" Stigmatiser une communauté ou la préserver davantage que les autres des aléas de la liberté d’expression, revient à en faire un groupe distinct du reste de la société,
avec toutes les conséquences néfastes que cela entraîne."
CANDICEVANHECKE
Aylan caricaturé dans « Charlie Hebdo »
ou la liberté d’expression de bac à sable
Sa voix grelottante de
sanglots ravalés résonne encore en moi : « Tu as vu les infos ? Cabu ! Wolinski ! C’est pas
possible… C’est toute ma jeunesse qu’on assassine ! Putain,
NON ! » Deux jours plus tard, ma mère, comme beaucoup d’autres, battait le pavé
bruxellois, en hommage aux dessinateurs français disparus. A son retour,
compte-rendu téléphonique de rigueur : « Tu te rends compte, il n’y avait quasi pas de musulmans à la manif’ !
C’est d’une tristesse… On dirait qu’ils ne se sentent tout simplement pas
concernés. »
Moi non plus, Maman,
je n’ai pas été manifester. Est-ce à dire que j’estime qu’il est permis d’ôter
la vie d’un homme lorsqu’il blesse nos convictions ? Evidemment non.
Chacun doit pouvoir jouir de la liberté d’écrire – ou de dessiner – les pires
horreurs sur une personne, un parti, une religion, sans que cela donne le droit
à qui que ce soit de toucher à un seul de ses cheveux. Mais ton
« Charlie », celui de Cavanna et de Choron, n’était plus le mien,
Maman. Moi, je n’ai connu que le « Charlie » des années Val et Charb,
celui dont l’humour au vitriol frappe en priorité les musulmans.
Bien sûr, c’est
extrêmement tentant d’asticoter une communauté religieuse qui monte
systématiquement dans les tours dès que l’on touche à son prophète. Mais c’est
aussi tellement facile de s’en prendre au bouc émissaire du moment, à ceux que
notre société considère de plus en plus comme une menace contre notre
« civilisation » et sur lesquels beaucoup tapent en permanence avec
un enthousiasme débordant. Pourtant, tout comme toi, Maman, j’étais submergée
par l’émotion, révoltée que des innocents soient tombés sous les balles de fous
furieux se réclamant d’Allah. Mais je ne me sentais pas d’aller défiler sous la
bannière « Je suis Charlie », parce que ce slogan n’induisait pas
seulement l’idée que j’étais pour une défense absolue de la liberté
d’expression, mais aussi que je faisais mienne une ligne éditoriale qui m’a
toujours mise mal à l’aise. Moi, fort heureusement, je ne dus pas m’expliquer
de mon absence à la manif’. Car je ne suis pas musulmane et donc pas, dans
l’idée ambiante, forcément un peu de mèche avec les terroristes, puisqu’ils se
revendiquent de l’islam.
Pourquoi Aylan est devenu un symbole universel
Aujourd’hui, Maman,
avec le dessin du petit Aylan paru dans le dernier numéro de « Charlie
Hebdo », ton indignation se retourne contre ceux pour qui tu t’es levée en
janvier dernier. Car cette fois, le journal ne s’en est pas pris au sacré d’une
communauté en particulier, mais à un sacré universel : l’enfance. Un sacré
auquel on ne se risque généralement pas de toucher, surtout dans les moments
d’émotion populaire intense. Raison pour laquelle les dessinateurs de presse se
sont, par exemple, bien gardés de caricaturer les petites Julie et Mélissa au
moment de la découverte de leurs corps.
On aurait pu imaginer
qu’il en irait de même pour Aylan, bout de chou dans lequel chacun a pu
reconnaître son propre enfant, puisqu’il a eu le bon goût de venir s’échouer
face contre terre, rendant par là même impossible son identification ethnique
d’un simple coup d’œil. Car des images de bambins syriens ou érythréens déchiquetés par la guerre ou noyés lors d’une traversée en mer, il y en eut, sans
que cela suscite la même émotion. La faute à leurs visages basanés, qui
rendaient impossible toute identification aux marmots occidentaux. Pour preuve,
l’image de cette petite Africaine de 4 ou 5 ans flottant sur les eaux
méditerranéennes, et rendue publique en avril dernier, qui avait suscité si peu
d’indignation.
