mardi 16 juin 2015

Le point géopolitique sur le chaos qui menace la Tunisie

Vous avez dit "printemps arabe" ?
C'est plutôt le déséquilibre de l’impuissance : personne n’est assez fort pour s’imposer mais tous sont assez forts pour se nuire !
Telle est la situation de la Tunisie coincée entre la Libye et l'Algérie ...
R.B
Géopoliticien et prospectiviste, spécialiste du Maghreb et du Sahel
Directeur de Global Prospect Intelligence

Nouvelles menaces géopolitiques: Tunisiens, réveillez-vous!

Suite à la visite du président Béji Caïd Essebsi aux Etats-Unis, la Tunisie accède au statut d’allié majeur hors OTAN. Ce statut, répondant  à la nécessité inédite et absolue pour la Tunisie d’une garantie de sécurité dans un voisinage hostile, met en alerte les pays de la région sur une plus grande pénétration des puissances de l’OTAN sous des masques détournés et d’une emprise de plus en plus profonde de l’OTAN dans le théâtre nord-africain. L’ancrage démocratique de la Tunisie et la configuration inédite depuis l’indépendance du pays de son voisinage géopolitique la plaçant dans une situation de grande vulnérabilité dictent cette alliance dépassant la dimension purement sécuritaire et militaire. En effet, en l’absence d’un système de sécurité collective à l’échelle maghrébine contrarié par l’Algérie, Tunis n’a d’autre choix que de se tourner vers un parapluie ou bouclier géopolitique occidental d’essence politique et sécuritaire suffisamment convainquant et dissuasif (OTAN et élargir aux 5 pays de l’arc latin du dialogue 5+5 Défense).
Depuis 4 ans, la Tunisie a marqué une percée décisive matérialisée par l’adoption d’une constitution consensuelle et la tenue d’élections démocratiques avant la fin de l’année 2014. Encore fragiles sur le plan intérieur, ces acquis sont directement menacés par un environnement géopolitique en restructuration amplifiant les vulnérabilités intérieures.
Une double dynamique représente un risque majeur relativement au processus de transition:
  • Le voisinage maghrébo-sahélien, durablement déstabilisé, projette un large spectre de menaces susceptibles d’amplifier les risques menaçant le processus démocratique tunisien : fragmentation du Maghreb, percée de l’islamisme radical et du jihadisme, éclatement d’un foyer d’instabilité durable au Sahel menaçant la stabilité et la sécurité des pays du Maghreb sur le long terme, profonde déstabilisation de la Libye déstructurant l’Etat et érigeant le pays en épicentre de la menace terroriste et criminelle, dissémination et prolifération des armes légères et lourdes aux frontières, poussée de fièvre en Algérie marquée par de profondes tensions sociales sur fond de luttes intestines quant à la succession du président Bouteflika, course à l’armement initiée par l’Algérie depuis 2006, enracinement du crime organisé transnational et généralisation de l’économie informelle, gel du Grand Maghreb aggravant sa dépendance économique et stratégique, fragilités économiques et probable reconfiguration géopolitique de l’Europe et balkanisation en cours de la scène moyen-orientale, constituent autant de défis cruciaux pour la Tunisie aspirant à consolider son ancrage démocratique;
  • L’ancrage en Tunisie de la première société arabe démocratique propulserait le pays au rang d’Etat pivot dans la géopolitique du Maghreb et du monde arabe. L’accession à la communauté des Etats démocratiques lui conférerait une responsabilité nouvelle tout en l’exposant à des stratégies malveillantes d’acteurs étatiques et non-étatiques régionaux et internationaux hostiles à la réussite de la transition démocratique. En effet, la naissance et les progrès de la Révolution tunisienne, certes soutenus par les grands acteurs internationaux, s’inscrivent dans un environnement arabe et islamique hostile. Le succès de la transition démocratique ne peut être réalisé isolément : ce processus est au croisement des stratégies nuancées et différenciées des grandes puissances et de l’hostilité de l’environnement immédiat arabe et islamique. A titre illustratif, l’avènement d’un régime militaire en Libye, confortant les orientations égyptiennes et algériennes, placerait la Tunisie au sein d’un voisinage maghrébin marqué par l’enracinement de la contre-révolution tandis que le destin de la Syrie, du Yémen et des autres expériences velléitaires reste indécis. La gestion complexe de cette double dialectique amplifie les menaces pesant sur le processus démocratique tunisien. L’issue de la transition tunisienne dépasse ainsi la seule Tunisie : le ciblage de la Tunisie par la sphère arabe et islamique conditionnera le présent et l’avenir de la transition démocratique.
L’analyse et la compréhension des dynamiques géopolitiques qui animent le voisinage de la Tunisie – le théâtre maghrébo-sahélien – s’érigent en impératif de bonne gouvernance. Elles nous prémunissent contre les menaces susceptibles d’enrayer la transition démocratique et la réforme de l’Etat.

