" On prône la culture arabe, mais on se bat aux portes de la Mission pour obtenir des places dans des établissements français " ! Dénonçait déjà Charles André Julien l'hypocrisie des dirigeants marocains qui réservent pour leurs rejetons le système scolaire français ... délaissant les écoles marocaines arabisantes au petit peuple !
L'attitude du ministre de l'Education nationale marocain à l'égard de Charles André Julien est choquante et traduit son malaise (ou son complexe ?) vis à vis de la culture française, dont il est le produit mais qu'il veut neutraliser par l'arabisation du système scolaire qu'il réserve au petit peuple !
Cela ne vous rappelle-t-il pas une démarche similaire des décideurs tunisiens et plus particulièrement celle des pan islamistes et leur pendants pan-arabistes, adeptes de l'arabisation de l'Education Nationale qui projettent de remettre en question la double culture voulue par Bourguiba ... mais qui préfèrent envoyer leurs rejetons dans les écoles privées fonctionnant sur le model français; pour leur permettre d'intégrer les grandes écoles occidentales aussi bien France que dans les pays anglo-saxons !
Quel populisme et quelle hypocrisie !!
R.B
Et si l’état actuel de l’éducation au Maroc était tout à fait prévisible depuis 50 ans ?
Et si l’état catastrophique était prémédité par une élite bien établie qui souhaitait continuer à avoir la mainmise sur le Maroc ?
C’est que laisse entendre cette lettre envoyée par Charles-André Julien, éminent historien français spécialiste du Maghreb.
Au lendemain de l’indépendance, il fut invité par Mohammed V à fonder l’Université marocaine, et fut à cet effet nommé premier doyen de la Faculté des Lettres à Rabat.
Cette lettre a été adressée à M. Bennani, Directeur du Protocole de Mohammed V.
Paris 1 Novembre 1960
Cher ami,
Depuis hier 31 Octobre, j’ai cessé d’être
officiellement doyen de la Faculté des Lettres de Rabat. Je puis désormais
m’exprimer en toute liberté.
J’ai été appelé par Sa Majesté à contribuer à resserrer
les liens culturels entre l’Occident et l’Orient. Je l’ai fait de mon mieux.
J’ai créé de toutes pièces une Faculté qui a acquis un solide renom, et qui eut
pu devenir le centre culturel le plus important de l’Afrique musulmane et un
centre d’attraction pour les Africains francophones. J’ai toujours été partisan
de l’arabisation, mais de l’arabisation par le haut. Je crains que celle que
l’on pratique dans la conjoncture présente ne fasse du Maroc en peu d’années un
pays intellectuellement sous développé. Si les responsables ne s’en rendaient
pas compte, on n’assisterait pas à ce fait paradoxal que pas un fonctionnaire,
sans parler des hauts dignitaires et même des Oulémas, n’envoie ses enfants
dans des écoles marocaines. On prône la culture arabe, mais on se bat aux
portes de la Mission pour obtenir des places dans des établissements français.
Le résultat apparaîtra d’ici peu d’années, il y aura au Maroc deux classes
sociales : celle des privilégiés qui auront bénéficié d’une culture occidentale donnée
avec éclat et grâce ä laquelle ils occuperont les postes de commande et celle
de la masse
cantonnée dans les études d’arabe médiocrement organisées dans les conditions
actuelles et qui les cantonneront dans les cadres
subalternes. Avec de la patience et de la méthode on eut pu aboutir à un tout
autre résultat, qui permettrait de donner à tous les enfants des chances égales
d’avenir.
Le Ministère de l’Education Nationale ne parait pas
répondre aux services qu’on attend de lui. On ne saurait dire que l’ordre et la
compétence y triomphent, cependant que les éléments marocains les plus valables
et soucieux de l’avenir de leur pays sont attaqués dans l’Istiqlal. Les
dossiers importants sont parfois partagés entre trois services sans que le
cabinet laisse jouer au Secrétariat général son rôle normal de coordination. Le
Ministre ne semble pas désirer les contacts. A part la visite de courtoisie que
j’ai pu faire après ma nomination, je n’ai jamais eu l’occasion de m’entretenir
avec lui. Le Directeur de l’Enseignement supérieur, dont dépend la Faculté, ne
répond généralement pas aux lettres. Les mesures les plus importantes sont
improvisées, et il m’est arrivé de les apprendre par leur publication au journal
officiel sans que j’aie été consulté. C’est ainsi qu’à la mi-octobre 1960, on a
décidé en quelques heures de créer une propédeutique et des certificats de
licence marocaine de langue française, sans que les programmes aient été au
préalable étudiés et que les incidences de ces initiatives aient été mesurées.
