Faut-il condamner une oeuvre culturelle, parceque son auteur a commis un crime ? La question s'est posée pour Céline, pour Richard Wagner ... et tout récemment pour Roman Polanski, dont les féministes extrémistes appellent au boycott de son dernier et excellent film " J'accuse ! ". R.B
Confondre l’homme et l’œuvre, ou le retour de Sainte-Beuve
Juger une œuvre parce que l’homme a commis
un crime, c’est importer une question de justice dans le champ de la création.
Il y eut un temps où l’ironie
proustienne contre Sainte-Beuve semblait indépassable. On se disait,
mais oui, ce « biographisme » de Sainte-Beuve est d’une pauvreté
navrante, et d’une incompréhension des processus de création affligeante. On
souriait de la prose de ce positiviste qui importait en littérature la croyance
scientiste en vogue à l’époque de parvenir à une science morale, à la façon
d’une science positive. Il prétendait alors expliquer l’œuvre par
l’homme, et mettre en place les rudiments d’une science de la critique,
adossée à l’honorabilité bourgeoise.
Pourtant, ce sont bien les propos de
Sainte-Beuve qui sous d’autres plumes et d’autres styles, saturent l’espace
public, à tel point qu’il semble aujourd’hui interdit d’avoir une
opinion contraire, pire, de chercher à la fonder. D’autant que ce retour
au biographisme s’annonce sous les couleurs émoussées d’un
progressisme fourre-tout masquant parfois une réaction qui s’ignore.
« La littérature, écrivait
Sainte-Beuve, n’est pas pour moi distincte ou, du moins, séparable du reste de
l’homme et de l’organisation… On ne saurait s’y prendre de trop de façons et de
trop de bouts pour connaître un homme, c’est-à-dire autre chose qu’un pur
esprit. Tant qu’on ne s’est pas adressé sur un auteur un certain nombre de
questions et qu’on n’y a pas répondu, ne fût-ce que pour soi seul et tout bas,
on n’est pas sûr de le tenir tout entier, quand même ces questions sembleraient
les plus étrangères à la nature de ses écrits : Que pensait-il de la
religion ? Comment était-il affecté du spectacle de la nature ? Comment se
comportait-il sur l’article des femmes, sur l’article de l’argent ? Était-il
riche, pauvre ; quel était son régime, sa manière de vivre journalière ? Quel
était son vice ou son faible ? Aucune réponse à ces questions n’est
indifférente pour juger l’auteur d’un livre et le livre lui-même, si ce livre
n’est pas un traité de géométrie pure, si c’est surtout un ouvrage littéraire,
c’est-à-dire où il entre de tout. »
De ce fait, toute critique visant les
Anciens est incomplète, tandis que plus l’auteur ou le créateur se rapproche de
nous, plus nous disposons d’informations, et plus nous aurions accès à la
vérité de son œuvre, voire à sa nécessité aussi bien formelle que matérielle.
L’œuvre donc comme excroissance d’un processus social, historique, physique,
dont l’individu est la croisée, le point de jonction. L’individu serait
la clé d’intelligibilité de son œuvre ; et de ce fait, sans doute, la
clé du jugement qu’on peut en faire – jugement moral autant qu’esthétique
puisque l’un et l’autre pourraient dès lors s’identifier.
Qu’en dit Proust ?
« L’œuvre de Sainte-Beuve n’est pas
une œuvre profonde. La fameuse méthode, qui en fait, selon Taine, selon Paul
Bourget et tant d’autres, le maître inégalable de la critique du XIXe, cette
méthode, qui consiste à ne pas séparer l’homme et l’œuvre, à considérer qu’il
n’est pas indifférent pour juger l’auteur d’un livre, si ce livre n’est pas un
“traité de géométrie pure”, d’avoir d’abord répondu aux questions qui
paraissaient les plus étrangères à son œuvre (comment se comportait-il, etc.)
[…] cette méthode méconnaît ce qu’une fréquentation un peu profonde avec
nous-mêmes nous apprend : qu’un livre est le produit d’un autre
moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans
nos vices. »
Il donne alors l’exemple de la critique
que Sainte-Beuve fait de Stendhal – et l’on ne sait plus si
« Stendhal » désigne l’homme ou l’œuvre. Plutôt que de se faire sa
propre idée de l’œuvre – autrement dit d’ouvrir le Rouge et le noir par exemple
et de lire, Sainte-Beuve fait preuve de prudence, et mène l’enquête :
« Qu’ils me permettent de leur dire,
pour juger au net de cet esprit assez compliqué, et sans rien exagérer dans
aucun sens, j’en reviendrai toujours de préférence, indépendamment de mes
propres impressions et souvenirs, à ce que m’en diront ceux qui l’ont connu en
ses bonnes années et à ses origines, à ce qu’en diront M. Mérimée, M. Ampère, à
ce que m’en dirait Jacquemont s’il vivait, ceux, en un mot, qui l’ont beaucoup
vu et goûté sous sa forme première. »
Or qu’en conclut-il ? « Je viens de
relire, ou d’essayer, les romans de Stendhal ; ils sont franchement
détestables. » Et pourquoi cela ? Parce qu’il l’a un peu connu, parce
qu’il a demandé l’avis à M. Mérimée et M. Ampère sur l’homme, peut-être même
a-t-il interrogé sa blanchisseuse, ses camarades de classe et le cousin de sa
sœur.