L’abcès libyen (le chaos libyen)

La Libye s’érige en foyer terroriste doublé d’un sanctuaire pour les commandos qui menacent ouvertement la sécurité du Maghreb et du Sahel, notamment la Tunisie voisine.Suite à l’opération militaire française Serval au Mali, la problématique terroriste n’a été que déplacée, ouvrant la voie à une restructuration de la région pour une longue période d’instabilité. Du reste, la polarisation Sahel-Libye donne de la résonance aux forces centrifuges travaillant l’Etat libyen. La Cyrénaïque, riche de ses ressources énergétiques, pourrait basculer vers l'Égypte, ouvrant une brèche dans la géopolitique régionale. Parallèlement, les puits pétroliers ont créé de nouvelles territorialités tribales nourrissant les convoitises et les divisions ancrées dans l’histoire et gelées durant la période Kadhafi. Comme le souligne Patrick haimzadeh, « suite à la révolution, aucun ordre sociologique stable ni à plus forte raison aucun Etat n’a pu émerger. Cela tient au retour en force des identités primaires façonnées et définies par les appartenances locales et les particularismes propres à chaque groupe ou sous-groupe, ethnique ou tribal. Comment réunir de nouveau ce qui a ainsi explosé et métastasé ? » .

Le drame libyen n’est pas terminé. Aujourd’hui, à l’image de l’Irak, la Libye, scindée en trois entités elles-mêmes fracturées et divisées, mène une lutte acharnée pour maintenir son unité. Le pays traverse une situation de guerres régionales, tribales, claniques, religieuses et mafieuses nourrissant l’instabilité régionale et l’exposant à un risque de somalisation. Ces clivages, régionaux, tribaux, religieux, politiques, économiques, etc. sont perméables et propices à l’émergence en Libye, comme le souligne Florence Gaub, « d’une situation dite de déséquilibre de l’impuissance : personne n’est assez fort pour s’imposer mais tous sont assez forts pour se nuire ». La problématique libyenne pourrait ainsi être résumée en ces termes : comment organiser une cohabitation entre le centre et les périphéries, c’est-à-dire comment articuler la répartition du pouvoir politique et des richesses pétrolières et gazières à un niveau local tout en conservant un pouvoir central doté d’un minimum de prérogatives régaliennes ?

A la date du 5 juin 2015, deux parlements et deux gouvernements s’affrontent, chacun revendiquant la légitimité du pouvoir tout en mobilisant ses troupes : cet acte signe la décomposition de l’appareil d’Etat libyen livrant de facto le contrôle du pays aux différents groupes armés. La Libye n’existe plus en tant qu’Etat au sens occidental. L’exacerbation des tensions et des conflits entre milices visant à s’assurer le contrôle des richesses du pays, des trafics et du pouvoir politique sur fond de sécessionnisme et de montée en puissance des islamistes radicaux et du terrorisme menace durablement l’unité de la Libye et la stabilité de la Tunisie, notamment des régions frontalières aux équilibres ethniques et sécuritaires fragiles. Soutiens divers de groupes terroristes libyens ou réfugiés en territoire libyen à des mouvements radicaux tunisiens, base de repli, d’entraînement et d’organisation pour des groupes terroristes tunisiens, infiltration d’éléments terroristes, d’armes et de trafics divers, enlèvement et assassinat de ressortissants tunisiens, implosion de la Libye se traduisant par une guerre civile généralisée engendrant un vaste mouvement de réfugiés vers le territoire tunisien, partition de l’entité libyenne, connexions avec les différents foyers de crise embrasant le flanc sud sahélien, exportation des combats entre différentes factions libyennes en Tunisie à la faveur des 1,2 millions de Libyens résidant en Tunisie constituent autant de danger auxquels sont confrontés les autorités tunisiennes. La détérioration de la situation en Tripolitaine se traduisant par une fermeture des frontières affecterait directement les régions frontalières tunisiennes aux équilibres précaires vivant principalement des trafics illicites et de la contrebande. Cet état de fait pourrait engendrer une flambée de violence et des révoltes sociales difficilement maîtrisables.
Par ailleurs, si les forces hostiles aux islamistes en Tripolitaine cèdent, toute la région frontalière s’érigera en sanctuaire pour les jihadistes tunisiens d’Ançar Al Charia et les jihadistes tunisiens de retour d’Irak et de Syrie. Leur force de frappe et leur capacité de nuisance en seront décuplées. La Tunisie devra s’assurer le contrôle de verrous stratégiques tout le long de la frontière. 
Enfin, du fait des ingérences étrangères, la Libye est projetée au cœur d’un grand jeu à l’échelle régionale et mondiale dépassant les considérations intérieures : évincement de puissances rivales, luttes d’influence entre soutiens et adversaires des révolutions arabes récupérées par les Frères musulmans, affrontements par milices interposées entre les monarchies du Golfe, contrôle des richesses libyennes et sahéliennes, reconfiguration des rapports de force à l’échelle du Maghreb, etc.L’instabilité libyenne représente ainsi une menace majeure quant à la consolidation du processus démocratique tunisien. La rivalité exacerbée entre l’Algérie et le Maroc et la multiplicité des acteurs impliqués dans les négociations politiques en vue de parvenir à la constitution d’un gouvernement d’union nationale laissent peu d’espoir quant à leur réussite.