J’ai appris ces décisions en prenant connaissance de textes polycopiés déposés
sur le bureau de ma secrétaire. Il est impossible de faire un travail efficace
avec une technique si contraire à la bonne administration. S’il est un domaine
en effet où l’improvisation a des conséquences redoutables pour l’avenir, c’est
Enseignement. On ne semble pas s’en douter.
Sa Majesté m’a appelé à Rabat pour promouvoir la
culture marocaine, et non pour être complice de sa ruine. Je me suis donc
retiré, laissant à d’autres les responsabilités d’une politique universitaire
qui me parait imprudente et vouée à l’échec. Je répète que le Maroc est
totalement libre de choisir la politique culturelle qui lui semble la meilleure,
mais c’est à des Marocains qu’il doit en confier l’application. C’est pour cela
que j’ai sollicité du Ministre mon remplacement par un doyen marocain.
Un autre
point me parait grave quoique d’un autre ordre, c’est celui de la situation
faite aux fonctionnaires français qui sont en place, telle que j’ai pu
l’apprécier par ma propre expérience. Que le Maroc les remplace par des
nationaux, cela est tout à fait normal, mais qu’il ne leur témoigne pas des
égards auxquels ils ont droit, cela me parait difficile à admettre. Depuis
trois ans, j’ai consacré la majeure partie de mon temps au Maroc sans autre
rémunération que le remboursement partiel de mes frais. Je l’ai fait
volontiers, mais que l’on m’ait placé à plusieurs reprises devant le fait
accompli alors que j’avais la responsabilité de la marche de la Faculté, cela
ne saurait être admis par un homme conscient de sa dignité. Faire toutes les
besognes officielles, et être tenu à l’écart des décisions fondamentales, c’est
pour un doyen une position morale qu’il lui est impossible de supporter. Quand
par exemple, le Recteur organise un banquet en l’honneur de son collègue de
l’Université de Paris, le Professeur Debré, et qu’il y invite mon adjoint M.
Ben Bachir sans m’y convier moi même, bien qu’il sache ma présence à Rabat, il
pratique une ségrégation regrettable qui m’oblige à me souvenir que le soir de
la Celle Saint-Cloud, j’étais l’hôte de Sa Majesté au premier dîner en
l’honneur du Maroc indépendant. Je puis mesurer par ce seul fait les
changements qui se sont produits depuis cinq ans.
A la cérémonie émouvante qui a marqué mon départ, et à
laquelle assistaient de nombreux marocains et français, j’ai été salué par un
professeur, fonctionnaire du rectorat, et par le vice-doyen de la faculté. Le
ministre n’était pas présent, et pas d’avantage le directeur de l’enseignement
supérieur. Ce sont les Marocains qui ont éprouvé le plus de gène. Si j’ai reçu
une lettre très aimable du recteur, le ministre n’a pas cru devoir me témoigner
la reconnaissance du Maroc, soit en m’écrivant, soit en me recevant. Par
contre, l’ambassadeur de France et le conseiller de la Mission culturelle dont
je ne dépendais en aucune mesure et qui ont toujours strictement respecté
l’autonomie de la Faculté, m’ont réservé à plusieurs reprises le meilleur
accueil. Je me serais abstenu de signaler l’attitude à mon égard du Ministre de
l’Education Nationale si elle n’avait entraîné des conséquences sur lesquelles
je vous serais obligé de bien vouloir attirer l’attention de Sa Majesté. Depuis
le 10 mai dernier (2), date à laquelle j’ai donné ma démission, j’ai écrit à
plusieurs reprises au Ministre pour l’informer de la situation. II n’a pas jugé
utile de m’accorder un entretien. Avant de retourner au Maroc, je l’ai informé
que je serais à Rabat, pour un dernier séjour, à partir du 13 Octobre et que je
me tiendrais à sa disposition. J’avais l’intention de le prier de solliciter
pour moi une audience de sa Majesté. Fonctionnaire chérifien, je devais en tant
que français donner l’exemple du respect de la voie hiérarchique qui s’impose à
tous. M’adresser directement au Palais, sans passer par l’intermédiaire de mon
ministre eut manqué aux règles les plus impératives de l’Administration. Mon
Ministre ne me convoquait pas, j’ai été mis dans l’impossibilité à mon grand
regret de présenter à Sa Majesté mes remerciements pour la confiance qu’elle
m’a toujours témoignée.
Croyez mon ami à mes souvenirs les meilleurs.
Charles André Julien, professeur à la Sorbonne ».
Charles André Julien, professeur à la Sorbonne ».
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