jeudi 5 juillet 2018

Logique féministe contre logique patriarcale





Pour celles qui se croient libres, sont-elles libres de leurs choix ou simplement consentantes pour des restrictions établies par les hommes, aussi bien chez les "arabes" qu'en Occident ? C'est pourquoi le féminisme doit être universel.
R.B

" N'oubliez jamais qu'il suffira d'une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question.
Ces droits ne sont jamais acquis. "
Simone de Beauvoir 
Wassyla Tamzali, en mai 2012, à Saint-Malo (Ille-et-Vilaine).
Wassyla Tamzali 
Je partage ici l'article dans la forme où je l'ai envoyé au Monde, et SANS TITRE. 
L'article a été mis au format (raccourci) et un titre a été choisi par la Rédaction du journal : " L’homme arabe est un homme humilié ".

1. Cela fait à présent plusieurs décennies que vous travaillez sur le droit des femmes. Avec cette mémoire et cette pratique qui sont les vôtres, quel regard avez-vous porté sur le surgissement du mouvement #metoo ?
WT : S’en tenir au surgissement n’épuisera pas la question soulevée par le raz-de-marée de révélations et de dénonciations, mais c’est une question de fond qui nous aide à mieux comprendre les mécanismes au travail dans une société. Il est inutile de rappeler ici le travail fait par les féministes sur le harcèlement sexuel, le nombre d’écrits, de groupes et d’associations d’activistes sur cette question, la place centrale qu’elle occupe depuis des années dans le débat militant et intellectuel ; sans beaucoup de résultat. Ce mal continu de ronger les rapports des sexes et fragiliser les femmes. Alors « Pourquoi maintenant, et pourquoi à partir de l’affaire Weinstein ». 

Faut-il dire comme Françoise Héritier qu’il s’agit là de l’impact de ce qui est devenu « émotionnellement concevable » ? À quoi cela tient-il ? À la qualité des protagonistes ? Ces actrices mondialement connues qui renvoient une image de femme « libre » en partie fondée sur leur corps, sur la libération du corps de la femme ? Elles ont réussi là où beaucoup ont échoué. Elles semblaient avoir atteint le pouvoir d’exister comme elles l’entendaient. Le choc des révélations a été à la mesure des représentations populaires de la vie d’actrice. Ce choc qui soudainement rend émotionnellement concevable l’assujettissement des femmes. Nous ne sommes plus dans le monde des idées ou dans celui des statistiques mais celui de l’émotion, du ressenti, de l’empathie. Un électrochoc qui a joué sur les victimes elles-mêmes. S’en est suivi une avalanche de révélations, de sorties du placard comme l’on disait à propos du « coming out ». C’était énorme, il ne s’agissait pas moins de dévoiler publiquement : une « pratique sexuelle » dont on avait honte. Ces femmes qui incarnaient la vie comme « un destin pris en main par une liberté », (Simone de Beauvoir) étaient des femelles au sens le plus archaïque, soumises à la souveraineté sexuelle des mâles. 