La montée en puissance de l’élément Daesh, évalué jusqu’à présent comme parasite et, acquérant, suite à des victoires militaires, un potentiel de nuisance significatif (prise de Syrte et contrôle d’une large bande côtière évaluée à 200 kilomètres) entraîne deux conséquences:
  • La perspective d’un règlement politique fondé sur les deux principaux acteurs libyens opposés depuis l’été 2014 est compromise peut-être de manière irréversible;
  • La réponse militaire et politique face à cette nouvelle réalité libyenne n’exclut pas la responsabilité de certaines puissances occidentales directement impliquées avec Daesh sur le théâtre moyen-oriental (Plan de Robin Wright).
Cette situation pèse directement sur la sécurité de la Tunisie, mais également de l’Algérie, du Niger, du Tchad et plus globalement des théâtres maghrébins et méditerranéens. L’avenir de la Libye, proche des foyers de tension et de vulnérabilité que sont le Darfour, l’espace toubou, le fondamentalisme islamiste de BokoHaram et l’Egypte, est au cœur de l’équation sahélo-maghrébine. L’intervention de l’OTAN en Libye sans tenir compte de l’après conflit et du changement de régime s’est traduite par la crise malienne engendrant elle-même un effet de souffle déstabilisant toute la scène sahélienne, situation propice à la justification d’une pénétration des puissances occidentales au détriment des puissances rivales (Russie, Chine, Inde, Turquie, Pays du Golfe, etc.) sur fond de lutte contre le terrorisme et le crime organisé. 

Selon l’expression de Samuel Laurent, la Libye, « nid de guêpes, piège tribal » est un Etat faillis à la dérive débouchant sur une situation de chaos et de somalisation à la frontière Est de la Tunisie. A ce stade, la gravité de la situation nous semble sous-évaluée par les autorités tunisiennes.

