jeudi 8 décembre 2011

Le "printemps arabe", les islamistes et les autres


Soyons honnêtes : ces lendemains électoraux de "printemps arabe" nous laissent la gueule de bois. Après le moment lyrico-révolutionnaire, retour au réel : la force dominante dans le monde arabe, ce sont les islamistes. Pas les courageux jeunes gens qui ont risqué leur vie au nom des libertés – d'expression, de mœurs, de rêve.

Première leçon. Le pouvoir ne revient pas aux gentils utilisateurs de Twitter, Facebook et autres "réseaux sociaux" ; il se prend à l'ancienne, avec des partis de militants bien organisés comme ceux des islamistes. Les élections ne se décident pas dans les cafés Internet.

Quand l'hebdomadaire américain Time dresse pour 2011 sa liste des "cent personnes les plus influentes dans le monde", il installe un Egyptien en haut de classement, Wael Ghonim. Cadre chez Google, Ghonim est ce jeune homme qui organisa sur Facebook la première mobilisation contre Hosni Moubarak. Interrogé cette semaine par Gideon Rachman, du Financial Times, un diplomate américain observe, amer : "Wael Ghonim est peut-être l'une des personnes les plus influentes au monde, mais il semble qu'il n'a guère d'influence en Egypte."…

Le premier tour des élections législatives égyptiennes a vu, cette semaine, l'écrasement des partis laïques, les amis de Wael Ghonim, et la victoire des partis islamistes. Ceux-ci l'ont aussi emporté en Tunisie lors d'élections à une Assemblée constituante. Au Caire comme à Tunis, les "Frères", ces tenants d'un islam politique censé avoir réponse à tout, n'ont pourtant pas été à l'origine du "printemps arabe" : ils ont pris le train en marche. Qui a dit : les révolutions profitent rarement à ceux qui les font ?

Deuxième leçon. Cette situation était prévisible, la déroute des laïques égyptiens l'était moins. On se rassurera en citant une étude sur l'opinion arabe réalisée par l'université du Maryland et qu'évoque cette semaine le site Telos. Dans les cinq pays arabes concernés par ce sondage - Liban, Egypte, Jordanie, Maroc, Emirats arabes unis -, la puissance étrangère qui suscite le plus d'admiration est la Turquie.

Même entaché d'atteintes graves et répétées aux libertés publiques, comme il l'est aujourd'hui, le modèle turc, incarné depuis dix ans par l'AKP, le parti islamo-conservateur, est tout de même plus séduisant que la plupart des régimes arabes. A Ankara, on pratique la séparation de la mosquée et de l'Etat ; le climat politique est plus respirable que partout ailleurs au Proche-Orient ; un capitalisme de PME dynamiques assure de solides taux de croissance ; et, aux terrasses des cafés, le groupe "cheveux à l'air et minijupes" coexiste paisiblement avec le groupe "voiles et robes longues" -, ce qui n'est pas sans importance.

A tous ceux qui seraient tentés de comparer la situation égyptienne avec la prise du pouvoir par les mollahs au lendemain de la révolution iranienne, en 1979, Jean-Pierre Filiu, professeur à Sciences Po, expert du monde arabe, rétorque : "Il y a une grosse différence. Tous les mouvements islamistes, même les plus extrémistes comme les salafistes, estiment cette fois que leur existence politique passe par la légitimité électorale." Début de sécularisation ?

Troisième leçon. La victoire des islamistes a des causes culturelles, économiques et sociales profondes. Mais elle a aussi été provoquée par les dictateurs déchus. Hosni Moubarak comme le Tunisien Zine El-Abidine Ben Ali n'ont eu de cesse d'éradiquer toutes les formations laïques susceptibles de leur faire de l'ombre.

Des années de répression féroce ont, au Caire comme à Tunis, dévasté toute opposition autre que celle qui pouvait se regrouper à la mosquée. Ce n'est pas que les islamistes n'aient pas été martyrisés eux aussi : ils l'ont été. Mais le raïs égyptien comme le potentat tunisien se sont assurés que, entre eux et les islamistes, il n'y ait plus rien. De sorte qu'ils soumettaient leur pays et leurs alliés à ce chantage : nous ou les islamistes. Et, très logiquement, les premières élections libres ont donné la victoire à ces derniers, tout à la fois auréolés de leur statut d'unique force d'opposition sérieuse durant la dictature et légitimés par des années de militantisme et de dévouement social.

Pire : Moubarak comme Ben Ali ont favorisé l'émergence des salafistes, partisans d'une théocratie absolue, pour contrer les Frères musulmans, la branche traditionnelle de l'islam politique. L'apparition de ces extrémistes, explique le professeur Filiu, est "le dernier coup de poignard dans le dos porté par ces dictateurs à leur peuple".

Quatrième leçon. A l'adresse de l'Europe et des Etats-Unis, les proches des régimes tombés lors du "printemps arabe" commentent la montée en force des partis islamistes sur le ton du reproche : "On vous l'avait bien dit", "Il ne fallait pas laisser tomber Moubarak" (ou Ben Ali). Le premier ministre israélien, Benjamin Nétanyahou, critique Barack Obama : l'Américain est accusé d'avoir abandonné son allié égyptien.

"Stupidité, écrit très justement Thomas L. Friedman dans le New York Times. Les dictateurs arabes ont été chassés par le peuple et personne n'aurait pu les sauver." Ceux qui croient le contraire se trompent d'époque.

Déjà en 1979, au lendemain de la révolution iranienne, on entendait le même lamento. Jimmy Carter était accusé d'avoir trahi le chah. Mais qu'aurait-il bien pu faire, le président américain, quand des milliers d'Iraniens étaient prêts à mourir, et mouraient par centaines sous les balles de l'armée, pour renverser le régime de Téhéran ? Envoyer des F-16 ?

Au début des années 1950, la représentation d'une Amérique en force omnipotente au Proche-Orient pouvait être fondée. Aujourd'hui, elle tient du fantasme. Admettons que le cas de la Libye relève d'une autre analyse. Sans l'intervention américano-britannico-franco-quatarie, le plus vraisemblable est que les deux camps en présence, les pro et les anti-Kadhafi, seraient encore en guerre. Pour le reste, le monde arabe est entré dans une phase de turbulences qui ne fait que commencer. Les Etats-Unis et l'Europe n'ont sur ces événements qu'une capacité d'influence limitée. Mieux vaut s'y faire.





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