Nous ne sommes peut-être pas au début de la « révolution Copernic » appelée de tous ses vœux par Françoise Héritier, pour la citer encore, mais rien ne sera plus comme avant. Aux USA, au Canada l’étincelle a mis le feu à la vallée (Mao) ! Un effet de tsunami au Québec avec pour résultat que dorénavant tout financement de l’état dans tous les domaines obéira strictement à la loi de la Parité. Aux États Unis une association d’artistes a déjà récoltée des millions de dollars pour payer les avocats de femmes qui voudraient déposer des plaintes en justice. En France comme à son habitude, on prend le temps de faire des lois.
2. Pourquoi maintenant ? Vous vous-êtes posée la même question à propos de la Révolution tunisienne…
WT : Avant/après. Là aussi nous sommes devant un avant/après. Qu’est-ce qui fait que. Le travail de résistance intellectuelle et activiste avait été intense et sur des temps longs, pourtant c’est à l’insu des militants pour la démocratie ici, féministes, que tout s’est joué. La révolution tunisienne, le mouvement « Metoo » ont pris de court les plus avertis, les plus engagés. C’est d’abord une leçon d’humilité, et aussi d’espoir. 
Dans le cas de la lutte féministe comme dans les luttes pour la démocratie, notamment dans nos pays, nous nous heurtions à une sorte de fatalisme né de la persistance des obstacles. À force de résister à l’intelligence, la raison, et l’engagement, la situation calamiteuse de l’ordre politique et du rapport des sexes semblait intangible à notre condition arabo-islamique (sic) pour reprendre cette expression que je ne fais pas mienne ; au point de sombrer dans l’idée d’une spécificité indépassable. – Notons au passage que cette idée est sous-jacente à toute approche islamophobe. Une réalité violente et dure contre laquelle vient se fracasser l’une après l’autre des générations de femmes et d’hommes progressistes. Une réalité qui met en échec nos pensées les plus rationnelles qui ne sont alors, pour le dire avec les mots de Virginie Despentes, que « le cri de nos défaites ». Il faut croire que tout arrive. Et tant pis pour les prophètes du malheur.
3. Dans votre essai intitulé "Une femme en colère" vous souligniez le destin spécifique des femmes dans le Maghreb, et vous appeliez les féministes européennes à ne pas fermer les yeux. Comment inscrire le mouvement #metoo dans ce jeu de miroirs entre les deux rives de la Méditerranée ?
WT : Je ne voulais surtout pas parler de destin spécifique. Mon dialogue avec les féministes européennes ne pouvait se situer que dans une perspective universalisante. Sinon comment dialoguer, comment lutter ensemble ? J’ai plutôt essayé de convaincre du contraire mes amies féministes européennes. Nous, femmes des sociétés dites arabo-islamiques, (sic) étions sur la même trajectoire qu’elles. Que nous nous trouvions dans une situation différente, cela était une évidence, mais il s’agissait d’une différence conjoncturelle et non de nature. J’ai plaidé sans relâche, et souvent sans succès tant la tendance culturaliste était forte, pour qu’elles « pensent » la question du voile, - cet essai avait été écrit dans le contexte de la loi interdisant les signes religieux à l’école - comme n’importe quel objet d’analyse en usant de leur savoir et de leur expérience féministe. De nombreux dérapages ont eu lieu à partir de ce présupposé « des racines » d’un peuple, je pense à l’affaire de Cologne. Combien d’analystes et d’éditorialistes se sont fourvoyés ! « Les prophètes du malheur » dont parle Didi Huberman quand il nous invite à laisser notre pensée nomadiser entre les mots racines/radicalité/radiculaire, en ont pris pour leur grade au vu des résultats de l’enquête de police sur les événements de la nuit du 31 décembre. Donc méfions-nous de la fascination d’une spécificité, nourrie par une réalité tyrannique certes, qu’il faut savoir déchiffrer, et gardons le cap de l’universalité, quitte à la revisiter. 
Sartre disait l’universel reste à faire. Alors faisons le. Même si ce mot fâche aujourd’hui. Il est jeté aux oubliettes par certains qui pensent, et veulent, réinventer l’histoire en opposant cette notion au decolonial. Ce qui me surprend ici c’est le réchauffé de leur position. En 1962 quand l’Algérie arrive à l’indépendance notre pensée, nos façons de voir les choses, est portée par le dé-colonialisme. Nous étions des post coloniaux de fait, et sans le tiré entre les deux mots. Nous construisions sans la nommer la doctrine decoloniale. Sans accent cet anglicisme à la mode aujourd’hui dans le débat remplace le bon vieux mot de décolonisation, et s’ajoute aux qualificatifs racisée, intersectionnelle, que je pose ici au féminin puisqu’il pourrait s’agir de moi. Le sujet est inépuisable, je dirais simplement sortons de cet enfermement identitaire et écoutons Frantz Fanon quand il dit « je ne veux pas être l’esclave de l’esclavagisme de mes ancêtres ».
