Quand le politiquement correct devient la règle dans tous les domaines, cela finit par un nivellement par le bas qui fait régresser les sociétés
R.B
Discours
sur la Vertu.
Un nouvel ordre moral s’est abattu sur la vie de l’esprit
Un nouvel ordre moral s’est abattu sur la vie de l’esprit
Si
quelqu’un m’avait naguère prédit que le jour viendrait où je prononcerais sous
la Coupole, et en costume d’apparat, le discours annuel sur la vertu, j’aurais
trouvé l’idée incongrue voire offensante, et j’aurais répondu, en haussant les
épaules, que, même teintée d’ironie ou de malice, l’édification n’était pas mon
fort. Hors de question pour moi de finir en vieux sage sévère ou bienveillant.
Je ne serais jamais ni un grand-papa ronchon (malgré les apparences) ni le
bénisseur espiègle du monde qui vient. Et je ne voulais pas davantage sermonner
un public captif que fuir l’homélie dans le badinage.
Aussi
étais-je bien décidé, après mon élection, à passer entre les gouttes et à
esquiver, année après année, ce morceau d’éloquence artificiel, conventionnel
et – osons le mot puisqu’il figure dans le dictionnaire de l’Académie –,
ringard.
Comme
vous le voyez, j’ai changé. Au lieu de repousser l’échéance en me faisant tout
petit, je l’ai devancée. Mettant mes pas dans ceux de mes brillants
prédécesseurs, je me suis porté volontaire, et c’est Proust, en personne, qui a
dicté ce choix.
Lors
d’un dîner à Combray, dans la maison de famille du narrateur, Swann éprouve
soudain le désir de partager un plaisir de lecture avec ses hôtes. Il cite le
passage des Mémoires de Saint-Simon où celui-ci raconte que Maulévrier,
ambassadeur du royaume de France en Espagne, avait eu l’audace de tendre la
main à ses fils : « Vous savez, précise Swann, c’est ce Maulévrier dont il dit
: “Jamais je ne vis sous cette épaisse bouteille que de l’humeur, de la
grossièreté et des sottises.” » Et Swann cite alors la phrase exacte de
Saint-Simon : « Je ne sais si ce fut ignorance ou panneau, il voulut donner la
main à mes enfants. Je m’en aperçus assez tôt pour l’en empêcher. » « Mon
grand-père, écrit Proust, s’extasiait déjà sur “ignorance ou panneau”, mais
mademoiselle Céline [la grand-tante du narrateur] s’indignait déjà : “Comment ?
Vous admirez cela ? Eh bien ! C’est du joli ! Mais qu’est-ce que cela peut
vouloir dire ; est-ce qu’un homme n’est pas autant qu’un autre ? Qu’est-ce que
cela peut faire qu’il soit duc ou cocher, s’il a de l’intelligence et du cœur ?
Il avait une belle manière d’élever ses enfants, votre Saint-Simon, s’il ne
leur disait pas de donner la main à tous les honnêtes gens. Mais c’est
abominable, tout simplement. Et vous osez citer cela ?” Et mon grand-père
navré, sentant l’impossibilité, devant cette obstruction, de chercher à faire
raconter à Swann les histoires qui l’eussent amusé, disait à voix basse à maman
: “Rappelle-moi donc le vers que tu m’as appris et qui me soulage tant dans ces
moments-là. Ah ! Oui ! : ‘Seigneur, que de vertus vous nous faites haïr !’ Ah !
Comme c’est bien ! ” »
La
grand-tante indignée et curieusement Swann lui-même font un contresens sur la
phrase de Saint-Simon : donner la main, cela ne veut pas dire, en l’occurrence,
tendre la main mais, comme le rappelle Daria Galateria dans son merveilleux
abécédaire sur l’étiquette à la cour de Versailles : céder la priorité au passage
des portes, mettre la personne à sa droite, et la reconduire jusqu’au pied de
l’escalier extérieur. Entre deux seigneurs de rang égal, celui qui recevait
laissait la droite à son hôte : cela s’appelle donner la main. Ce qui
scandalise Saint-Simon, très à cheval sur les préséances, comme on sait, c’est
de voir ce malotru de Maulévrier étendre à ses enfants un privilège réservé à
lui et à son épouse.
