Il est un peu agaçant de voir les médias découvrir subitement
certains sujets, dont ils font une « nouveauté » simplement parce
qu'ils sont nouveaux pour eux. Il en est ainsi la restitution de Sainte-Sophie
au culte musulman, ce 11 juillet 2020. Erdogan franchirait pour l'occasion un
pas important dans la destruction de la laïcité instaurée par Atatürk, laissant
entendre, comme chaque fois, qu'avant Erdogan tout était pour le mieux, la
Turquie étant bien entendu, comme le veut une certaine légende du XXe siècle, « le seul pays
musulman laïque », et Atatürk étant perçu, encore et toujours, comme le
modernisateur, celui qui a extrait la Turquie de l'obscurantisme.
Bref, la république de
1923 a été créée comme la maison commune des musulmans de la région. Le
processus a été complété, comme chacun sait, par des pogroms anti-juifs en
1934, l'expulsion massive des orthodoxes d'Istanbul (c'était alors encore une
ville « grecque ») entre 1955 et 1964, et enfin l'expulsion des
orthodoxes du nord de Chypre, manu
militari, en 1974. En ce 25e anniversaire
de Srebrenica, il est bon de rappeler que nos amis turcs, nos alliés de l'OTAN,
ont perpétré un parfait nettoyage ethnique tout au long du XXe siècle, y compris par génocide.
En 1935, la
transformation de Sainte-Sophie en musée par Atatürk n'est donc qu'un petit
jouet, un hochet, comme d'autres mesures, agité pour abuser les Occidentaux
naïfs qui ont oublié tout le reste, tout ce que j'ai énuméré ci-dessus, grâce à
ce geste qualifié aujourd'hui d' « apaisant », de
« moderne » et que sais-je encore.
La passion actuelle
des médias pour Sainte-Sophie me met en rage et voici pourquoi : en 1974,
juste après l'invasion du nord de Chypre, l'armée turque et les milices
d'extrême-droite qui l'accompagnaient ont réalisé un immense
« travail », à la main s'il vous plaît, à coups de masses. Il s'agit
de la destruction systématique – et souvent de la profanation - de toutes les tombes de tous les cimetières orthodoxes du nord
de l'île, dont les Chypriotes grecs avaient été expulsés – une sorte de
génocide des morts. Et je ne parle pas de la profanation des églises.
S'agissant des cimetières, c'est un crime anthropologique majeur, perpétré
froidement, jamais dénoncé par l'Europe ou l'Occident si pointilleuse sur les
questions de « laïcité ». Nous avons visité ces cimetières de la
désolation au cours de nos investigations entre 1995 et 2005. Vous pouvez aller
les voir. Nous en avons fait un chapitre entier de notre livre Taksim, des
articles, des interventions lors de colloques. Mais cela n'a jamais soulevé de
scandale. Car la « Turquie laïque » est notre alliée. [Le chapitre en question est accessible par ce lien].
Amis journalistes,
analystes et commentateurs, Recep Tayyip Erdogan ne représente absolument pas
une rupture par rapport aux gouvernements « laïques » qui l'ont
précédé. Tout simplement, il est au bout d'une chaîne, d'un processus qui a
commencé vers 1950. Déjà dans les années 1990, les dirigeants, civils ou
militaires, y compris laïques, ne se gênaient pas pour faire la prière
musulmane au cours de cérémonies officielles. Après le coup d'Etat de 1980, les
généraux qui ont gouverné le pays – généraux d'une armée dite « gardienne
de la laïcité » - ont rendu l'enseignement religieux (musulman sunnite,
cela va sans dire) obligatoire et le récit historique enseigné aux écoliers a
été conçu pour que le sentiment d'appartenance soit à la fois turc et musulman.
C'est le début de la mise en œuvre de la « synthèse
turco-islamique ». En 1956, le premier ministre Adnan Menderes avait
proclamé « La nation turque est musulmane » et aucun dirigeant,
fût-il laïque, ne l'a contredit par la suite.
Ne pas replacer
l'épisode actuel de la restitution de Sainte-Sophie au culte musulman, c'est
commettre une lourde erreur d'appréciation sur la Turquie. Le point de vue des
Occidentaux qui voient en elle « le seul pays musulman laïque »
prouve seulement que la propagande kémaliste a merveilleusement fonctionné,
continuellement, depuis les années vingt.
Sur le plan
historique, l'acte d'Erdogan concernant Sainte-Sophie ne peut être compris si
l'on néglige le rôle de la prise de Constantinople, en 1453, comme événement
fondateur de l'identité nationale turque-musulmane.