L’inconnue algérienne

L’Algérie préserve apparemment le statu quo prétendu démocratique. Tout en introduisant tardivement des réformes politiques et sociales, le régime s’est empressé d’élever son niveau de défense intérieur afin de se prémunir contre un effet de contagion pouvant déstabiliser le système. Le glacis algérien intrigue et pèse sur la dynamique d’intégration régionale. Les rivalités de palais sont aiguisées par les incertitudes inhérentes à la succession du président Bouteflika et risquent de provoquer des développements inattendus soutenus par des acteurs extérieurs. A ce stade, dominent des stratégies visant à sauvegarder l’ordre établi. Ainsi, la politique réfractaire du régime algérien qui croit pouvoir se renouveler indéfiniment dans sa nature « boumediéniste » à peine ajustée n’est que le reflet d’un déphasage teinté de conservatisme. L’inconnue algérienne doit interpeller les autorités tunisiennes.
Alger aspire à une évolution à la chinoise matérialisée par une ouverture maîtrisée et graduelle sauvegardant un pouvoir central fort en mesure d’écraser militairement toute contestation intérieure et de s’opposer à toute convoitise extérieure sur les ressources nationales.
L’Algérie, accrochée au littoral méditerranéen et s’enfonçant vers le sud par un large appendice saharien qui l’écrase, est littéralement coincée en Méditerranée alors que le Maroc, Etat bi-océanique, est tourné vers le grand large et les Amériques à travers sa façade atlantique. L’accès à l’élément liquide est la source de toutes les richesses et un facteur de puissance déterminant : en récupérant le Sahara Occidental, Rabat renforce son statut de puissance continentale et de puissance maritime. Ainsi, Alger, en dépit de ses richesses énergétiques, est entravée par cette géopolitique de l’enfermement et apporte son soutien à la RASD  afin d’accéder à la façade atlantique. Par ailleurs, il s’agit pour l’Algérie, visant le leadership régional, de nourrir un abcès de fixation handicapant le Maroc contraint à des dépenses militaires et économiques considérables.
Par ailleurs, la complexité, l’opacité et les rivalités de pouvoir au sein de la scène politique algérienne sont au cœur de la problématique terroriste. À l’intérieur de l’État algérien existent des centres de décision aux stratégies divergentes qui mènent une lutte interne pour le pouvoir, le contrôle des richesses nationales et des trafics illégaux. A la mort du président Boumediene en décembre 1978, un groupe d’officiers attachés à fixer le centre réel du pouvoir algérien en retrait du gouvernement officiel, s’est attelé à mettre en place une hiérarchie parallèle, donnant naissance à une junte dont les excès ont engendré pour un temps une faillite économique, sociale et politique du pays. Le champ des manœuvres est d’autant plus ouvert et complexe que, contrairement à une idée répandue, le Haut Commandement de l’armée algérienne n’est pas monolithique. Il existe une multitude de clans rivaux en fonction de l’origine régionale, des écoles de formation, de leurs connivences extérieures et des secteurs de l’économie qu’ils contrôlent. Et tout cela constitue une espèce de société féodale où le pouvoir de chacun est évalué à l’aune de sa capacité à protéger et enrichir les siens ainsi qu’à diminuer le pouvoir et la richesse des autres. Il est évident que, pour certains, tous les coups sont permis.
Dans ce cadre, la menace terroriste, certes réelle et constituant un enjeu majeur de sécurité à l’échelle régionale, est instrumentalisée par les différents clans algériens minés par les rivalités afin de renforcer leur contrôle sur le pouvoir et les richesses énergétiques du pays et de valoriser une rente stratégique et sécuritaire auprès des puissances occidentales.
Néanmoins, cette tactique algérienne consistant à se poser en allié des puissances occidentales dans la lutte contre le terrorisme est précaire : elle ne saurait prémunir durablement Alger des visées occidentales. 
De nombreux Algériens soutiennent avec insistance la thèse du ciblage du régime algérien en se prévalant de l’expansion irrésistible des révolutions du « printemps arabe » et des pressions qui l’assaillent de toute part : 
- à l’Est, les révolutions tunisienne et libyenne (risque terroriste et criminel aux frontières) ; 
- à l’ouest la pression marocaine du fait du conflit saharien ; et 
- au sud le conflit malien induisant une militarisation croissante impliquant les puissances occidentales. 
L’accession de la Tunisie au statut d’allié majeur hors OTAN a exacerbé la nervosité algérienne matérialisée par le coup de nerf du chef d’état-major de l’ANP.

