Il me faut écrire comme il me faut
nager, parce que mon corps l’exige(1), parce que l’habitude
du désespoir est pire que le désespoir lui-même.(2)
Chaque génération, sans doute, se croit
vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu'elle ne le
refera pas. Mais ma tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher
que le monde ne se défasse.(3)
Il n'y a pas de vie sans dialogue, et
sur la plus grande partie du monde, le dialogue est aujourd'hui remplacé par la polémique, langage de l'efficacité. Le XXI siècle est, chez
nous, le siècle de la polémique et de l'insulte. Elle tient, entre les nations
et les individus, la place que tenait traditionnellement le discours réfléchi.
Mais quel est le mécanisme de la
polémique ? Elle consiste à considérer l'adversaire en ennemi, à le simplifier
par conséquent, et à refuser de le voir. Celui que j'insulte, je ne connais
plus la couleur de son regard. Grâce à la polémique, nous ne vivons plus dans
un monde d'hommes, mais dans un monde de silhouettes.(4) Ce qui me
semble caractériser le mieux cette époque, c'est la séparation(5), la
défiance et l’hostilité envers celui qui n’est pas un autre vous.
Or, je ne
crois qu'aux différences, non à l'uniformité. Parce que les premières sont les
racines sans lesquelles l'arbre de liberté, la sève de la création et de la
civilisation, se dessèchent.(6) Loin d’être le seul, nous
étouffons parmi les gens qui croient avoir absolument raison dans leurs idées.
Et pour tous ceux qui ne peuvent vivre que dans le dialogue et l'amitié des
hommes, ce silence est la fin du monde.(7)
On ne décide pas de la vérité d'une
pensée selon qu'elle est à droite ou à gauche et encore moins selon ce que la
droite et la gauche décident d’en faire. Si la vérité me paraissait à l’extrême-droite,
j’y serais(8), mais gardons bien à l’esprit que nous finissons
toujours par avoir le visage de nos vérités.(9)
La logique du révolté est de vouloir
servir la justice pour ne pas ajouter à l'injustice de la condition.(10) Et je
ne peux m'empêcher d'être tiré du côté de ceux, quels qu'ils soient, qu'on
humilie et qu'on abaisse. Ceux-là ont besoin d'espérer, et si tout se tait, ou
si on leur donne à choisir entre deux sortes d'humiliation, les voilà pour
toujours désespérés et nous avec eux. Il me semble qu'on ne peut supporter
cette idée, et celui qui ne peut la supporter ne peut non plus s'endormir dans
sa tour. Non par vertu, mais par une sorte d'intolérance quasi organique, qu'on
éprouve ou qu'on n'éprouve pas. J'en vois, pour ma part, beaucoup qui ne
l'éprouvent pas, mais je ne peux envier leur sommeil.(11)
Je fus pour ma part placé
à mi-distance de la misère et du soleil. La misère m'empêcha de croire que tout
est bien sous le soleil et dans l'histoire ; le soleil m'apprit que l'histoire
n'est pas tout.(12)
L’injustice sépare, la honte, la
douleur, le mal qu’on fait aux autres, le crime séparent. Tout homme est un
criminel qui s’ignore, mais il y a quelque chose de plus
abject encore que d’être un criminel, c’est de forcer au crime celui qui n’est
pas fait pour lui.(13)
La démocratie, ce n'est pas la loi de la
majorité, mais la protection de la minorité.(14) Vous avez cru que tout pouvait
se mettre en chiffres et en formules ! Mais dans votre belle nomenclature, vous
avez oublié la rose sauvage, les signes du ciel, les visages d'été, les
instants du déchirement et la colère des hommes ! Ne riez pas. Ne riez pas,
imbécile.(15)
L'amitié est la science des hommes
libres. Et il n’y a pas de liberté sans intelligence et sans compréhension
réciproques.(16) Mais la liberté est également un
bagne aussi longtemps qu’un seul homme est asservi. J'ai compris qu'il ne
suffisait pas de dénoncer l'injustice, qu’il fallait donner sa vie pour la
combattre.(17)
Notre tâche est de trouver les quelques
formules qui apaiseront l'angoisse infinie des âmes libres. Nous avons à
recoudre ce qui est déchiré, à rendre la justice imaginable dans un monde si
évidemment injuste. Naturellement, c’est une tâche surhumaine, mais on appelle
surhumaines les tâches que les hommes mettent du temps à accomplir, voilà
tout.(18)
J’essaie, pour ma part, solitaire
ou non, de faire mon métier. Et si je le trouve parfois dur, c’est qu’il
s’exerce principalement dans l’assez affreuse société où nous vivons, où l’on
se fait un point d’honneur de la déloyauté, où le réflexe a remplacé la
réflexion, où l’on pense à coup de slogans et où la méchanceté essaie trop
souvent de se faire passer pour l’intelligence.