A l'époque où j'ai
étudié le récit historique scolaire, tel qu'enseigné entre 1931 et 1993,
j'avais identifié cinq événements fondateurs de la nation, repérés dans le
récit grâce à des signaux sémantiques facilement repérables. Ils définissaient
une identité qu'on peut qualifier de « kémalistes » et jalonnaient un
récit se déroulant d'est en ouest, une longue marche des Turcs de l'Asie
centrale à l'Europe. Il s'agit de (1) la migration de Turcs hors de la Mongolie,
(2) la culture des stèles de l'Orkhon (VIIIe siècle),
(3) les Etats turco-musulmans de Transoxiane (XIe-XIIe siècle), (4) la bataille de
Malazgirt (ou Mantzikert, 1071) qui a « ouvert l'Anatolie aux
Turcs », et (5) la bataille des Dardanelles (1915), qui ouvre la saga de
la Turquie moderne, sous commandement du futur Atatürk. Le récit de chacun
d'entre eux était assorti de références à Atatürk, pour bien montrer que la
Turquie était prédestinée à devenir le pays du Père fondateur, un pays
républicain et laïque.
Puis est venue
s'ajouter à cette vision une série de remarques, disséminées dans tout le
récit, qui faisait désormais des Turcs un peuple prédestiné à l'islam. Les
Turcs devenaient « les boucliers et les
fers de lance » de l'islam. Ils transformaient un islam sclérosé en un
islam « tolérant ». Je n'invente rien et ce n'est pas non plus une
invention d'Erdogan. Ce caractère turco-musulman du récit historique s'est mise
en place vers 1988-1989. Erdogan est un produit de
cette éducation.
Dans ma thèse, en
1994, j'émettais une hypothèse, que je n'ai cessé de développer et mettre à
jour dans des articles puis dans mon blog : un sixième événement fondateur
allait s'intercaler parmi les autres, la prise de Constantinople et de sa
basilique Sainte-Sophie, événement que l'on dénomme « Fetih »,
terme qui signifie littéralement « ouverture à l'islam ». Ce
mouvement est apparu au grand jour en 1953, lors du cinquième centenaire de la Fetih. Depuis, les manifestations
d'islamistes, devant Sainte-Sophie, pour réclamer sa restitution au culte
musulman ont été récurrentes. L'éphémère gouvernement islamiste d'Erbakan
(1966-1997) avait promis cette restitution, mais il n'en a pas eu le temps.
Erdogan l'a fait. Le sixième événement fondateur est en place. Dans plusieurs
textes de mon blog, j'examine comment Erdogan a transformé également le sens de
cet autre événement fondateur qu'est la bataille de Malazgirt (voir liens
ci-dessous).
J'ai déjà dit et écrit
tout cela très souvent, j'ai bien conscience de me répéter comme un perroquet.
Pour aider à la compréhension de l’événement, je me permets d'ajouter
ci-dessous quelques extraits de ma thèse, soutenue en 1994, publiée par
CNRS-Editions en 1997 et 2000. Ces pages vous permettront de comprendre ce
qu'un écolier turc peut avoir en tête. Ce qu'Erdogan lui-même a appris à
l'école.
*****
Voici donc, tels
quels, ces paragraphes écrits en 1994. Mes ajouts actuels sont entre crochets.
L’église Sainte-Sophie
(Ayasofya),
symbole même de Constantinople, est étroitement mêlée à l’histoire de la prise
de la ville; mais elle est aussi devenue un symbole de la Fetih par sa transformation immédiate
en mosquée; presque cinq siècles plus tard, elle est devenue un symbole du
laïcisme kémaliste par sa conversion en musée en 1935. Ces deux gestes
historiques encadrent l’histoire d’Istanbul comme capitale de l’empire ottoman.
Les manuels scolaires actuels [début des
années 1990] évoquent presque tous le premier événement concernant
l’église, souvent avec emphase, et taisent tous le second. Même les manuels
d’histoire contemporaine (manuels d’Atatürkçülük) [entièrement consacrés à Atatürk], dans
leurs chapitres portant sur l’application des principes du kémalisme, sont
muets sur la question de Sainte-Sophie 1.
D’un point de vue
kémaliste, la chose est étonnante; de même que la similitude de dates entre la
bataille de Malazgirt et la Grande offensive de 1922 donnait une occasion toute
trouvée d’allusion à Atatürk, les deux changements de statut de Sainte-Sophie auraient,
là aussi, permis un rapprochement et une insertion kémaliste [càd les allusions anachroniques à Atatürk dans le récit
historique] à l’issue du chapitre sur la Fetih, évoquant par exemple, comme en
d’autres occasions, la volonté laïcisante du Gazi [le
Vainqueur : c'est l'un des titres d'Atatürk]. L’abstention constatée
révèle l’existence d’un tabou sur la question de Sainte-Sophie et, à travers elle, sur la prise de Constantinople 2. Il existe, dans
les milieux musulmans fervents de Turquie, un fort courant en faveur de la
réhabilitation de Sainte-Sophie en mosquée. Cette revendication était le fait
du Millî Selâmet Partisi (droite
religieuse) avant le coup d’Etat de 1980, devenu aujourd’hui le Refah Partisi. Elle a été fortement
réactivée par la prise de la mairie d’Istanbul - souvent qualifiée de Fetih, d’ailleurs - par le Refah lors des élections municipales de
mars 1994 [le nouveau maire était Recep
Tayyip Erdogan]. Ce courant utilise comme slogan un hadith [une
parole] du Prophète :
“Constantinople
sera prise, évidemment. Quel brave commandant, celui qui la prendra !