L’erreur
est manifeste, mais il n’y a pas, pour autant, de véritable malentendu : Tante
Céline n’aurait pas été plus indulgente envers Saint Simon si l’infraction au
protocole que Maulévrier s’apprêtait à commettre lui était apparue en toute
clarté. Car c’est ce protocole maniaquement hiérarchique, c’est cette folie de
la classification et du cloisonnement des êtres qu’elle jugeait détestables. Et
elle n’aurait toujours pas compris qu’on pût savourer impunément la trouvaille
du mot « panneau » qui désignait littéralement un filet utilisé pour piéger le
gibier. Il n’existait pas, dans son esprit, de plaisir de la forme. Qu’un
écrivain continue de nous enchanter alors même que la substance de ses ouvrages
nous est devenue étrangère : voilà qui était, pour elle, proprement
inconcevable. Ce miracle ne pouvait avoir lieu, car seul importait le fond.
Rien d’autre ne se faisait entendre dans un texte que son message. D’où la
frustration du grand-père et le vers qu’il cite approximativement pour y puiser
un peu de réconfort.
Ce
vers est tiré de La Mort de Pompée de Corneille. Pour complaire à César, le roi
d’Égypte Ptolémée a fait exécuter Pompée qui s’était réfugié sur ses rivages.
Mais César éprouve un sentiment de honte à voir son désir ainsi exaucé. Il
méprise la part de lui-même qui y trouve son compte. Ce scénario satisfaisant
ne correspond pas à l’idée qu’il veut avoir de lui-même. « Mais quel droit
aviez-vous sur cette illustre vie ? » lance-t-il au roi trop zélé. Et il
rejoint Cornélie, la veuve de Pompée. Bien que prisonnière, celle-ci refuse de
lui rendre hommage. « Rien ne me fait rougir que la honte de vivre », lui
dit-elle, désespérée et superbe. César, saisi d’admiration devant cette femme
qui lui tient tête, ordonne sa libération et « qu’on l’honore ici, mais en dame
romaine / C’est-à-dire un peu plus qu’on n’honore une reine ». Prise de court,
Cornélie a ce cri du cœur : « Ô ciel ! Que de vertus vous me faites haïr » :
elle doit se raidir contre la magnanimité de son vainqueur pour demeurer fidèle
à son époux défunt.
Rien
de tel évidemment chez le grand-père accablé. La vertu qu’il voit, impuissant,
se déployer dans la salle à manger de Combray n’est pas la magnanimité ; ce
n’est pas non plus l’austérité ou le respect de la décence. Vieille fille,
Tante Céline n’est pas, en l’occurrence, bégueule. Elle ne reprend pas à son
compte l’argumentaire mémorable du procureur Ernest Pinard contre Madame Bovary
et contre Les Fleurs du Mal. Elle ne juge pas Saint-Simon licencieux. Elle ne
met pas en cause son « réalisme grossier et offensant pour la pudeur ». Et elle
se garde d’assigner à la littérature la mission « d’orner et de recréer
l’esprit en élevant l’intelligence et en épurant les mœurs ». Ni César ni
Pinard, ni aristocrate ni, dans ce cas précis, bourgeoise, Tante Céline est mue
par le sentiment d’humanité. Aucune différence de rang, de race ou de sexe ne
résiste à son instinct démocratique. En tout autre – noble ou plébéien, lointain
aussi bien que familier – elle voit d’abord un semblable. Aussi le découpage en
tranches de la continuité humaine la met-elle dans tous ses états.
Ne
pas s’y méprendre donc : sous ses dehors spectaculairement anachroniques, Tante
Céline est éminemment actuelle. Rien de plus contemporain que sa parole
intempestive. Elle apparaît ridicule dans le récit de Proust. Mais rira bien
hélas qui rira le dernier. La postérité, humoristes en tête, a choisi sa
sensibilité contre la subtilité de Swann. Notre temps, délesté de la sagesse
des Anciens, ne reconnaît d’autre loi que son élan compassionnel. Religion de
la sortie du christianisme, l’humanité occupe seule désormais l’espace que se
partageaient autrefois les vertus cardinales et les vertus théologales. Le
courage, la justice, la prudence, la tempérance, la foi, l’espérance et la
charité, trouvent leur achèvement dans l’émotion de Tante Céline. Cette
demoiselle fanée et que sa surdité pourrait faire passer pour sénile incarne la
modernité au cœur battant. Le savon qu’elle a passé à Swann en même temps qu’à
Saint-Simon est la matrice de toutes nos diatribes. Nous vivons, pour le
meilleur et pour le pire, sous le règne de Tante Céline.