Si un
journal est la conscience d’une nation, un média peut en être
l’inconscience et vous en êtes l’illustration, le funeste symbole. C’est
en retardant ses conclusions, surtout lorsqu’elles lui paraissent évidentes,
qu’un penseur progresse, mais l’époque veut aller vite et la
bêtise insiste toujours.(19) Par un curieux renversement propre à notre temps,
le crime se pare ainsi des dépouilles de l'innocence, et c’est
l’innocent, victime du condamné récidiviste, qui est sommé de
fournir ses justifications.(20)
Je ne suis pas de ces serviteurs de la
justice qui pensent qu’on ne sert bien la justice qu’en vouant plusieurs
générations à l’injustice. Sans liberté vraie, et sans un certain honneur, je
ne puis vivre.(21)
La liberté est le droit de ne pas
mentir(22). Elle est aussi la chance de devenir meilleur, quand la servitude de
la pensée est la certitude de devenir pire.
Le bacille du fascisme ne meurt,
ni ne disparaît jamais, resté pendant des dizaines d'années endormi dans les
meubles et le linge, attendant patiemment dans les chambres, les caves, les
malles, les mouchoirs et les paperasses.(23) Il mue, prend diverses
formes, mais sa noirceur reste intacte. Vos réquisitoires quotidiens,
obsessionnels et venimeux en sont la triste incarnation.
Vous et vos comparses, êtes un
beau crépuscule, ce mensonge qui met chaque objet en valeur, quand la vérité,
comme la lumière, aveugle.(24)
Je n’ignore rien de ce qui attend ceux
que l’époque qualifie de ringards et de bien-pensants. Chaque
fois qu'une voix libre s'essaie à dire, sans prétention, ce qu'elle pense, une
armée de chiens de garde de tout poil et de toute couleur aboie furieusement
pour couvrir son écho.(25)
Mais la paix est la seule bataille qui
vaille d’être menée(26) et sur la terre de l’injustice,
l’opprimé prend sa plume, telle une arme, au nom de la justice.(27)
Au fond de chaque homme civilisé se
tapit un petit homme de l'âge de pierre, qui réclame à grands cris un œil pour
un œil(28). Mais les gens sont aussi des miracles qui
s’ignorent(29) et je crois au soleil même quand il ne brille pas.
Qui ne donne rien n’a rien et le plus
grand malheur n’est pas de ne pas être aimé mais de ne pas aimer(30).
Le contraire d’un humaniste,
étant trop souvent un homme sans amour(31), puissiez-vous
découvrir au milieu de votre hiver, un invincible été(32), pour
aimer, donner, transmettre, enfin, autre chose que la
peste.
* Extraits choisis dans l'oeuvre de Camus et texte construit
par Sofia SOULA-MICHAL
(1) Carnets I (1935-1942)
(2) La Peste (1947)
(3) Discours de Stockholm (10 décembre
1957)
(4) Le Témoin de la Liberté (1948
Conférences et discours)
(5) Carnets II (1942-1951)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire