Si l'islamisme à l'origine voulait libérer les peuples de l'impérialisme colonial, le néo-islamisme des Frères musulmans, lui, cherche à les soumettre à l'impérialisme américain ! Poussant l'hypocrisie jusqu'à dénaturer les concepts d'humanisme que prônaient les fondateurs de l'islamisme sous des vocables vidés de leur sens : Ennahdha (renaissance), AKP (partie de la justice et du développement) .... ; puisque leur seule ambition est l'accession au pouvoir et leur seul programme économique est le capitalisme sauvage qu'ils partagent avec les conservateurs américains qui les soutiennent !
R.B
Islam politique, impérialisme et néoliberalisme
C’est en cela que
l’islam politique doit être approché comme la version islamique de la
“révolution conservatrice”.
L’islam politique est présenté par ses
apologistes comme “un langage politique” refusant d’exprimer les aspirations
des dominés à travers les “seuls référents et concepts produits et imposés par
la société dominante” ; un langage qui serait la traduction du “besoin de
recourir à des représentations nouvelles, moins allogènes, ou perçues comme
telles, susceptibles de concurrencer enfin l’occidental sur le terrain où sa
victoire a été la plus profonde : l’idéologie”. En ce sens, l’islam
politique serait “davantage langage que doctrine”. (François Burgat, L’islamisme en face, La Découverte, Paris 1996 et
“Islamisme au Maghreb”, dans Les temps Modernes, n°500,
mars 1988, pp.75-112)
Partant, il préfère l’approcher sous
l’angle de son rôle “oppositionnel” par rapport à “l’impérialisme” et aux
dictatures “modernistes” et “laïques” imposées aux sociétés arabes et
musulmanes. Les évolutions récentes de ces expressions majeures sont interprétées
comme l’affirmation de sa vocation libératrice jusqu’ici bloquée par la
dictature et la domination occidentale.
Dans une interview accordée à Alain Gresh
pour le journal en ligne ORIENT XXI du
25 juin 2018, publié sous le titre “L’islamisme est-il la
forme musulmane de la théologie de la libération ?”, Asef Bayet,
Professeur au département de sociologie de l’université de l’Illinois,
d’origine iranienne, et auteur de nombreux travaux concernant le Moyen Orient,
l’islam politique et les évolutions récentes du monde arabe, aborde ses
questions en s’inspirant, précise-t-il, du chapitre 4 de son récent livre Revolution without revolutionaries : Making Sense of the Arab
Spring, paru à Stanford en 2017.
Alain Gresh a engagé le
questionnement sous l’angle de la réduction de l’islam politique à “une langue”
ou un “langage politique”, à la manière de François Burgat dont il partage les
mêmes sympathies pour les héritiers de Hassan Al-Banna, en affirmant : “Nul
doute que l’islamisme, sous ses différentes déclinaisons, joue un rôle majeur
dans l’évolution des sociétés musulmanes, dans les luttes qui s’y développent.
Qu’est-ce qui explique cette centralité ? Peut-on dresser un parallèle
entre l’islamisme et la théologie de la libération chrétienne ?”
Sans éluder les questions de son
intervieweur avisé, Asef Bayat a abordé l’islam politique sous l’angle de ses
évolutions depuis les années 1970 et à travers des questions importantes comme
ses objectifs fondamentaux, son anti-impérialisme en comparaison avec celui de
la théologie de la libération en Amérique du Sud et d’autres mouvements, ses
rapports avec le néolibéralisme, et ce qu’il propose et apporte à la société.
Ses réponses, tout en procédant à des concessions à l’approche apologétique de
l’islamisme, s’en démarquent radicalement.
L’islamisme, un langage ou un projet
politique ?