Regardez
autour de vous. Les festivals culturels qui font le charme inégalable des étés
européens sont tous à son image et ressemblance. L’esprit de Tante Céline plane
sur la plupart des mises en scène de théâtre et d’opéra. Qu’il s’agisse de
Didon et Enée de Purcell ou de l’Odyssée d’Homère, le propos est toujours le
même : vaincre l’exclusion, célébrer l’hospitalité, effacer les frontières,
abattre les murs de la forteresse. Plus de fable qui ne comporte sa leçon, plus
de créateur qui ne soit transformé en prédicateur. On fait dire et répéter à
des poètes et des compositeurs sans défense qu’aucune appartenance ne doit être
tenue pour essentielle, si ce n’est l’appartenance à l’humanité. Les
innombrables descendants que le traumatisme hitlérien a donnés à Tante Céline
ne cherchent ni dans Proust ni dans James ni dans Flaubert, ni dans Purcell ni
dans Wagner, ni dans Rembrandt ou Goya « la vraie vie enfin découverte et
éclaircie », car la vérité, ils n’ont pas besoin de faire un détour pour y
accéder, ils sont convaincus de la détenir. Ce qu’ils demandent à l’art, c’est
d’illustrer cette vérité préalable, de la mettre en évidence et, pour faire
barrage aux mauvais penchants qui se sont donné libre cours dans les sombres
temps du vingtième siècle, de nous rappeler sans cesse à l’ordre du semblable.
Ainsi
les musées sont aujourd’hui définis par leur grand Conseil international comme
des « lieux de démocratisation inclusifs ». Dépositaires non de chefs-d’œuvre,
ce qui réintroduirait la notion funeste de supériorité, mais « d’artefacts et
de spécimens pour la société », ces établissements publics entendent «
contribuer à la dignité humaine et à la justice sociale, à l’égalité mondiale
et au bien-être planétaire ». Édouard Louis, l’écrivain français dont les
traductions ornent toutes les devantures des rares librairies américaines qui
ont survécu à Amazon, n’est pas en reste : « Si on n’écrit pas contre le
racisme, ça ne sert à rien d’écrire. » Et cet impératif s’applique, avec la même
vigueur, aux auteurs morts : les irrécupérables sont déconstruits ; les autres
sont enrôlés dans la campagne qui bat son plein en faveur de la reconnaissance
de l’homme par l’homme ou plutôt, et pour mettre enfin la langue à l’heure de
l’universel, de l’être humain par l’être humain.
Prescrit
par la vigilance et non par la bienséance, propagé par les artistes et non par
les philistins, un nouvel ordre moral s’est abattu sur la vie de l’esprit. Son
drapeau, c’est l’humanité. Son ennemi, c’est la hiérarchie. Il ruine à l’école
l’autorité du maître (le mot même de maître a d’ailleurs disparu). Pour cesser
de favoriser les favorisés et lutter efficacement contre l’ordre établi, il
abolit la distinction de la culture et de l’inculture en proclamant, sur la foi
des sociologues, ses experts attitrés, que tout est culturel. Le bon usage de
la langue relève selon lui de la glottophobie (c’est-à-dire de la haine du
parler des quartiers populaires). Il pratique assidûment l’écriture inclusive
pour rendre aux femmes, dans les mots comme dans la vie, la place qui leur est
due. Si vous recopiez sur votre écran d’ordinateur la phrase de Salman Rushdie
: « Quelque chose de nouveau était en train de se produire, la montée d’une
nouvelle intolérance. Elle se répandait à la surface de la terre mais personne
ne voulait en convenir. Un nouveau mot avait été inventé pour permettre aux
aveugles de rester aveugles : islamophobie » – il vous lit, tapi dans la
machine, et vous prie instamment de substituer au mot stigmatisant d’aveugles
celui – bienveillant – de « personnes ayant une déficience visuelle » : « Un
nouveau mot avait été inventé pour permettre aux personnes ayant une déficience
visuelle de rester visuellement déficients. » Si, dans un article, vous vous
aventurez à écrire : « Bon appétit messieurs ! », il confie à un correcteur
bien dressé la mission de remplacer cette apostrophe machiste par une
expression plus convenable, c’est-à-dire plus égalitaire : « Bon appétit
messieurs-dames ! » ou, mieux encore, car il y a aussi les ni l’un ni l’autre,
et que le principe d’inclusion nous enjoint d’en tenir compte : « Bon appétit,
tout le monde ! »
Ce
redresseur de torts fait tuer Don José par Carmen. La Belle au bois dormant,
sous son égide, n’est plus réveillée par un baiser non consenti. Ce n’est
certes pas lui qui censurerait une adaptation cinématographique de La
Religieuse comme l’a fait, sous la pression des milieux catholiques, le pouvoir
gaulliste dans les années 1960, mais là où il laisse encore se tenir une
exposition Gauguin, il prend soin, dès l’entrée, d’avertir le public : « À plusieurs
reprises, Gauguin a entretenu des relations sexuelles avec des jeunes filles.