Dans ce contexte, l’Algérie est sur un volcan. Fragilisée, citadelle assiégée, elle aspire à reprendre la main sur l’ensemble de ces problématiques. Elle déploie des dispositifs militaires (course à l’armement), diplomatiques et secrets en vue de se positionner, à terme, en puissance régionale hégémonique.
Plus globalement, l’Algérie s’oppose ouvertement à la montée en puissance de l’islam politique à l’intérieur du pays et dans son voisinage et vise à contrer la réimplantation des puissances étrangères, notamment de la France au Sahel et au Maghreb.
Alger joue momentanément la préservation de son autonomie stratégique. En effet, les menaces aux frontières, les fissures de la cohésion sociale (aggravation des événements secouant Ghardaïa depuis l’été 2013, In Salah, Tamanrasset, etc.), les réserves considérables en gaz et pétrole de schiste érigeant le pays à la troisième place mondiale derrière la Chine et l’Argentine et le renforcement de la présence chinoise et russe  hypothèquent l’avenir du pays et ouvrent des brèches propices aux ingérences étrangères. Instrumentalisant les vulnérabilités intérieures algériennes, les puissances occidentales pourraient être tentées de stimuler un changement de régime précipitant le pays dans une guerre civile semblable au conflit syrien. 
Cet état de fait placerait la Tunisie dans une configuration proche de celle du Liban avec tous les risques que cela comporte. Tunis serait ainsi prise en tenaille entre deux foyers déstructurés et représentant une menace durable quant au processus démocratique : la Libye et l’Algérie.
D’autre part, l’inconnue algérienne doit interpeller les autorités tunisiennes d’autant plus que certains clans algériens n’ont intérêt ni à la réussite du processus démocratique en Tunisie, ni à l’application du principe de coexistence avec les forces islamistes mis en œuvre par les autorités tunisiennes. Cet Etat profond algérien ciblant Tunis, n’épargne pas l’Etat formel algérien lui-même harcelé.
Pour autant, le régime algérien, auquel Abdelaziz Bouteflika a tenté d’apporter des aménagements cosmétiques, ne saurait cohabiter politiquement avec un régime tunisien représentant un contre-modèle dans son voisinage immédiat. Il est tenu d’amorcer un processus de réformes maîtrisées à la chinoise tout en empêchant à tout prix que le modèle tunisien ne parvienne à un point d’équilibre. La collaboration avec les gouvernements tunisiens successifs de la transition dans le cadre de la lutte contre le terrorisme ne saurait nous abuser. Il s’agit d’un impératif ponctuel, existentiel mais indépendant de l’option fondamentale qui reste la finalité démocratique. Depuis Boumediene, l’Algérie affirme un droit de regard sur les régimes politiques de son voisinage (Union tuniso-libyenne en janvier 1974, Sahara Occidental en 1975).

L’hostilité du contexte arabe et islamique

Relativement à la transition démocratique, les Occidentaux (Etats-Unis, Grande-Bretagne, France, Allemagne, Italie, Espagne) développent une stratégie convergente : les forces islamistes respectant les principes démocratiques doivent être associées à la compétition politique et à l’exercice du pouvoir. Sur cette base, ils encouragent la promotion d’un modèle démocratique arabe qu’il appartient à la sphère arabe d’esquisser empiriquement. En ce sens, l’exclusive qui frappait les partis d’obédience islamique doit être levée. Il s’agit d’amener les partis démocratiques dits modernistes et progressistes à créer un contexte politique ouvert à l’intégration des forces islamistes qui endossent les principes démocratiques. La logique de coexistence doit prévaloir.
Sur le plan des principes, les pays du CCG ne sont pas philosophiquement hostiles à une évolution démocratique restructurant les sociétés arabes du Maghreb. Néanmoins, ils restent vigilants relativement au statut des partis islamistes dans ces pays: évaluation systématique de leur influence, de leur participation dans l’Etat, etc. Conformément à cette vision, ils fixent une ligne rouge qui ne souffre d’aucune nuance : pas d’association des Frères musulmans dans l’Etat ou à l’exercice du pouvoir sous quelque forme que ce soit. La logique d’exclusion prévaut. Dans cet esprit, l’exception de Qatar fait problème.
Dès lors, trois scénarios sont concevables: 

Scénario 1 : L’Egypte conclut sa transition en restaurant le régime militaire et veille à étendre le même modèle à la Libye avec le soutien algérien. Le printemps arabe né en Tunisie et qui s’est répandu d’une manière fulgurante dans le Maghreb et le Machrek est alors réduit au seul îlot tunisien. Dans cette configuration, Tunis est encerclé par trois régimes militaires hostiles aux frères musulmans et soutenus par les pays du Golfe hormis le Qatar : l’Algérie, la Libye et l’Egypte. 