Asef Bayat, a d’abord donné l’impression
d’épouser l’approche de son intervieweur en disant : “Oui, avant la
prédominance de l’islamisme, il existait d’autres types de langages politiques
largement laïques, comme le nationalisme arabe ou le socialisme”. Il ajoute,
dans le même sens : “Ainsi, historiquement parlant, l’islamisme est le langage
politique non seulement des classes moyennes marginalisées, mais surtout des
classes moyennes très performantes qui ont vu leur rêve d’équité sociale et de
justice trahi par l’échec du projet nationaliste laïque, de la modernité
capitaliste représentée par les monarques et les cheikhs régionaux et de
l’utopie socialiste, incarnée par les États postcoloniaux séculiers,
modernistes et populistes”.
Expliquant l’attrait de l’islamisme “malgré ses
échecs, ses transformations et la post-islamisation”, il précise “qu’il sert de
marqueur d’identité dans une époque profondément influencée par la politique du
‘‘qui nous sommes’’.”
Il ajoute que “l’islamisme offre un “paquet” idéologique
rempli de composants apparemment cohérents, de réponses claires et de remèdes
simples, de sorte qu’il éjecte automatiquement les doutes philosophiques, les
ambiguïtés intellectuelles ou les interrogations sceptiques.
Et enfin,
l’islamisme continue de projeter une image utopique de lui-même dans un monde
où les grands idéaux (comme le communisme, la démocratie, la liberté) se sont
effondrés ou sont remis en question. Il se conçoit toujours comme une idéologie
spéciale, combattante, révolutionnaire et émancipatrice”.
Là où son propos s’éloigne nettement de la
présentation apologétique, c’est lorsqu’il quitte le terrain de la définition
de l’islamisme comme un “langage politique” pour l’identifier en le référant à
“des idéologies et des mouvements qui ont comme projet d’établir une sorte
d’ordre islamique dans les sociétés et les communautés musulmanes : un
État islamique, la charia et des codes moraux” en précisant que “les courants islamistes
varient quant à la façon d’atteindre ces objectifs - ils peuvent être
réformistes, révolutionnaires, jihadistes ou quiétistes”.
Il ajoute : “Même si
les différents courants islamistes ont adopté des moyens différents pour
atteindre leurs objectifs ultimes, ils utilisent tous un langage et un cadre
conceptuel religieux, islamique, favorisant les mœurs sociales conservatrices
et un ordre social exclusif. Ils ont une préférence pour le patriarcat et se
montrent très souvent intolérants envers les idées et les modes de vie
différents. Il s’agit donc d’une idéologie et d’un mouvement qui reposent
sur un mélange de religiosité et d’obligations, et qui ne parlent pas beaucoup
de droits”.
Islam politique et opposition à
l’impérialisme
Concernant l’opposition à l’impérialisme
que mettent en avant François Burgat, Alain Gresh et ceux qui s’obstinent à
peindre l’islam politique comme un mouvement “oppositionnel” par rapport à la
domination impérialiste, Asef Bayat rappelle : “L’‘‘anti-impérialisme’’ a traditionnellement
une position normative, se référant à une lutte juste qui est menée par des
forces progressistes souvent laïques pour libérer les peuples dominés du diktat
du capitalisme mondial et de la domination impériale (économique, politique et
culturelle). Ces forces veulent établir l’autonomie, la justice sociale et
soutiennent les travailleurs et les sujets subalternes — les femmes, les
minorités et les groupes marginalisés.
On peut dire que les zapatistes du
Chiapas mexicain et le mouvement altermondialiste représentent de telles luttes
anti-impérialistes”. Il précise que la “pensée anti-impérialiste, […] s’appuie
sur une notion critique de gauche de l’empire” et concède, à tort, que
l’islamisme des années 1970 et de l’époque de la guerre froide présentait ces
caractéristiques en disant : “Pendant la période de la guerre froide, les
groupes et les penseurs islamiques étaient souvent en concurrence avec leur
principal rival idéologique, le marxisme, avec lequel ils partageaient des
positions anticapitalistes, populistes et de justice sociale. Nous l’avons vu
dans les idées socialistes de Mahmoud Taha au Soudan, l’anticapitalisme de
Sayyid Qutb, la gauche islamique de Hassan Hanafi en Égypte, le marxisme
économique d’Ali Shariati en Iran, ou la perspective distributionniste de
Mohamed Bakr Al-Sadr en Irak.
