Corruption - Tunisie : voyage au cœur d'une gangrène
Capitalisme de copinage, économie informelle, bakchich : la situation est suffisamment grave pour que la crainte de la menace d'un Etat mafieux soit clairement formulée.
« J'ai essayé de gagner ma vie
légalement » confie Zied. « J'ai essayé depuis quatre ans,
et c'est impossible ». Soutien de famille, ce trentenaire envisage
pour la première fois de sa vie une « petite » carrière dans
« la contrebande ».
Les salaires qu'on propose à ce diplômé ne dépassent pas les six cent dinars.
Sans CNSS (la sécurité sociale), sans contrat. A Tunis, un maigre loyer pour
une famille frôle aisément les quatre cent. Alors Zied se dit qu'il est « trop con d'être honnête dans un
pays qui ne sanctionne pas les corrompus ». Un sentiment prédominant
parmi la jeunesse. Un phénomène qui a précipité la chute de la dictature le 14
janvier 2011.
Le régime Ben Ali, l'architecte de la voracité
La corruption a explosé sous Ben Ali. L'appareil d'Etat a été
sommé de couvrir les multiples exactions du clan présidentiel ainsi que celles
du clan Trabelsi, la belle famille du dictateur. Marchés truqués, terrains
achetés pour le dinar symbolique, mise sous tutelle de pans entiers de
l'économie : la Tunisie a été pillée méthodiquement. Servir le pouvoir ou
se servir du pouvoir : la question a été vite tranchée de 1987 à 2010. Bob
Rijkers, chercheur à la Banque Mondiale a démontré dans une étude publiée en
mars 2014 que « l'action interventionniste de l'État dans le secteur
industriel profitait à la famille du président et servait en fait à camoufler
un système de rentes ». « Il est en effet prouvé que l'État a permis
aux membres du régime à la recherche de rentes d'accaparer une partie
importante du secteur privé en mettant les entreprises proches de la famille à
l'abri de la réglementation en vigueur ou en leur octroyant des avantages
particuliers » poursuit l'analyste. Le total des
sommes détournées représente « 21% des bénéfices du secteur privé ».
Le montant dépasse, hypothèse basse, les cinq milliards de dollars.
Après la révolution, de nombreuses entreprises ont été
confisquées par l'Etat et placé dans une holding, « El Karama »
(« dignité »). Les biens les plus tape-à-l'œil, une armada de
voitures de luxe, ont été cédés. Cinq années après la fuite de Ben Ali, le long
des routes, le spectacle est le même. Des petits commerces d'essence de
contrebandes s'alignent, proposant le litre à cinq cent millimes contre un
dinar deux dans les stations. Le carburant vient d'Algérie par pick-up. Il
n'est pas rare de voir un véhicule de l'Etat stoppé sur le bas-côté, faisant le
plein chez un commerçant du secteur informel. Aux péages, à quelques mètres des
policiers, on propose des iPhone de pacotille, stockés dans un couffin, pour
300 dinars après une pénible négociation. L'un de ces VRP assume : « c'est
mon seul moyen de survivre ».
Taxi blues
Aéroport de Tunis-Carthage, un soir comme les autres. Les taxis
jaunes sont alignés devant le terminal 1. Sous l'œil éteint d'un policier, les
chauffeurs se disputent les rares clients avec forces voix, gestes. Le premier
véhicule propose « 30 dinars pour aller à Tunis ». Le second
« 25 », trois fois le prix usuel. Aucun ne fonctionne au compteur,
pourtant obligatoire en Tunisie. Excédé, le voyageur accepte. Le policier,
alerté par un grognon, feint de méconnaître cette situation. Un sketch digne
des « Monstres » de Dino Risi. Plusieurs ministres ont fait le
déplacement. La situation commence à peine à s'améliorer. Un numéro vert a été
instauré pour que les usagers puissent signifier leurs doléances.
La disparition soudaine des Marlboro
Durant l'automne, la même rengaine. « Plus de Marlboro
rouge », annoncent les buralistes, les épiciers. Rupture. Et de proposer
les mêmes, étiquetées South Asia Duty Free. « Kif kif ». Sauf le
prix, plus élevé. Les « algériennes », les clopes de contrebande qui
inondent le Maghreb et le Sahel, sont pour leurs parts diffusées dans tout le
pays. Avec la raréfaction de l'offre légale, estampillée « ticket
bleu », le paquet contrefait subit un coup de pouce à la vente. A la régie
du tabac, on se dit surpris par la question. « La production n'a pas
baissé », dit un chargé de communication. Au ministère des Finances, qui
délivre les quotas de paquets par possesseur de patentes, mutisme et téléphone
fermé. Pas de réponse aux questions délivrées par voix de mails. Alors, la vox
populi se rabat sur les rumeurs. L'Etat n'aurait pas payé Philip Morris, ce que
ce dernier dément. Certains contrebandiers auraient fait main basse sur les
stocks afin d'alimenter la Libye voisine. Pendant le week-end, les plaques
rouges sillonnent le pays. Celles des voitures des ministères. Du Berlingo aux
quatre portes, on les croise sur les autoroutes, les parkings de supermarché.
Plusieurs pages Facebook recensent les photos des véhicules incriminés. L'usage
des bons d'essence et du parc automobile à des fins personnelles coûte cher à
l'Etat et aux contribuables.