Concernant le jeu de miroir vous aurez compris qu’il s’agit de deux miroirs qui se reflètent. J’ai l’habitude de dire que l’avantage que j’ai d’être entre deux pays c’est que dans l’un je suis souvent devant une caricature de ce qui se passe dans l’autre, ou devant une image ancienne qui surgirait du passé. Je crois fermement que la condition des femmes obéît à une règle universelle qui est dictée par le patriarcat partout, avec des degrés différents bien évidemment. 
J’ajouterai cette idée. Le procès Weinstein me ramène à l’Algérie et plus précisément au voile. Weinstein plaide non coupable, ses avocats disent au sujet d’une plaignante qu’elle avait consentit à tout ce dont elle l’accusait. C’est ce que l’on entendait s’agissant du voile et du choix libre des femmes voilées. Geneviève Fraisse nous avait éclairé en montrant qu’il était abusif de dire qu’une femme choisisse librement de se voiler ou non, qu’il fallait dire qu’elle consentait à un certain nombre de règles contraignantes et qu’il fallait relativiser cette liberté supposée. Mais cela ne récuse pas complètement l’argument pour certains. Dans une logique patriarcale, et/ou islamiste, et/ou decoloniale, et/ou post-coloniale, consentir c’est encore d’une certaine manière accepter et plus encore participer librement à un modèle. Dans le cas du scandale Weinstein il semble que cela soit entendu différemment, et le mot consentement se décline dans une logique féministe. Dans cette logique le consentement ne fonde aucun droit. On retrouve ici d’ailleurs la notion du contrat léonin, mais cela va plus loin. Ces femmes sont entendues dans leurs contradictions même, dénoncer ce qu’elles avaient consenti, et cela grâce au travail des féministes sur l’assujettissement des femmes qui a ouvert la voie à une logique « féministe » qui se développe ici avec force, et espérons avec succès, contre la logique patriarcale. J’espère que dans mon pays aussi arrivera le jour où la logique féministe l’emportera sur la logique patriarcale.
4. L'intellectuel libanais Gilbert Achcar déplore que le monde arabo-musulman se trouve pris dans un inexorable "choc des barbaries", celle des dictatures militaires, d'un côté, celle des forces islamistes, de l'autre. Dans un tel contexte, quel avenir pour le féminisme dans ces espaces ?
WT : Nous savons maintenant qu’Il n’y a pas d’avenir pour les femmes en dehors de la démocratie, comme il n’y a pas de démocratie sans la reconnaissance et la participation des femmes comme sujet libre et égal. Ça ressemble à un slogan mais c’est la réalité de la situation. Je sais que l’on a pu construire la démocratie en France sans les femmes, mais cela ne se fera pas dans les pays dits arabo-islamiques (sic). Nous sommes il faut bien le dire devant une vraie énigme, la situation des femmes dans ces pays est un défi à la raison, la situation des femmes arabes est « inouïe ». Et l’explication ne vient ni d’une tradition pure et persistante, ni de la religion, ni de l’absence de laïcité que nous ne cessons d’interroger en vain. C’est de démocratie qu’il s‘agit, de politique. Parce que l’assujettissement des femmes est une pièce importante des systèmes politiques de ces pays. Elle est le résultat d’une entente entre les hommes, on retrouve là notre contrat léonin. Il d’agit d’une répartition des pouvoirs entre des catégories d’hommes. À tous les hommes le pouvoir sur toutes les femmes, même les voisines, en échange de quoi, ceux qui exercent la puissance publique se réservent tous les droits sur la cité, sur les richesses du pays, et par la même occasion sur tous les hommes qui eux se contentent d’un succédané de pouvoir. 
D’où cette humiliation profonde qui explique la haine de soi et surtout la haine des femmes. L’homme arabe est un homme humilié à qui on a laissé comme terrain de jeu que les femmes. 
Les deux barbaries dont parle Gilbert Achcar, qui ont de grandes différences mais ce serait trop long d’aborder cette question ici, se soutiennent l’une et l’autre comme un échafaudage posé sur des pans de mur en danger de s’écrouler. La doctrine des islamistes sur les femmes sert à merveille la pérennité des régimes en place.
5. Vous êtes née en Algérie. Quel regard a-t-on porté sur le mouvement #metoo dans ce pays, et trouve-t-il des résonances politiques et humaines aujourd’hui ?
WT : L’impact dans les pays arabes en général a été faible. En Tunisie un mouvement a été lancé « Ana Zada », sur Twitter. On a pu noter de très nombreux messages en provenance des pays arabes, de l’Égypte principalement où un twitte considère le harcèlement de rue comme la onzième plaie. 
L’Amérique Latine ? Un grand pays comme le Brésil a très peu suivi. 
En Algérie il n’y a eu pas de réactions notables. 
Où en sont les Tunisiennes ? L’actualité dans ce pays est plutôt centrée sur le rapport de la COLIBE (Commission pour les libertés et l'égalité) sur les libertés politiques et sexuelles, notamment sur l’homosexualité, remis au Président de la République par Bochra Belhadj Hmida, députée et féministe, - qui a reçu déjà des menaces de mort des islamistes. La situation n’est pas encourageante. 
Il me semble que le phénomène #metoo concerne surtout l’Amérique du Nord et l’Europe.