Démonstration implacable : le Rouge
et le Noir est quelque peu extravagant, on n’y croit pas, sauf dans la première
partie, parce que « Beyle avait, pour ce commencement du roman, un exemple
précis, m’assure-t-on, dans quelqu’un de sa connaissance et, tant qu’il s’y est
tenu, il a pu paraître vrai. » Rien de comparable à l’œuvre de Xavier de
Maistre ou encore de Madame Gasparin ou Töpffer, Charles de Bernard, Vinet,
Molé, ou encore Ramond… On peut allonger la liste des inconnus reconnus par
Sainte-Beuve comme les grands écrivains de son temps.
S’il n’avait pas un flair démesuré pour
débusquer les grandes œuvres, que dis-je, les grands auteurs de l’époque, il
fait montre en revanche d’une force d’anticipation impressionnante : quelle
actualité et quelle modernité en effet que celles de Sainte-Beuve, si l’on veut
bien confondre l’actualité et la modernité, la contemporanéité et la modernité.
Car si l’on en croit Paul Valéry contemporain n’est pas moderne :
« Et de quoi était fait ce désordre de notre Europe mentale ? – De la
libre coexistence dans tous les esprits cultivés des idées les plus
dissemblables, des principes de vie et de connaissance les plus opposés. C’est
là ce qui caractérise une époque moderne. Je ne déteste pas de généraliser la
notion de moderne et de donner ce nom à certains modes d’existence, au lieu
d’en faire un pur synonyme de contemporain », écrit-il dans la Crise de
l’esprit. Or il ne semble pas que cette définition de la modernité s’accorde à
notre pur contemporain où le retour de l’ordre moral d’un côté et la haine de
la démocratie de l’autre autorisent assez peu que cohabitent, en réalité, les
idées les plus dissemblables.
Sainte-Beuve n’est pas moderne, mais il
est contemporain : en identifiant l’œuvre à l’homme, il fait d’un
principe critique, celui d’un jugement moral. Rabattre l’œuvre sur l’homme,
c’est toujours rabattre la critique sur la morale. Ensuite, Sainte-Beuve montre
en quoi le hors champ, ce qui est en dehors de l’œuvre, à savoir le réel, est bien
plus important que l’œuvre elle-même, et que celle-ci ne tire sa véracité que
de celle-là, autrement dit que seul le réel peut donner un gage d’intérêt et de
« vérité » à l’œuvre.
Il suffit d’observer certaines questions
journalistiques à des auteurs pour voir comment l’extra-littéraire,
l’extra-cinématographique, vient irriguer, informer, voire se substituer au
littéraire et au cinéma. Ce qui revient à réduire le fait même de l’œuvre,
qu’elle soit fictionnelle ou documentaire, à une vague tentative d’imiter le
réel dans sa vérité, mais en tâchant d’en tirer des leçons morales qui puissent
édifier lecteurs et spectateurs.
Les prêtres laïques sont de retour. Il ne reste plus
qu’à dresser une liste noire des œuvres à bannir : mais au fond, je ne
vois rien à sauver, si ce n’est peut-être Martine à la plage… Entendons-nous
bien, juger un homme parce qu’il a commis un crime est un principe fondateur
d’un État de droit. Juger une œuvre parce que l’homme a commis un
crime, c’est importer une question de justice dans le champ de la création –
laquelle la plupart du temps fait appel à des ressorts pathologiques, sublimés
par le talent. Freud cherchait dans la Vierge, l’enfant Jésus et Sainte Anne de
Léonard de Vinci son homosexualité cachée, avouant son échec à rendre compte de
la beauté de l’œuvre irréductible à la « névrose » du peintre. Il faisait
l’hypothèse qu’en effet la sublimation est une façon dérivée d’assouvir ses
pulsions. Mais la sublimation est un processus qui part des mêmes prémisses que
le crime – son exact opposé.
C'était plus simple dans l'heureux temps où la vie privée des artistes restait inconnue et leurs œuvres célébrées...
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