Le sang coule à cause de la corruption
A Kasserine, mi-janvier, la situation explose lorsqu'un jeune
chômeur se voit refuser une place lors d'un concours lancé par la mairie. Il se
dit victime de la corruption. Son nom aurait été barré par un employé au profit
d'un autre, plus généreux ou mieux parrainé. Le jeune homme a mis fin à ses
jours. Sur place, on explique « l'absence de transparence, le népotisme,
la culture du backchich ». En 2008, le bassin minier de Gafsa s'était
embrasé suite à un concours aux résultats douteux. Mêmes causes, mêmes
conséquences. Le sang coule à cause de la corruption. La caricaturiste Willis
from Tunis a dessiné son personnage, un chat, expliquant qu'il a besoin de
trouver de travail afin de pouvoir payer le bakchich au fonctionnaire qui lui
fournira un travail. Ce phénomène, que la dictature avait encouragé, perdure
depuis la révolution. La peur a disparu. La corruption s'est démocratisée. A
Fernana, petite ville du nord-ouest, on explique que le prix du mètre carré a
augmenté car « les contrebandiers se font construire des maisons ».
Les contre-pouvoirs sans grands moyens
Les plus hautes autorités de l'Etat, du Président au Premier
ministre, ont stipendié la corruption, ont dit que l'administration ne
travaillait pas et qu'il « fallait la remettre au travail ». Mehdi
Jomâa, chef du gouvernement de technocrates en 2014, était allé dans ce sens,
BCE aussi pendant la campagne électorale. Récemment, le ministre de l'Éducation
nationale expliquait que cinq mille enseignants étaient manquants à l'année.
Une corruption passive couverte par des certificats médicaux fournis moyennant
cinq dinars par les médecins. Il suffit de téléphoner puis de passer récupérer
le papier. Du dinar demandé pour obtenir plus rapidement un coup de tampon aux
dossiers soudainement traités parce qu'excédé, le dépositaire a versé au black
deux cent dinars, les Tunisiens sont fatigués de leur administration tout en
rêvant, pour une partie, que ses enfants en soient titulaires.
Un climat hostile aux investisseurs
C'est un homme d'affaires tunisien basé à Paris. De très
nombreuses activités sont soumises à plusieurs autorisations. Pour lui,
« la corruption se détecte dès la descente d'avion ». Attitude des
douaniers, respect des règles internationales. Puis le test suprême :
« la visite dans un ministère ». « Si la moitié des bureaux est
vide, hormis des vestes sur le dos des chaises, si les toilettes sont sales, je
sais qu'en cas de conflit avec un partenaire, je serai perdant », dit-il.
« Car la loi ne peut être respectée si l'ordre ne règne pas chez les
ministres ! ». Si la Tunisie veut attirer les investisseurs
étrangers, « l'Etat doit montrer l'exemple ». Et « ça ne se
concrétise pas seulement par des textes de lois, des codes, mais par une
mentalité ».
« Créer un statut de la haute fonction publique »
Une récente initiative mise en ligne sur Facebook a fait se
gondoler le pays. On y voit, dans une courte vidéo, une fonctionnaire de la
SONEDE (la société étatique de l'eau) lire son journal au travail et envoyer
paître des usagers : « je lis mon journal quand je veux » dit
cette charmante agent de l'Etat. La vidéo a fait le tour des réseaux sociaux.
La femme a menacé de porter plainte pour diffamation. La corruption n'est pas
une spécialité tunisienne. Mais le défaut de blâmes suggère un sentiment d'impunité
quasi absolu. « Tous se tiennent : du chef au petit sous-chef, du
chargé d'accueil au PDG » explique un homme d'affaires pour qui « le
changement se fera via la création d'un statut de la haute fonction
publique ». « Il faut nettoyer par le haut management »
tranche-t-il. « Et instaurer des nominations sur compétences ». Ce
que Martin Schulz, président du parlement européen, a préconisé lors de sa
visite de trois jours en Tunisie. Ce corps social rétif, par nature, au
changement, cristallise des ressentiments égaux à ceux subis par les
politiques. Kasserine, Sidi Bouzid, Kairouan, Beja, Jendouba… Du nord au sud,
d'est en ouest, les mots sont les mêmes. L'iniquité face à la machine
administrative ne surprend plus mais « dégoûte » confiait un chômeur
Kasserinois.
Risque d'un « Etat mafieux »
Face aux protestations, le gouvernement dégaine l'arme internet.
Et réactive un site sur lequel le citoyen pourra dénoncer les actes de
corruption dont il a été témoin ou victime. Le tout nouveau président de
l'Instance nationale de lutte contre la corruption, Chawki Tabib, a déclaré
lors d'un colloque que « la corruption est désormais un fléau national
qui risque de nous mener vers un Etat mafieux ». L'homme n'a
cessé d'expliquer qu'il avait besoin de moyens financiers pour travailler. Avec
un budget de 390.000 dinars, la somme allouée par l'Etat, l'Instance était mal
partie. Suite à sa rencontre avec Schulz, des promesses ont été faîtes par le
gouvernement. Et la garde présidentielle assurera la sécurité des locaux. Avant,
malgré la menace terroriste, les dossiers que doit traiter cet organisme ne
bénéficiaient d'aucune protection. Et le papier est, faut-il le rappeler,
hautement inflammable. Selon Mohsen Hassen, ministre du Commerce, le trafic
illicite et le commerce parallèle représente un manque à gagner de 1,2 milliard
de dinars pour l'Etat tunisien.
STEG. Gros soupçons de corruption.
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