Quels braves soldats, ceux qui seront sous ses ordres !”.
Sa confiscation par
un courant politique en fait une parole religieuse fortement connotée 3; pourtant, elle
s’insère, depuis peu, dans le discours scolaire.
Contre toute
apparence, le nom même d’Ayasofya (Sainte-Sophie)
est symbole d’islamité pour nombre de Turcs, qui n’y perçoivent plus aucune
référence chrétienne. Les Turcs vivant en Europe osent librement ce qu’ils ne
peuvent espérer pour l’instant en Turquie, et baptisent certaines de leurs
mosquées du nom paradoxal de Ayasofya
Camii (mosquée Sainte-Sophie) 4. On peut y voir à
la fois l’effet et la cause d’une perte de sens, ou d’un changement radical de
sens, lui-même très signifiant, de la locution Ayasofya qui,
de plus, est formulée en grec. Plus encore, dans un processus qui vise à
reconstituer en Europe un environnement rappelant la Turquie, un grand nombre
de mosquées sont baptisées Fatih [le
Vainqueur, celui qui a réalisé une fetih], dénomination qui ne peut
renvoyer qu’au vainqueur de Constantinople [Mehmet
le Conquérant], mais évoque, au-delà de l’événement, la victoire de l’islam 5.
Peut-on voir dans
cette perception de l’église Sainte-Sophie la pérennité des traditions turques,
analysées par Stéphane Yerasimos 6 ? Dans le Récit de l’histoire de Constantinople depuis le
commencement jusqu’à la fin, il est dit que :
“Le second
Héraclius obtient de Mohammed la reconstruction de la coupole de Sainte-Sophie,
effondrée la nuit de sa naissance. Et le Prophète donne seulement son
autorisation parce que, comme dit le Durr-i
meknun, ses fidèles y feront un jour leur prière.” Sainte-Sophie est donc
considérée, dans la légende, comme un “temple de Dieu soustrait à l’empire et
rendu à la communauté des croyants 7.”
On ne peut que constater
que le fameux hadith du
Prophète, la légende et l’interprétation des partis religieux actuels se
rejoignent, et font de la prise de Constantinople et de la transformation de
Sainte-Sophie en mosquée un événement prédestiné; dans cette optique, la laïcisation
du bâtiment est un véritable sacrilège.
Tout cela montre
que la prise de Constantinople est un événement vénéré par les religieux et par
la droite; d’ailleurs, l’anniversaire de la Fetih ne
donne pas lieu à une commémoration officielle [c'est
chose faite sous Erdogan] 8. Ce sont surtout
les partis religieux ou d’extrême-droite qui en rappellent le souvenir, même
dans les milieux turcs d’Europe 9. Inversement, on
constate que les milieux kémalistes officiels n’osent pas se prononcer sur la
dimension religieuse de la Fetih,
dans les manuels d’histoire, puisque
l’évocation de la laïcisation de l’église Sainte-Sophie en 1935 est fort rare.
Tout porte à croire que le kémalisme a lui-même conscience de l’aspect
sacrilège de cette mesure, ce qui expliquerait qu’elle n’est pas ou guère
évoquée dans ses propres écrits.
