mardi 9 avril 2019

Une lettre d'outre-tombe de Bourguiba aux tunisiens

C'est le 9 avril. Les tunisiens commémorent les événements du 9 avril 1938 qui ont marqué un tournant * dans la lutte pour l'indépendance. Si Bourguiba et ses compagnons avaient consenti beaucoup de sacrifices pour libérer leur pays, les tunisiens sont aujourd'hui sous la menace d'une nouvelle colonisation d'un genre nouveau, poltico-religieuse celle-ci et que Ghannouchi appelle de ses vœux pour remettre la destinée de la Tunisie à son maître, l'émir du Qatar.
R.B  

Image associée
Abdelaziz Belkhodja

Chers citoyens tunisiens,

Là haut, comme le dit le poète, tout n'est qu'ordre et beauté, luxe, calme et volupté. Sauf qu'à chaque évocation de mon nom, les téléscripteurs célestes m'envoient des signaux. La première fois que ces signaux ont dépassé mon seuil de tolérance, c'était en 2011, j'ai jeté un coup d'œil sur votre planète et j'ai vu qu'il y avait eu bien des bouleversements dans ce pays que j'ai tant aimé et que je chéris toujours malgré l'ingratitude de certains …

Bref, lorsque mon nom a commencé à revenir en vogue, après un quart de siècle de silence, j'ai été jeter un coup d'œil. Ça m'a fait drôle de voir que c'est du virevoltant Béji Caïd Essebsi que ça venait. Certes, le fond n’y était pas, mais pour la forme, il s’est bien débrouillé.
Par contre ces derniers temps, mon évocation est devenue du n'importe quoi, il n’y a plus ni forme ni fond. D'où cette lettre.

Pour aller droit au but, je vous avoue qu'à part trois ou quatre de mes compagnons encore vivants et qui ne sont guère bavards, aucun parti ni aucune personnalité politique, ne porte la moindre idée de mon combat ni de mes idées et encore moins de ce que j'ai fait pour la Tunisie.
Je ne vais pas répondre à toutes ces évocations indignes faites à ma mémoire, mais simplement vous rappeler un tant soit peu, les valeurs que j’ai portées et qui ont bétonné les fondations de ce pays qui, malgré tout, reste capable de grandeur.

D’abord, je n’ai jamais touché à la souveraineté de mon pays. Ni avec les puissances et encore moins avec ces ignares roitelets qui, aujourd’hui, j’en ai le cœur brisé quand j’y pense, sont en train décider à votre place. 

La souveraineté est à un pays ce que la dignité est à l’être humain. Sans elle, point de respect de l’autre et sans respect, rien de bien.

Gardez bien à l’esprit que de tout temps, même au cours des siècles les plus sombres, la Tunisie a eu une élite brillante, douée d’une culture extrêmement variée : politique, économique, littéraire, juridique. 
Qu’elle se manifeste ! 

Gardez bien à l’esprit que les chamailleries et les petitesses sont indignes de vous. Combattez tous les complexes de quelque sorte que ce soit : complexes d’infériorité vis-à-vis de l’ennemi dont vous serez tentés de surestimer les forces, complexes de supériorité qui risqueraient de vous précipiter dans une catastrophe. Ayez recours, à chaque instant, à la raison et à l’intelligence, et pour que celles-ci restent toujours vos compagnons de vie, élevez l’Education, comme je l’ai fait, à un niveau suprême, car elle seule garantira votre invulnérabilité. 

Ne vous occupez que de choses essentielles, ne vous perdez pas dans les futilités. Aucune Constitution, aucun système n’est parfait. Ils ne valent que par ce que valent ceux qui les mettent en œuvre. Faites en sorte de choisir des dirigeants qui ont foi en la suprématie de l’esprit sur la matière car il n’est rien de pire, pour un peuple, que d’être dirigé par des gens sans qualités ni sentiments et qui plus est, trahissent ma mémoire en revendiquant mon héritage intellectuel.

Enfin, soyez inventifs, positifs, optimistes, pragmatiques et travailleurs. Un pays ne se construit pas avec des débats stériles mais avec des projets, avec cette matière grise dont les Tunisiens sont bien pourvus mais qu’ils utilisent souvent à mauvais escient.

Ne vous laissez pas berner par ceux qui sont mus par un amour des attributs du pouvoir et non par la conscience de pouvoir construire la grandeur, le bonheur, la félicité. Ne laissez pas des moins que rien décider de vos vies. 

Croyez aux idées, croyez à la vision d’une Tunisie propre, digne, intelligente, libre et puissante et pour l’ériger, ne reculez devant rien.
Poursuivez l’œuvre de vos ancêtres, de vos parents qui se sont serrés la ceinture pour vous donner la lumière.

Enfin, un conseil pour ces échéances qui vous inquiètent : sortez du cadre que vous vous êtes auto-imposés. Allez vers la clarté, vers l’action.
Tournez définitivement le dos à la racaille, à la fripouille, aux incapables. 
La Tunisie est votre terre, votre inestimable patrimoine, sauvegardez là de la petitesse.
Agissez ! 

En ce jour des martyrs, sachez que le souvenir de leur sacrifice ne se fête pas. Leur mémoire ne se célèbre que par l'action vers le but qu'ils s'étaient assignés.

Habib Bourguiba

* Le 7 avril 1938, il y a eu une manifestation à Jerba organisée par les néo-destouriens de l'île pour réclamer la libération des militants emprisonnés, lors de laquelle les meneurs furent à leur tour arrêtés et jetés en prison dont feu Haj Boubaker Barnat, mon père; qui fera de nombreux séjours en prison pour activisme politique et fera la gréve de la faim avec ses amis co-détenus destouriens pour obtenir le statut de prisonniers politiques. Lors de sa dernière arrestation, il fut condamné lui et ses amis Béhi Ladghan et Monji Slim à mort mais ils seront graciés par le Général De Gaulle.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire