jeudi 25 février 2016

Al Sissi, déçoit la jeunesse égyptienne

Ahmed Naji
Ahmed Naji

SOUTIEN AU JOURNALISTE ET BLOGUEUR ÉGYPTIEN AHMED NAJI

Le journaliste et blogueur égyptien Ahmed Naji, qui accompagne dans le livre « Génération Tahrir » (Le Bec en l’Air – 2016) les photographies de Pauline Beugnies par un très beau texte, est en prison depuis le samedi 20 février 2016. Condamnation pour « Outrage à la pudeur » suite à la publication d’un texte au contenu légèrement érotique en 2014, « L’usage de la vie », texte qui avait pourtant reçu l’aval de la censure avant sa publication. Il a été condamné, en attendant la révision de son procès, à deux ans de prison ferme, le maximum pour ce type d’affaire.
Selon Le Monde, « les condamnations d’artistes, d’auteurs et de journalistes pour outrage à l’islam ou à la morale se sont multipliées depuis deux ans. Fin janvier, la poétesse Fatima Naoot a été condamnée à trois ans de prison pour avoir critiqué sur le réseau social Facebook l’abattage des animaux pendant les fêtes musulmanes de l’Aïd. En décembre 2015, la cour d’appel a confirmé une peine d’un an de prison contre Islam Al-Beheiry, qui avait appelé à la télévision à retirer les textes religieux faisant la promotion de l’extrémisme. »
Lors de la venue de « Génération Tahrir » à Marseille, nous avions demandé à Ahmed de lire quelques extraits de « Adieu Jeunesse », texte qui accompagne Génération Tahrir, en studio, en arabe. Son écoute et sa lecture sont encore plus bouleversantes aujourd’hui (l’entretien complet avec Pauline et Ahmed est écoutable ici).