Pour terminer cette
évocation des symboles dont sont chargées la ville et l’église, il faut encore
ajouter que Sainte-Sophie a une valeur particulière dans l’affect grec; le
projet des religieux turcs de la rendre au culte musulman, particulièrement
depuis que le Refah a emporté
la mairie d’Istanbul, provoque en Grèce des réactions outrées. Voici un extrait
du journal O Typos, du 30 avril 1994
(traduit par Catherine Aslanidis) :
“ Nous ici, nous
entretenons et embellissons les mosquées et les bains ottomans et eux, ils veulent
faire de Sainte-Sophie... une mosquée !!! Nous parlons des Turcs, bien
entendu. Savez-vous combien de mosquées nous entretenons en Grèce avec les
deniers des monuments grecs ? Quarante-et-une,
s’il vous plaît !!! Et avec ça, nous entretenons 17 hamams, 4 bazars, 3
monuments funéraires, 4 ouvrages fortifiés, 8 aqueducs et 5 demeures
seigneuriales ! Ce ne sont pas eux
qui ont tort, mais nous, qui n’avons pas laissé les mosquées tomber en ruines
pour qu’on soit débarrassés de leur audace 10. ”
Ce bref examen de
la charge affective de la ville et de l’église était un préalable indispensable
pour aborder l’examen du discours scolaire sur la prise de Constantinople. La Fetih n’est pas reliée au présent par
une évocation de dates, comme l’a été Malazgirt; au contraire, elle est
l’occasion d’un renvoi au passé; d’un point de vue strictement turc, elle est l’aboutissement
de la victoire de Malazgirt [1071],
un parachèvement de conquête territoriale; alors que d’un point de vue
musulman, elle est la réalisation d’une prophétie. La Fetih n’est
pas un événement dans lequel le présent kémaliste s’enracine, mais un acte de
foi qui doit inspirer d’autres fetih,
d’autres jihad, dans lesquels les
Turcs doivent continuer de montrer qu’ils combattent à la tête de l’islam.
1 Ont étés
consultés: B. Bilgin, |lkokullar |çin
Din Kültürü ve Ahlâk Bilgisi, Istanbul, MEB, 1987; M.K. Su, A. Mumcu, Lise ve Dengi Okullar |çin Türkiye Cumhuriyeti
|nkılâp Tarihi ve Atatürkçülük, Istanbul, MEB, 1989; ∑. Kalaycı, |lkokullarda Atatürkçülük. Sınıf 4-5, Istanbul,
1988.
2 Ce n’est que dans
les leçons sur l’empire byzantin, et dans certains manuels seulement, que le
statut actuel de Sainte Sophie est évoqué; mais un seul ouvrage signale que la
conversion en musée est due à une initiative d’Atatürk, et en précise la date
(Oktay, Lise II, 1989, p. 34); voir
chapitre 11, IV, à la fin de l’étude du cas de Byzance.
3 Voir, dans
“Turquie, la croisée des chemins”, REMMM,
50, 1989, p. 170, une photographie de P. Vesseyre montrant des partisans du MSP
réclamant la transformation de Sainte-Sophie en mosquée. Sur une banderole
figure le portrait de Mehmet II et le hadith en
question.
4 Par exemple à
Tuttlingen (Allemagne), une mosquée dépendant du DITIB (Diyanet IÒleri
Türk-|slâm Birlifii); cf Türkiye, 22
décembre 1992.
5 Mosquées de
Nuremberg, Bruxelles, Helmond, Krefeld, Lübeck, Mölln, Neustadt, Nurtingen, etc.
6 S. Yerasimos, La fondation de Constantinople et de
Sainte-Sophie dans les traditions turques, Istanbul, Paris, 1990.
7 S. Yerasimos,
o.c., p. 161. Le symbolisme de Sainte-Sophie était tel, dans l’islam turc, que
les pieux d’Istanbul y célébraient, si possible, l’anniversaire de la première
révélation, “nuit du destin”, du 26 au 27 ramazan de
chaque année.
8 Sauf pour le
cinquième centenaire pour lequel s’est constituée une Association pour la
célébration de la conquête de Constantinople. Cf |.H. DaniÒmend, La valeur humaine et civilisatrice de la
conquête de Constantinople, Istanbul, 1953.
9 Cf les comptes
rendus de ces commémorations dans Türkiye,
13 juin 1990, 29 et 30 mai 1991, 30 mai, 1er et
2 juin 1992, et surtout fin mai-début juin 1994. La lourde connotation du mot fetih est illustrée par le titre de la
chronique d’Ömer Öztürkmen du 2 juin 1992, “Fatihin
fethi gibi bir fethe” où l’anniversaire de 1453 est associé à la nécessité
de vaincre en Bosnie, en Palestine, dans le Caucase.
10 O Typos, 30 avril 1994; trad. C. Aslanidis;
la Turquie n’est pas en reste pour dénoncer les négligences grecques dans la
protection du patrimoine ottoman; cf la plaquette du Türk
Kültürüne Hizmet Vakfı (Fondation pour servir la culture turque)
intitulée The Problem of Protection of
the Ottoman Turkish Architectural Heritage in Greece, Istanbul, 1992.
Le chapitre complet de
ma thèse sur la prise de Constantinople est accessible par ce lien .
Ma thèse, légèrement
abrégée, a été éditée sous cette référence : Espaces et temps de la
nation turque. Analyse d'une historiographie nationaliste, 1931-1993, Paris, CNRS-Editions, 1997
ainsi que
Une Vision turque du
monde, à travers les cartes, Paris, CNRS-Editions, 2000.
Ces deux ouvrages sont
épuisés depuis longtemps. Malheureusement, l'éditeur n'a jamais accepté d'en
faire une réimpression.
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