Il a profité de son statut privilégié d’Occidental pour jouir de la liberté
sexuelle qui s’offrait à lui. »
Arts
plastiques, littérature, théâtre, cinéma, philosophie, religion : tout
désormais est défense de la bonne cause. Les œuvres humaines sont évaluées à la
seule aune de l’humanité, c’est-à-dire de l’égale dignité des personnes. Aucune
piste ne doit être négligée, aucune peine épargnée, quand il s’agit d’ouvrir
les esprits et les cœurs. En jugeant Philip Roth et Milan Kundera trop sexistes
pour mériter le prix Nobel et en retirant Lolita de Nabokov de tous les
programmes universitaires, ce nouvel ordre moral se flatte de ne plus accorder
de passe-droit et de sanctionner les méfaits comme les fantasmes des derniers
représentants du système patriarcal. Ce n’est pas l’idéal ascétique qui inspire
ses anathèmes et son entreprise de rééducation, c’est, sur le modèle de Tante
Céline, l’idéal égalitaire. Il rechigne d’ailleurs à utiliser le mot vertu car
il tient absolument à se démarquer de la guerre contre la libido menée sous ce
pavillon depuis les Pères de l’Église jusqu’à la bourgeoisie victorienne. Rien
ne lui est plus étranger que le dualisme métaphysique de l’âme et du corps. Il
ne veut pas délivrer les êtres humains des affres du désir, mais le désir
lui-même de la volonté de puissance. Il a d’autres chats à fouetter que la
luxure. Sa cible est le dominant, non le débauché. Il ne condamne pas le péché
de la chair, il débusque l’inégalité jusque dans le secret des alcôves.
Cet
ordre moral, autrement dit, n’est pas réactionnaire ni même conservateur. Loin
de trembler pour ce qui existe, il n’a de cesse de faire bouger les choses.
Dénué de la moindre nostalgie pour les jours anciens, il liquide allègrement les archaïsmes et il écarte rageusement les obstacles à la marche de
l’Histoire, c’est-à-dire, comme l’a montré Tocqueville, à l’égalisation
progressive des conditions. On ne doit donc pas y voir un code de conduite
gravé dans le marbre, mais une révolution permanente de la sociabilité. Ce
n’est pas la fixation sur quelques règles intangibles, c’est la dynamique même
de la démocratie. Ce n’est pas une forme qui enferme, c’est une force qui va,
qui ne laisse rien debout, qui n’admire que son propre mouvement, qui annexe le
passé sous prétexte de le « dépoussiérer », qui engloutit l’art dans le
non-art, qui nivelle la langue et qui ravage les rapports interpersonnels pour
mieux les purifier de toute espèce d’aliénation. N’épargnant aucun domaine de
l’existence, sa dévorante passion démocratique nettoie notre civilisation de
tout ce qui en faisait le prix ; et quand cette civilisation est mise au défi
par l’intolérance dont parle Rushdie, il l’accuse d’avoir creusé les inégalités.
Elle est responsable, du fait de ses pratiques discriminatoires, de la haine
qu’elle suscite et des attaques qui la visent. Elle ne peut s’en prendre qu’à
elle-même si tant de gens, à l’intérieur même de ses frontières, lui en veulent
mortellement. La violence dont elle est l’objet procède de son essence
criminelle. Le nouvel ordre moral commande donc non de la défendre mais de la
défaire. Une fois devenu rien, elle ne sera plus en mesure de stigmatiser
personne. « Aucune civilisation ne cède à une agression extérieure si elle n’a
pas d’abord développé un mal qui la rongeait de l’intérieur », écrivait Polybe.
Ce mal est aujourd’hui d’autant plus redoutable qu’il se présente comme
l’accomplissement du Bien.
Ô
ciel ! que vous nous faites haïr l’égalité quand son empire est sans limite,
qu’elle n’a plus de dehors, de contrepoids ou de butoir ! Alors, en effet,
triomphe avec Tante Céline le nihilisme à visage humain. Et l’on ne peut se
contenter, face à cette grande dévastation philanthropique, de soupirer comme
le grand-père du narrateur de la Recherche en attendant des jours meilleurs.
Car il n’y aura pas de jours meilleurs, à moins que nous plantions résolument
nos talons dans le sol et que nous trouvions en nous la ressource, c’est-à-dire
la vertu de résister au sens de l’Histoire. La tâche est urgente ; les chances
de succès sont minces.
Superbe !
RépondreSupprimerJ'aime bien,
RépondreSupprimermême si je me dis un peu que comme eux, vous faites beaucoup de bruit pour rien
Et puis le passage sur Gauguin reste limite : je trouve ça bien qu'on nous prévienne que cet artiste était un pédocriminel (car c'est puni par la loi, alors que le machisme non, et heureusement, sinon il n'y aurait plus d'idiots, de gentils, de méchants, de beaux, de moches et plus de littérature)