, et mène l’enquête :

    « Qu’ils me permettent de leur dire, pour juger au net de cet esprit assez compliqué, et sans rien exagérer dans aucun sens, j’en reviendrai toujours de préférence, indépendamment de mes propres impressions et souvenirs, à ce que m’en diront ceux qui l’ont connu en ses bonnes années et à ses origines, à ce qu’en diront M. Mérimée, M. Ampère, à ce que m’en dirait Jacquemont s’il vivait, ceux, en un mot, qui l’ont beaucoup vu et goûté sous sa forme première. »

    Or qu’en conclut-il ? « Je viens de relire, ou d’essayer, les romans de Stendhal ; ils sont franchement détestables. » Et pourquoi cela ? Parce qu’il l’a un peu connu, parce qu’il a demandé l’avis à M. Mérimée et M. Ampère sur l’homme, peut-être même a-t-il interrogé sa blanchisseuse, ses camarades de classe et le cousin de sa sœur.

    Démonstration implacable : le Rouge et le Noir est quelque peu extravagant, on n’y croit pas, sauf dans la première partie, parce que « Beyle avait, pour ce commencement du roman, un exemple précis, m’assure-t-on, dans quelqu’un de sa connaissance et, tant qu’il s’y est tenu, il a pu paraître vrai. » Rien de comparable à l’œuvre de Xavier de Maistre ou encore de Madame Gasparin ou Töpffer, Charles de Bernard, Vinet, Molé, ou encore Ramond… On peut allonger la liste des inconnus reconnus par Sainte-Beuve comme les grands écrivains de son temps.

    S’il n’avait pas un flair démesuré pour débusquer les grandes œuvres, que dis-je, les grands auteurs de l’époque, il fait montre en revanche d’une force d’anticipation impressionnante : quelle actualité et quelle modernité en effet que celles de Sainte-Beuve, si l’on veut bien confondre l’actualité et la modernité, la contemporanéité et la modernité. Car si l’on en croit Paul Valéry contemporain n’est pas moderne : « Et de quoi était fait ce désordre de notre Europe mentale ? – De la libre coexistence dans tous les esprits cultivés des idées les plus dissemblables, des principes de vie et de connaissance les plus opposés. C’est là ce qui caractérise une époque moderne. Je ne déteste pas de généraliser la notion de moderne et de donner ce nom à certains modes d’existence, au lieu d’en faire un pur synonyme de contemporain », écrit-il dans la Crise de l’esprit. Or il ne semble pas que cette définition de la modernité s’accorde à notre pur contemporain où le retour de l’ordre moral d’un côté et la haine de la démocratie de l’autre autorisent assez peu que cohabitent, en réalité, les idées les plus dissemblables.

    Sainte-Beuve n’est pas moderne, mais il est contemporain : en identifiant l’œuvre à l’homme, il fait d’un principe critique, celui d’un jugement moral. Rabattre l’œuvre sur l’homme, c’est toujours rabattre la critique sur la morale. Ensuite, Sainte-Beuve montre en quoi le hors champ, ce qui est en dehors de l’œuvre, à savoir le réel, est bien plus important que l’œuvre elle-même, et que celle-ci ne tire sa véracité que de celle-là, autrement dit que seul le réel peut donner un gage d’intérêt et de « vérité » à l’œuvre.

    Il suffit d’observer certaines questions journalistiques à des auteurs pour voir comment l’extra-littéraire, l’extra-cinématographique, vient irriguer, informer, voire se substituer au littéraire et au cinéma. Ce qui revient à réduire le fait même de l’œuvre, qu’elle soit fictionnelle ou documentaire, à une vague tentative d’imiter le réel dans sa vérité, mais en tâchant d’en tirer des leçons morales qui puissent édifier lecteurs et spectateurs.

    Les prêtres laïques sont de retour. Il ne reste plus qu’à dresser une liste noire des œuvres à bannir : mais au fond, je ne vois rien à sauver, si ce n’est peut-être Martine à la plage… Entendons-nous bien, juger un homme parce qu’il a commis un crime est un principe fondateur d’un État de droit. Juger une œuvre parce que l’homme a commis un crime, c’est importer une question de justice dans le champ de la création – laquelle la plupart du temps fait appel à des ressorts pathologiques, sublimés par le talent. Freud cherchait dans la Vierge, l’enfant Jésus et Sainte Anne de Léonard de Vinci son homosexualité cachée, avouant son échec à rendre compte de la beauté de l’œuvre irréductible à la « névrose » du peintre. Il faisait l’hypothèse qu’en effet la sublimation est une façon dérivée d’assouvir ses pulsions. Mais la sublimation est un processus qui part des mêmes prémisses que le crime – son exact opposé.

    * Professeur agrégée de philosophie, Université Paris 8 - Vincennes Saint-Denis, Auteurs fondateurs The Conversation

    1 commentaire:

    1. C'était plus simple dans l'heureux temps où la vie privée des artistes restait inconnue et leurs œuvres célébrées...

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