Fethi
Benslama * : « L'islamisme a déjà perdu la guerre »
Que cela se passe aux
États-Unis ou en France, le phénomène est toujours le même : d'où vient ce
désir sacrificiel qui s'est emparé de tant de jeunes au nom de l'islam ? Fethi
Benslama l'explique au Figaro
Magazine via la psychanalyse et
propose des solutions nouvelles pour traiter le fléau contemporain qu'est
l'islamisme.
Patrice De
Méritens du Figaro Magazine – Quelle est l’originalité de vos
rencontres avec les aspirants jihadistes ?
Fethi Benslama – J’ai pu observer la
montée de la radicalisation chez eux très tôt. Clinicien durant quinze ans dans
un service public en Seine-Saint-Denis, j’ai connu certains de ces jeunes alors
qu’ils étaient enfants avec leurs familles. Le phénomène de radicalisation, que
l’on nommait à l’époque «intégrisme», a commencé à se manifester au cours des
années 90 dans le contexte des conflits en Algérie, en Bosnie, au Golfe,
en Israël et en Palestine. La guerre est venue s’ajouter à une crise majeure de
l’islam et à une dégradation sociale qui a nourri chez beaucoup de musulmans un
sentiment victimaire. La spécificité de mon approche réside dans l’étude de la
vie psychique des musulmans, dont on analyse la situation du point de vue
sociologique, culturel, géopolitique, mais pas leur condition subjective.
Avant d’adopter et
d’afficher l’islam identitaire, beaucoup de jeunes sont en souffrance, dans des
états dépressifs, en errance et parfois dans la délinquance. Ils ont connu des
situations traumatiques, la négligence parentale, voire l’abandon, les
défaillances de l’environnement social tel qu’on le voit dans les cités.
Lorsqu’ils se radicalisent, ils se dégagent de leur dépression, ils acquièrent
une estime d’eux-mêmes et se sentent puissants. Ainsi, l’islamisme remplit pour
eux une fonction thérapeutique, mais au prix de la perte de leur singularité :
un automatisme imitatif se met en route, ils tiennent tous le même discours
stéréotypé. Paradoxalement, c’est la perte de leur singularité qui fait qu’ils
vont mieux. Ils se sont déchargés du souci de soi et ont jugulé leur angoisse,
ils deviennent un autre, assuré d’une solidité existentielle. Bref, ils ont
trouvé leur planche de salut.
Patrice De
Méritens – Comment le basculement s’opère-t-il ?
Fethi Benslama – Il se produit
lorsqu’ils rencontrent l’offre jihadiste, ce qui est souvent le fruit du
hasard, et qu’ils sont touchés au vif. Par exemple, une jeune fille ramasse une
feuille de papier où figure un passage coranique affirmant que «Dieu n’a ni
engendré ni été engendré».
Certains psychotiques
sont très sensibles aux idées d’auto-engendrement, or cette jeune avait
construit le fantasme d’être née d’elle-même. Elle va sur internet poursuivre
sa trouvaille, elle est alors aspirée par ce point d’absolu qui n’a ni père ni
mère.
Le hasard est aussi géographique, c’est la fréquentation d’un groupe de
radicalisés au pied de l’immeuble, dans un bistrot, dans un quartier sensible.
Internet rapproche massivement l’offre de radicalisation de son public potentiel
et crée chez lui la demande jihadiste.
N’oublions pas que les
deux tiers des radicalisés ont entre 15 et 25 ans, autrement dit des
jeunes dans la période de transition de l’adolescence. La
radicalisation est au croisement de jeunes fragilisés psychologiquement, toutes
classes sociales confondues, et de l’intensification d’une
offre qui leur propose un idéal fort, une identité solide, la reconnaissance
d’un groupe, la protection d’un Dieu. Ils rompent avec leur famille car ils
sont investis d’une mission qui peut aller jusqu’au sacrifice des autres et
d’eux-mêmes chez les plus perturbés. Pour autant, la plupart ne sont ni fous ni
irresponsables.
Patrice De
Méritens – Quelle est alors votre action spécifique ?