L’incidence sur la Tunisie peut dès lors se résumer en ces termes :

  • Si la Tunisie parvient, à travers une diplomatie habile, à sécuriser ces pays (démocratie mesurée n’aspirant nullement à exporter son modèle), il est concevable que ses voisins s’accommodent de la percée démocratique tunisienne. Constituer un réseau d’alliances solides attaché à la réussite du modèle tunisien (bouclier géopolitique) s’avérera déterminant et vital ;
  • Il se peut également que l’Egypte et l’Algérie s’alignent sur les positions intransigeantes de l’Arabie Saoudite et des Emirats Arabes Unis et coupent court à toute velléité démocratique au Maghreb et dans le monde arabe à moyen terme. En effet, l’Algérie, l’Egypte et hypothétiquement la Libye peuvent estimer que toute transition démocratique ouvre fatalement la voie à la montée des partis islamistes, créant ainsi un danger pour la région mais surtout pour l’Algérie et l’Egypte. Dans ce contexte, le coup d’arrêt en Egypte et sa reproduction en Libye traduisent la volonté de barrer la voie à l’avènement de pouvoirs islamistes par tous les moyens. Dans ce cas de figure, la transition démocratique tunisienne est menacée.
Dès lors, la percée démocratique tunisienne ne sera pas achevée ; divers moyens permettront de donner un coup d’arrêt au processus démocratique tunisien, usant de la faiblesse économique du pays, des troubles sociaux, du chaos sécuritaire, de la montée des revendications de tout ordre mais surtout du chômage, de la précarité, du prurit anarchique, des inégalités régionales, etc. Les régimes militaires voisins auront tout intérêt à pousser dans cette direction.

Scénario 2 : La restauration des régimes militaires peut s’inscrire dans le cadre d’un processus transitoire nécessaire mais temporaire. En effet, l’islam politique, facteur consubstantiel de la sociologie des Etats arabes, ne peut être éliminé sans menacer à terme la stabilité. Un Etat égyptien éliminant les Frères musulmans n’est ni concevable, ni viable à long terme. Dans ce cadre, l’épisode présent pourrait s’inscrire dans une étape visant à équilibrer l’échiquier politique égyptien. Ainsi, à terme, en dépit d’une rhétorique éradicatrice, le pouvoir égyptien serait forcé de composer avec les Frères musulmans. Dans cette hypothèse, le modèle de coexistence porté par les Occidentaux et tenté en Tunisie pourrait prévaloir à nouveau.

Scénario 3 : L’Algérie et l’Egypte, via des moyens subversifs, favorisent un chaos transitoire (maîtrisable) en attendant la maturité d’un régime militaire conforme à leurs intérêts stratégiques. Dans cette logique, ils découragent la formule d’un dialogue national à la tunisienne à moins qu’il ne serve la cause d’un régime militaire proclamé transitoire mais leur étant inféodé. Il en est de même pour les puissances occidentales. En ce sens, les soutiens insuffisants apportés à l’opération menée par le général Haftar de la part des puissances régionales et des puissances occidentales pourraient s’expliquer du fait qu’un chaos maîtrisable est préférable pour le moment à un apaisement en vue d’un futur rééquilibrage des alliances et des influences.

La déstabilisation durable du flanc sud sahélien

Sahel, Maghreb et Méditerranée forment des espaces conjugués avec des développements coordonnés inhérents à leur histoire et à leur géographie communes, caractérisés par de fortes interdépendances et aux destins intimement liés. Plus globalement, ces théâtres constituent une même matrice travaillée par des forces et des logiques communes : la sécurité de l’un est étroitement liée à la sécurité des autres et réciproquement. C’est ainsi que « la Méditerranée connaît aujourd’hui une vraie question nord-africaine connectée étroitement à une vraie question sahélienne » . Dans cette configuration, chacun possède son sud : les Européens ont un sud, le Maghreb; et le Maghreb a un sud, le Sahel : tous ces sud sont intimement liés.

Les tensions et les menaces projetées par l’insécurité endémique caractérisant le théâtre sahélien ne peuvent être considérées comme périphériques ou étrangères à la sécurité nationale tunisienne : l’impact transcende les frontières algériennes et libyennes et menace directement la Tunisie sur l’ensemble de son territoire.

Ce voisinage géopolitique hostile et en reconfiguration, dicte une prise de conscience de la nécessité d’études géopolitiques et prospectives rigoureuses livrant les clefs d’intelligibilité et de compréhension des dynamiques à l’œuvre et permettant l’anticipation des menaces et des crises par la mise en place de tableau de bord d’alerte et de veille stratégique. 
La relance de l’ITES marque un premier pas toujours insuffisant.

1 commentaire:

  1. La déstabilisation de l’Algérie : scénario catastrophe pour la Tunisie

    http://www.leaders.com.tn/article/17521-la-destabilisation-de-l-algerie-scenario-catastrophe-pour-la-tunisie

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