Ainsi, alors que l’islamisme des années 1980 et
1990 se caractérisait par une sorte de populisme de gauche, nous observons
aujourd’hui une tendance au populisme néolibéral parmi les islamistes et les post-islamistes”.
Mais là, Asef Ayat fait un raccourci
abusif en attribuant à l’ensemble de l’islam la pensée de quelques figures
isolées et minoritaires comme Mahmoud Mohamad Taha, Hassan Hanafi, Ali Shariati
ou Mohamed Baqir Al-Sadr, en mettant ces figures dans le même sac que Sayyid
Qutb dont la pensée n’a rien à voir avec les affinités de gauche des quatre
autres figures.
Il est difficile, pour ne pas dire absurde, d’attribuer à la
tendance majoritaire de l’islam politique depuis les années 1920 jusqu’à nos
jours une quelconque affinité avec la “critique de gauche” de l’impérialisme.
Limites de l’anti-impérialisme des
islamistes
Montrant la nature de l’anti-impérialime
de l’islam politique, Asef Bayat remarque :
“L’‘‘anti-impérialisme’’ des
islamistes est largement égocentrique. Leur ‘‘combat culturel’’ en particulier
a servi à protéger leur hégémonie idéologique de l’assaut d’idées et de styles
de vie concurrents déployés par la mondialisation. Il n’apporte rien de mieux
aux subalternes musulmans”.
Il ajoute que “l’‘‘anti-impérialisme’’ islamiste
n’a pas été libérateur, voire a été oppressif. Sa violence a déclenché
une ‘‘guerre contre le terrorisme’’ dont les victimes
sont des musulmans, pour la plupart ordinaires.
Elle a encouragé les régimes
autocratiques à réprimer la dissidence au nom de leurs campagnes
antiterroristes ; et lorsque les islamistes ont eu l’occasion de
gouverner, ils ont établi un régime religieux autoritaire, un ordre social
exclusif et une discipline morale.
Leur ‘‘anti-impérialisme’’ est quelque peu
similaire à celui de Robert Mugabe”.
Comparant l’islam politique à la théologie
de la libération, Asef Bayat remarque :
“Alors que les islamistes visent à islamiser
leur société, leur politique et leur économie, les théologiens de la libération
n’ont jamais eu l’intention de christianiser, mais plutôt de changer la société
en faveur des plus démunis. La théologie de la libération avait donc beaucoup
en commun avec les mouvements humanistes, démocratiques et populaires
d’Amérique latine, les syndicats, les ligues paysannes, les groupes d’étudiants
et les mouvements de guérilla, avec lesquels elle organisait des campagnes, des
grèves, des manifestations, des occupations de terres et avec qui elle travaillait
sur le développement.
En tant que partenaire d’un vaste mouvement populaire, la
théologie de la libération ne visait pas à faire du prosélytisme, ni à rendre
chrétiens les membres de la coalition, mais à faire avancer la cause du
mouvement de libération en général. Plus important encore, elle partageait
beaucoup de choses avec le marxisme humaniste”.
L’islam politique, hormis
quelques tendances minoritaires se réclamant de la pensée de Ali Shariati, Mahmoud Mohamad Taha, Hassan Hanafi ou Mohammed Bakir al-Sadr, souvent condamnées et rejetées
par la mouvance islamiste dans sa majorité, ne s’est jamais rangé du côté des
syndicats, des mouvements populaires ; il était et reste un mouvement
prosélyte cherchant, sinon à imposer sa vérité, du moins à y convertir la société.
Dans ce sens, Asef Bayat précise que “la soumission des post-islamistes au
marché ne correspond pas au développementalisme socialiste de la théologie
latino-américaine de la libération”.
Et si l’islam politique n’était que la
version islamique de la révolution conservatrice néolibérale ?
Dans l’évolution actuelle de l’islam
politique que certains préfèrent interpréter comme une conversion à la
démocratie, Asef Bayat pointe ses connivences avec ce que David Harvey considère comme un mélange de
“restructurations néolibérales dans le monde entier et de la
tentative néoconservatrice d’établir et de maintenir un ordre moral cohérent
aussi bien dans le monde global que dans diverses situations nationales”.