Fethi Benslama – Il faut d’abord
déchiffrer le phénomène à partir de la réalité. Des juges antiterroristes m’ont
dit soupçonner des états psychotiques dans un tiers de leurs dossiers; c’est
dire l’ampleur du phénomène psychopathologique qui a été nié jusque-là. Il faut
étudier les cas, faire des comparaisons, définir des sous-groupes, bref établir
une typologie sur des bases concrètes. Par exemple, il y a un sous-ensemble de
délinquants dont plusieurs sont passés à l’acte dans des attentats. Souvent,
leur radicalisation est rapide, ils trouvent subitement intérêt à anoblir leurs
pulsions meurtrières par une prétendue autorisation divine. Ils deviennent des
hors-la-loi au nom d’une loi supérieure. Il y a un autre sous-ensemble de
jeunes mélancoliques et suicidaires en quête de causes finales.
Quand il y a conjugaison
de la délinquance et de la tentation suicidaire, on peut s’attendre au pire.
Mais attention, tous les radicalisés ne basculent pas forcément dans la
violence. Quand le gouvernement en dénombre 12.000, ils ne sont pas pour autant
tous jihadistes, loin s’en faut. À cet égard, le souhait des chercheurs est
d’avoir accès au big data du fichier de l’Unité de coordination de la lutte
antiterroriste (Uclat), sous les conditions de l’anonymat bien sûr. Comme
chaque fois qu’apparaît un nouveau fléau dans la société, il faut constituer un
savoir pour pouvoir lutter contre lui, d’un côté par l’action de la justice et
de la police, et de l’autre par la réinsertion psychologique et sociale. Une
connaissance ordonnée de l’ensemble de la situation serait révélatrice de
vérités qu’on ne veut pas voir…
Patrice De
Méritens – Que voulez-vous dire ?
Fethi Benslama – Par exemple, dans
mon activité clinique, j’ai constaté que beaucoup de jeunes quittent la
référence à l’islam, ou bien elle devient pour eux du domaine de l’intime. La
sécularisation des musulmans est bien plus importante qu’on ne le pense, mais
on n’en parle pas, les intéressés restant très discrets à cet égard.
Contrairement à ce qu’on dit, l’école fait un travail remarquable de pacification
et de remembrement des identités, mais là ce sont les trains qui arrivent à
l’heure. Que représentent les 12.000 signalés pour radicalisation par rapport à
l’ensemble des musulmans en France ? À peu près 0,1 %, même en incluant les
25 % de convertis radicalisés. D’autre part, il y a eu des erreurs
majeures d’interprétation de l’islamisme. J’ai essayé de montrer dans mon livre
que «l’islam politique» n’existe pas.
L’islamisme est
antipolitique, sa raison d’être est de lutter par la puissance religieuse contre
la modernité et la sécularisation en rétablissant les lois de Dieu. C’est un
fondamentalisme comme il en existe dans toutes les religions aujourd’hui, sauf
que le fondamentalisme musulman a été puissamment financé et armé par les
grandes puissances et les puissances régionales. La quête du pouvoir ne fait
pas le projet politique. Le cas des islamistes tunisiens est édifiant:
lorsqu’ils ont gagné les premières élections, ils ont voulu instaurer la charia
dans la constitution, mais la société civile les en a empêchés. La politique
est pour eux un moyen pour réaliser le règne de la religion.
Patrice De
Méritens – Ce qui ne retire rien à la dangerosité de l’islamisme…
Fethi Benslama – Bien sûr, il faut
garder à l’esprit que son but est la destruction de la politique au profit d’un
religieux total. Rappelons que l’islamisme a pris naissance en 1928, en Égypte,
avec les Frères musulmans. La religion ayant, selon eux, réponse à tout,
puisque tout est déjà dans le Coran, elle constitue une réplique à la modernité,
donc à l’Occident, mais aussi aux musulmans modernes qui ont adopté les
Lumières. Le surmusulman est le résultat psychologique de ce mouvement qui dure
depuis déjà un siècle.
Patrice De
Méritens – Comment définissez-vous le surmusulman ?