Pour revenir à mon pays sur le terrain de la lutte citoyenne la priorité est donnée à des sujets qui concernent d’avantage les droits de l’homme et les libertés politiques et publiques que la lutte des femmes. La lutte spécifique pour la liberté des femmes, la reconnaissance de leur droit physique d’exister dans la cité, d’y promener leur corps sans avoir à le cacher, à le travestir est porté aujourd’hui par de nombreuses femmes, jeunes surtout. Les comédiennes, les danseuses sont de vrais petits soldats. Il faut ajouter les écrivaines, les artistes plasticiennes. Le cursus des luttes s’est déplacé. J’ai moi aussi changé de terrain de lutte pourrait-on dire. C’est au sein de la société civile et dans le domaine de l’art contemporain que je trouve aujourd’hui les moyens d’exprimer ce, ces désirs de liberté. C’est là que je croise le plus d’esprits ouverts et demandeurs de changement. Nombreux et nombreuses ont déjà changé, ils ont tourné le dos aux discours politiques creux et inefficaces. Ils, elles sont le changement. Ils sont en train d’inventer un nouveau langage. 

Je note, et c’est nouveau, un fort mouvement existentialiste. L’individu est en train de prendre ses droits en Algérie, contre la communauté, la famille, le pouvoir aussi. Cette voie est pour l’heure le seul moyen de rendre « émotionnellement concevable » la liberté sexuelle des femmes, car c’est de cela qu’il s’agit, libérer les femmes de toutes formes d’assujettissement sexuel. 

Pour finir d’essayer de répondre à votre question « Où vous en êtes ? » je dirais : N’oubliez pas que nous habitons, en Algérie, au Maroc, en Tunisie et encore ailleurs au cœur d’une région en guerre. J’ai passé beaucoup de temps, d’énergie, de passion à lutter contre l’enfermement des femmes, et en particulier contre le voile qui est un symbole de cet enferment, de quelques manières qu’on le prenne. Aujourd’hui je me demande si je ne suis pas leurrée. Pendant que nous débattions et luttions contre ce morceau de chiffon pour reprendre les mots de Bourguiba quatre pays arabes étaient détruits, L'Irak, la Syrie, le Yemen, la Libye, dont deux au moins sont la matrice de la Civilisation, et pas seulement de la civilisation arabe.

Propos recueillis par Jean Birnbaum



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