ADIEU JEUNESSE

J’ai vu le monstre pour la première fois en 2005, c’était au centre-ville du Caire, devant les marches du syndicat des journalistes où s’étaient rassemblés des dizaines de jeunes gens, hommes et femmes, criant « kifaya ! » (ça suffit !). Le monstre est sorti des voitures de police. Il était habillé en uniforme militaire, parfois en civil, et s’en est pris aux manifestants. Il y a eu des coups. Les hommes ont été traînés par terre et les filles ont eu leurs vêtements arrachés en pleine rue. Ce fut un sacré choc. On s’est dit que le monstre ne pourrait pas nous infliger pire que ça.
On s’est imaginé qu’avec de l’amour, et en encourageant les autres à nous rejoindre, on parviendrait à être plus nombreux, à passer des quelques centaines que nous étions à plusieurs centaines de milliers, voire des millions. C’est comme ça qu’on viendrait à bout du monstre. La jeunesse est naïve, son orgueil est fait de bons sentiments et d’un cœur pur.
[…] « Vivez la vie de vos parents », disent les zombies. La vie de nos parents, bien décrite par Shadi Abdessalam dans son film La Momie, est une vie d’hyène. La fille se doit de marcher les épaules rentrées, la tête baissée, et ne doit regarder à gauche ou à droite sous aucun prétexte. Elle doit se laisser draguer et harceler sans broncher, et quand elle refuse de se soumettre aux harcèlements collectifs en pleine ville, les zombies accusent la victime d’avoir usé de ses charmes pour séduire les criminels. Quand il y a eu des manifestations contre la torture policière, des voix ont crié qu’on voulait discréditer la police. Les manifestations ont pris de l’ampleur, puis elles ont commencé à réclamer le départ des zombies et de leur chef, le grand maître en teinture capillaire. Les zombies se sont rassemblés pour s’adresser aux jeunes : « Cher frère, fais comme si c’était ton père. »
Enthousiasme, hypersensibilité, fougue sont des attributs de la jeunesse. Ce trop de sensibilité peut aussi bien servir de combustible à la révolution, faire battre le sang dans les veines des foules en furie, que susciter des sentiments de clémence, de pitié et de tendresse. Grâce à cette sensibilité, la période qui a suivi la révolution a été guidée par le désir de réhabiliter les victimes de la répression et de venger leur mort. Mais c’est aussi à cause d’elle que les fils ne tueront pas leurs pères-zombies. Dans plusieurs photos de Pauline, on peut voir des conversations animées entre filles et mères, jeunes et vieux. Les photos ne transmettent pas le son, le bruit des discussions et les cris des désaccords, mais elles montrent bien à quel point l’autorité des pères zombies est forte, à quel point cette jeune génération reste prisonnière de ses sentiments.
J’ai connu des jeunes, filles et garçons, qui descendaient dans la rue, brûlaient des pneus et se mettaient en première ligne pour en découdre avec les criminels de la police mais qui, au moment où leur téléphone sonnait, se sauvaient à la recherche d’un coin plus calme pour parler à leur mère : « Je vais bien, je suis loin du grabuge. » Comment peut-on croire que la révolte est une réalité virtuelle qui peut être créée artificiellement à l’intérieur d’une bulle, loin du quotidien et de la famille ? J’ai connu des militants pour le droit des homosexuels qui avaient le courage de s’affirmer dans la société égyptienne, qui pouvaient débattre devant des juges ou au milieu d’officiers de police, mais qui étaient incapables d’assumer leur homosexualité devant leur mère ou leur père. J’ai des amies qui encaissaient les balles en caoutchouc sans baisser leur majeur tendu en direction de la police, mais qui fondaient en larmes face aux pressions de la société, de la famille, et devant la difficulté à se projeter dans une vie n’impliquant ni mariage, ni procréation ou intégration dans le cycle de production des zombies.
Cette lâcheté, ce manque de tranchant, explique pourquoi cette génération a toujours fait des demi-choix, attrapant le bâton par le milieu avant que les pères ne le leur prennent des mains. « Applaudissez l’islam du juste milieu, votez pour Mohamed Morsi », nous ont dit les jeunes islamistes. « L’islam est une affaire d’identité, une belle religion du juste milieu qui peut coexister avec la démocratie. La laïcité n’a rien à voir avec notre identité nationale. » Et puis les vieux zombies sont réapparus, ils ont dit qu’il n’y avait aucune différence entre Daech, les meurtriers de Syrie et nous. Puisqu’on était leurs frères, on dirait sans doute bientôt que c’étaient des moudjahidin, on n’avait donc qu’à les rejoindre et combattre à leurs côtés, on nous y enverrait. La jeunesse de l’élite urbaine s’est ensuite précipitée dans les bras de l’alliance civile dirigée par un général de l’armée. Ils ont voulu nous convaincre que Sissi avait des yeux brillants d’amour et de chaleur, qu’il sauverait la patrie en donnant à l’Égypte un État civil, étape importante sur la voie de la laïcité. Le général a interdit tout débat, toute parole, et nous a jetés en prison. Ceux qui restaient ont été brûlés sur les places publiques et aux portes des stades.
Le général n’était pas particulièrement intelligent, mais les cheikhs du Golfe le soutenaient en coulisses – eux, les concessionnaires pour les dieux grecs dans la région. Les cheikhs, les zombies et le président ont décidé de ne même plus laisser d’espace virtuel aux jeunes. Internet a été soumis à la censure. Aujourd’hui un seul petit tweet peut conduire en prison. Ils ont injecté des centaines de millions pour transformer Internet en une galerie marchande géante dont ils contrôlent le contenu via des entreprises et des équipes de « social media » qui manipulent l’indexation des sujets en ligne. Ainsi, quand apparaît une nouvelle histoire de torture dans les prisons égyptiennes, elle est rapidement éclipsée par le nombre de clics sur des articles concernant la dernière métamorphose du derrière de Kim Kardashian.
Il y a quelques semaines, j’ai commencé à ressentir une douleur diffuse mais persistante au testicule gauche. Quand je suis allé voir le médecin, il m’a dit que je souffrais de varices testiculaires. Je dois éviter les stations debout trop prolongées, limiter mes rapports sexuels et ne pas m’exposer à des érections trop longues. Je lui ai demandé à quoi c’était dû et, sans lever les yeux de ses papiers, il m’a répondu avec une simplicité désarmante : « C’est héréditaire généralement, sinon le vieillissement joue aussi. »
Pas d’érections trop prolongées pour cette génération à compter de ce jour. Nous voilà dispersés de par le monde. Certains sont en prison, d’autres en exil, d’autres encore s’apprêtent à se noyer au large des côtes européennes, ou tentent de s’arracher à cet enfer et de rejoindre le paradis promis en se fabriquant un escalier de têtes coupées qui les conduit jusqu’à Dieu. Ceux qui restent ont réussi à se faire une petite place. En écartant quelques vieux cadavres, ils parviennent à jouer leur rôle de zombie, ils passent à la télé où ils représentent la jeunesse, prennent des selfies avec d’éminents généraux-zombies et de non moins éminents cheikhs-zombies. Ils rivalisent pour ramasser les miettes que leur jettent de temps en temps l’émir ou le cheikh du Golfe.
Le moment est venu de produire des documents et des archives, d’enregistrer ce qui s’est passé. Ensuite, il faudra faire ses adieux au passé et à la jeunesse. Disons adieu aux peines et aux fantômes. Cherchons, de l’intérieur, une révolution, une trajectoire nouvelle. Le pire danger serait de s’abandonner à la nostalgie, de rester collé à des principes et à de vieilles idées, de s’imaginer qu’il existe un âge d’or, un moment de pureté dans le passé et qu’on peut le retrouver. Le pire de tout, ce serait de sacraliser une image donnée. Car n’importe lequel de tes choix, s’il te conduit à idolâtrer quoi que ce soit, même si c’est la révolution, les martyrs ou les valeurs supérieures de l’idéologie, peut te transformer en zombie sans que tu ne t’en rendes compte.
Ahmed Naji
Traduit de l’arabe (Égypte) par Lotfi Nia
Quelques articles sur la condamnation d’Ahmed Naji : sur RFI.fr, sur MadaMasr, sur The Daily Beast.

La pétition en soutien à Ahmed Naji est à signer par ici.



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