Fethi Benslama – Je nomme ainsi le
musulman qui veut sans cesse être et paraître plus musulman que le musulman
qu’il est. C’est la conduite d’un sujet en proie aux reproches de défection
qu’il se fait à lui-même, ainsi qu’au harcèlement des prédicateurs qui le promettent
au feu de l’enfer. Il lui faut s’identifier au musulman exemplaire, le
Prophète, et l’ancêtre, salaf en arabe, d’où le salafisme. Son impératif n’est
pas «Deviens!» mais «Reviens!» aux origines. Car le Bien a déjà eu lieu, et il
n’y a plus qu’à le retrouver, en attendant la fin du monde, ou mieux, en hâtant
cette dernière. Le surmusulman est un diagnostic sur la vie psychique des
croyants hantés par la culpabilité, la pureté, le sacrifice, l’aspiration au
martyre.
Patrice De
Méritens – Le martyre existait cependant déjà du temps de l’islam
classique…
Fethi Benslama – Oui, et il
diffère du martyre chrétien, essentiellement pacifique et conçu comme une
offrande à Dieu pour affirmer sa foi. Un changement aura lieu avec la Première
Guerre mondiale où le martyr devient le soldat qui meurt pour la patrie, comme
l’historien Ernst Kantorowicz l’a montré. Le chahîd, ou martyr musulman, est
celui qui se bat pour la religion et périt, trouvant dans l’au-delà un statut
supérieur. Il ne craint pas la mort, puisqu’elle est l’espérance en une vie
parfaite. Mais la notion de martyre sera transformée au XXe siècle par les
théoriciens du Hezbollah, qui ont fait du combat un moyen dont la fin est la
mort pour devenir martyr. Cette manipulation procure un incommensurable sentiment
de puissance qui fascine les jeunes islamistes. Certains d’entre eux disent
qu’ils sont déjà morts et que rien ne peut leur arriver. Cette pulsion de mort
– furieux désir de sacrifice – est captivante.
Patrice De
Méritens – Le surmusulman est-il un danger pour l’islam en France ?
Fethi Benslama – Il est partout le
danger le plus grave ! L’islamisme qui lui a donné naissance s’est construit
après l’effondrement de l’Empire ottoman en 1924, sur l’idée d’une humiliation
comparable à celle que l’Allemagne a éprouvée après le traité de Versailles. La
fin du califat et la création du premier État laïc en Turquie furent ressenties
comme une blessure de l’idéal islamique, aggravée par le contexte de
l’occupation coloniale. Pour la première fois de son histoire, l’islam n’a plus
d’empire.
Le surmusulman
correspond à une résistance basée sur une conscience religieuse malheureuse
d’être vaincue et de vivre dans un monde dont l’organisation politique,
technique et scientifique se passe de Dieu. Il veut la fin de ce
monde, ce qui ne l’empêche pas d’en consommer les objets. C’est la source des
sentiments de trahison, de culpabilité et d’inauthenticité. D’où la révolution
islamique, qui veut mettre la religion au pouvoir. En France, la visée est le
pouvoir sur les musulmans, car si des musulmans peuvent vivre et prospérer dans
un pays qui n’est pas gouverné par l’islam, quel mauvais exemple pour les
musulmans d’autres pays ! La religion n’est plus donc nécessaire pour gouverner
les vivants.
Patrice De
Méritens – Quel est le rôle des femmes dans l’avenir de l’intégration
musulmane ?
Fethi Benslama – Les femmes sont
le principal vecteur de la subversion de l’islam et de sa tradition. Jusqu’aux
années 1950, elles étaient recluses dans leurs demeures. Leur sortie dans l’espace
public est une émancipation qui a bouleversé les rapports du désir et du
pouvoir avec les hommes. C’est pourquoi les prédicateurs islamistes - qui
considèrent la femme comme un objet sexuel total, dangereux pour la communauté
-, l’accusent d’être responsable de la destruction de la tradition et de
l’identité musulmane.
Beaucoup de femmes musulmanes ont intériorisé cette
accusation et s’en sentent coupables. Le voile leur paraît un moyen de payer
leur transgression, tout en restant dans l’espace public. Il est le signe
paradoxal d’une soumission qui est en même temps l’affirmation d’une
émancipation. Sur le plan clinique, j’ai observé comment des femmes musulmanes
sont dans une lutte intérieure contre la honte d’être émancipées et de le payer
très cher.