Dans ce sens, Asef Bayat remarque que “malgré
leurs tendances pluralistes, les post-islamistes, tout comme le néo-islamisme
ont invariablement embrassé la logique capitaliste, laissant la protection
sociale à la merci des pulsions du marché et ne prenant aucun engagement
programmatique pour l’égalité et la justice.
Regardez l’AKP, Ennahdha et
d’autres : ils sont heureux d’accompagner la marchandisation, la
privatisation, la gentrification urbaine, comme si les demandes de justice
sociale pouvaient être satisfaites par quelques actes de charité et des iftar (repas de rupture du jeûne) gratuits pendant
le mois de ramadan”.
Asef Bayat signale “une tendance au populisme néolibéral parmi les
islamistes et les post-islamistes — par exemple, dans la pensée de figures
comme Mahmoud Ahmadinejad en Iran, Kheirat Al-Shater, dirigeant des Frères
musulmans égyptiens, Recep Tayyip Erdoğan en Turquie, ou les ‘‘salafistes
Costa’’ [Mouvement égyptien se réclamant du salafisme, fondé en 2011 ; il
doit son nom aux cafés de la chaîne Costa où se tenaient ses premières
réunions] qui ne s’intéressent ni à la redistribution ni à la protection
sociale, mais à la ‘prospérité’ par l’entrepreneuriat individuel”.
Dans le même
sens, Asef Bayet ajoute : “Ce ‘‘néo-islamisme’’ considère fondamentalement comme
acquise la société de marché et se concentre plutôt sur les luttes
‘‘culturelles’’ et les méthodes violentes (celles des jihadistes militants)
pour contrer l’hégémonie impériale occidentale”, et se demande “comment on peut
prétendre défier l’empire tout en tenant le néolibéralisme pour acquis” ?
Asef Bayat ne va pas jusqu’à voir dans cette connivence une inscription de
l’islam politique dans “la révolution conservatrice” portée par le
néolibéralisme qui sous-tend l’étape actuelle de la mondialisation. Il a
cependant le mérite de refuser de considérer l’anti-impérialisme comme un
critère décisif pour apprécier l’importance d’un mouvement politique, à
l’instar de ce que font les apologistes de l’islam politique, en disant : “C’est
pour ces raisons que je suis de plus en plus enclin à renoncer à la notion même d’anti-impérialisme, pour mettre l’accent sur l’objectif de ‘‘libération’’,
c’est-à-dire libérer la population de toute forme d’assujettissement (social,
économique, politique, ethnique, religieux ou patriarcal) en établissant un
ordre social inclusif et égalitaire.
En d’autres termes, le but n’est pas
l’anti-impérialisme en soi, mais la libération.
Parce que l’anti-impérialisme
n’entraîne pas nécessairement la libération, mais la libération est forcément
anti-impérialiste”.
Par-delà les approximations problématiques
concernant les différences qu’il voit entre l’islam politique entre les années
1970 et les années 1990, et le “post” ou “néo-islamisme” (dont on ne sait s’ils
sont synonymes ou s’ils renvoient des réalités différentes), les réponses
d’Asef Bayat, ont le mérite de refuser la réduction de l’islamisme à un
“langage politique” et de montrer les limites de son opposition à
l’impérialisme et aux “dictatures laïques”, ou de ses ”évolutions
démocratiques”, en mettant à nu sa profonde connivence avec le libéralisme, et
son inscription dans ce mélange de “restructurations néolibérales
dans le monde entier et de la tentative néoconservatrice d’établir et de
maintenir un ordre moral cohérent aussi bien dans le monde global que dans
diverses situations nationales”. C’est en cela que l’islam politique
doit être approché comme la version islamique de la “révolution conservatrice”.
- Islamologue et
professeur de science politique à l'Université Lyon 2
* Professeur de sociologie à l'université de l'Illinois et directeur académique de l'institut international de l'islam à l'université Leiden en Hollande.
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