Les dangers d’une liberté d’expression à deux vitesses
Au contraire, Aylan
est devenu un symbole universel de l’enfance broyée par les tergiversations
européennes concernant l’immigration. Et c’est à ce symbole que s’en est pris
« Charlie Hebdo ». La preuve ultime que le magazine ose tout et
n’épargne rien ni personne ? Faux. Contrairement à avant, « Charlie
Hebdo » s’est bien gardé, ces dernières années, de caricaturer la Shoah,
devenu le sacré de la classe politique et des médias et qui vaut, à quiconque
s’en prenant à cette horreur sans nom, une symbolique exécution publique.
Rappelons-nous, à cet
effet, le sketch de Dieudonné en 2003, où ce dernier apparaissait en Juif
orthodoxe faisant le salut nazi assorti d’un « Heil Israël », ce qui
lui valut une irrévocable mise au ban médiatique. A cette époque – et
j’insiste, à cette époque seulement – rien ne permettait de qualifier
l’humoriste d’antisémite. Ce qui ne m’a pas empêchée de trouver son sketch
parfaitement infâme, en imaginant le choc qu’a pu ressentir un Juif rescapé des
camps de concentration qui aurait de la famille en Israël et verrait ainsi ses
propres enfants associés aux barbares qui l’ont martyrisé.
Mais ce sketch
valait-il que son auteur voit sa carrière en un instant ruinée ? Non. Sauf
à considérer que Riss, qui a dessiné cette semaine le petit Aylan dans les
pages de « Charlie Hebdo », devrait connaître le même sort. Car ce
dessin est tout aussi traumatisant pour les réfugiés qui ont perdu un proche
sur le chemin de l’exil que le « Heil Israël » de Dieudonné, vu par
un Juif qui aurait survécu aux camps de la mort.
Or, ce « deux
poids, deux mesures » est extrêmement dangereux pour la communauté juive,
puisqu’il est, à mon sens, une des sources de l’antisémitisme moderne. Au XIXe
siècle et durant la première moitié du XXe siècle, la classe politique et médiatique
européenne rendit les Juifs responsables de tous les maux de la terre.
Aujourd’hui, elle fait, fort heureusement, de la lutte contre l’antisémitisme
une priorité. Mais, en érigeant la Shoah en nouveau « sacré » et en
bridant totalement la liberté d’expression à son sujet, elle fait à nouveau des
Juifs un groupe à part du reste de la société. Et les élucubrations antisémites
de reprendre de plus belle, en se basant sur ce « traitement de
faveur » pour démontrer que les Juifs constituent une sorte de puissance
occulte qui contrôle le monde. Il n’y a qu’à surfer sur Internet pour voir que
cette idée aussi déplorable que dangereuse gagne chaque jour du terrain,
particulièrement auprès des jeunes. Stigmatiser une communauté ou la préserver
davantage que les autres des aléas de la liberté d’expression revient à en
faire un groupe distinct du reste de la société, avec toutes les conséquences
néfastes que cela entraîne.
Et si on avait caricaturé Charb ?
Cette grosse ellipse
pour démontrer que non, la liberté d’expression n’est aujourd’hui pas totale en
Occident. Et si, en théorie, on doit pouvoir en faire usage sans la moindre
restriction, on n’est pas non plus obligé de l’appliquer de manière
irraisonnée. Ce n’est pas parce que je ne me balade pas les mains menottées que
je dois forcément mettre mon poing dans la gueule de mon voisin, pour démontrer
toute l’étendue de ma liberté.
C’est pourtant ce que
font certains dessinateurs de « Charlie Hebdo », qui se contrefoutent
du mal qu’ils peuvent causer. Hier, personne ne comprenait la réaction
épidermique des musulmans lorsque « Charlie » s’en prenait à leur
« sacré », à savoir le prophète Muhammad (d’ailleurs, cette réaction
n’aurait peut-être pas été aussi virulente si les attaques de « Charlie Hebdo
» n’avaient pas été à ce point récurrentes).
Aujourd’hui, la bande
à Riss a touché au sacré universel de l’enfance et fait donc face à un
mouvement d’indignation bien plus grand que lorsqu’elle s’attaque aux seuls
musulmans. C’est ce qui arrive lorsqu’on considère la liberté d’expression
comme un vaste bac à sable, dans lequel tous les coups de râteau sont permis.
Et je ne peux m’empêcher de me demander quelles auraient été les réactions des
survivants de « Charlie Hebdo » si, au lendemain de l’attentat du 7
janvier, un dessinateur avait caricaturé Charb baignant dans son sang, à
l’entrée de la salle abritant le prix Pulitzer du dessin de presse, avec la
mention « Si près du but… ». Cela aurait été une dégueulasserie du
niveau de la caricature d’Aylan. Ni plus, ni moins.
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