Qu’on ait interdit le
voile comme signe ostentatoire à l’école et dans les services publics, que sa
forme intégrale soit condamnée dans l’espace public est aujourd’hui
majoritairement accepté. Mais poursuivre plus loin la traque pourrait devenir
contre-productif et aggraver le recours au paradoxe de la soumission
affirmative. En fait, on s’attaque aux symptômes d’une crise du sujet musulman
au milieu d’une brèche historique dans ses références, en un temps rempli de la
violence et de la fureur de la guerre. Or, contrairement aux apparences, l’islamisme a déjà
perdu la guerre, il n’a plus que les armes des émotions
morales, qui sont loin d’être négligeables, mais leur opposer la stigmatisation
ne fera que le renforcer émotionnellement. Il nous faut être plus intelligent
et dévoiler par le langage ses sources psychologiques.
Patrice De
Méritens – Vous êtes optimiste …
Fethi Benslama – Les horreurs
commises au nom de l’islam sont en train de retourner la majorité des musulmans
dans le monde. Ils feront d’autant plus aisément leur deuil de la prétention de
l’islamisme qu’ils en auront aussi été les victimes.
Beaucoup
d’entre eux ne veulent même plus entendre parler de l’islam comme solution aux
problèmes du monde.
C’est l’horizon qui se dessine, mais à
condition que cesse la perversité du jeu géopolitique qui a alimenté les
guerres depuis trente ans, de l’Afghanistan de l’époque soviétique jusqu’à la
déstabilisation de la Libye et l’agonie de la Syrie, en passant par les guerres
du Golfe.
Il est temps que les Occidentaux tirent les leçons de l’histoire,
s’ils veulent obtenir la participation des autres au monde qu’ils ont enfanté.
* Fethi
Benslama, né le 31 août 1951 à Salakta en Tunisie, est psychanalyste et
professeur à l’université Paris Diderot, où il dirige l’UFR d’études
psychanalytiques. Il siège à
l’Académie tunisienne des sciences, des lettres et des art ” Beït El
Hikma” en tant que membre actif de nationalité tunisienne non résident en
Tunisie.
Il est aussi
spécialiste de l'islam.
Auteur de nombreux ouvrages,
notamment La psychanalyse à l'épreuve de
l'islam,Déclaration d'insoumission. À l'usage des musulmans et de ceux
qui ne le sont pas, L'École face à l'obscurantisme religieux, L'Idéal et la cruauté,
Subjectivité et politique de la radicalisation, il est un interlocuteur privilégié
pour explorer les chemins de l'islamisme. Si son action de clinicien ne se
situe pas directement dans la lutte antiterroriste, elle y contribue néanmoins
par l'établissement d'un savoir utile à la survie des sociétés musulmanes et
laïques.
Certains mots font
fortune, tel le surhomme dans la pensée de Nietzsche. Dans son nouveau
livre, Un furieux désir de sacrifice, Fethi Benslama développe le
concept du surmusulman, créature contemporaine issue du fondamentalisme
salafiste, dont il décortique le psychisme, et qui fera date dans l’étude de la
radicalisation islamiste.
Un furieux désir de sacrifice. Le surmusulman, de Fethi Benslama.
Éditions du Seuil, 151 p., 15 €.
LES KAMIKAZES-TERRORISTES ASPIRENT A LA CÉLÉBRITÉ ... ET AU STATUT DE "CHAHD" (martyr) !
RépondreSupprimerIl suffit que les médias ne les nomment plus par leur nom ... et pour les distinguer les uns des autres, il suffit de les associer au lieux de leurs crimes tels que : "le terroriste de Nice", "le terroriste du Bataclan" ...
Par ailleurs il faut que les imams rappellent que l'islam excommunie ceux qui se donnent la mort !
Cela pourra faire réfléchir ces prétendus fous d'Allah de savoir :
- qu'ils seront anonymes, et
- promis au feu de l'enfer contrairement à ce que leur racontent les marchands du temple qui les vendent comme chair à canon !
Fethi Benslama :
" Il est temps qu'il y ait entre les médias un pacte pour ne plus publier les noms et les images des auteurs de ces actes-là parce que c'est un ressort très important par rapport à ce qu'ils font pour être connu de toute la planète, alors même que leurs victimes sont anonymes et le resteront ".
http://www.huffpostmaghreb.com/2016/07/22/attentats_n_11130574.html