Feindre la nature paisible de l’islam permet à cette
religion d'échapper aux critiques
Pour Ferghane
Azihari, délégué général de l’Académie libre des sciences humaines (ALSH)
et issu d’une famille de culture musulmane, ceux qui estiment que le système
politique français est responsable de la radicalisation à l’origine des
attentats et des violences des islamistes sous-estiment le rôle de la religion
au nom de laquelle ces attentats sont commis.
En 1905, Max Weber publiait un ouvrage
pour expliquer les inégalités économiques entre les protestants et les
catholiques de son pays. Selon le sociologue allemand, le protestantisme
valorise davantage l’effort et la vie austère. Il encourage ses adeptes au
labeur et à l’épargne. C’est pourquoi ils connaissent une accumulation du
capital plus rapide. Que l’on adhère ou non à la lecture du protestantisme de
Weber, il est difficile de nier son hypothèse : les croyances ont une influence
décisive sur l’action humaine.
ERREUR DU MATÉRIALISME
Jusqu’au XIXe siècle, tout le monde
admettait cette hypothèse. Ainsi, les penseurs des Lumières subordonnaient la
lutte contre l’oppression à celle contre l’obscurantisme. Dans son Essai
sur les mœurs, Voltaire note que l’histoire n’a cessé d’être défigurée par
les superstitions, « jusqu’à ce qu’enfin la philosophie vienne éclairer
les hommes ». Cette conception « subjectiviste » de l’histoire – qui fait
des croyances individuelles son moteur – a laissé place à une lecture «
matérialiste ». Selon les matérialistes, les idées sont secondaires. Elles
n’ont aucune influence et dépendent de circonstances politiques ou économiques
qui les précèdent.
Le théoricien le plus célèbre du
matérialisme historique est Marx, pour qui les idéologies découlent de rapports
de classes. Cependant, Marx n’a pas le monopole de cette pensée. Elle a aussi
inspiré ses adversaires. Les architectes du Plan Marshall pensaient qu’il
suffisait de juguler la misère en Europe pour défaire le socialisme. Parce
qu’ils étaient convaincus que l’embourgeoisement protégeait contre cette
idéologie, les stratèges américains n’ont pas vu qu’elle séduisait de plus en
plus chez eux, alors que l’Amérique devenait la première puissance mondiale.
Hélas,
le préjugé matérialiste brouille notre perception d’autres phénomènes, comme le
terrorisme islamiste. Alors que la France est devenue sa cible régulière, les
médias rivalisent d’explications pour éclairer cette situation. La violence
islamiste s’expliquerait par les interventions militaires
de la France, son passé colonial, son racisme, l’insuffisante mobilité sociale de ses
minorités, ou sa laïcité autoritaire. Mais alors que ces attentats sont commis
au nom d’une même religion, on refuse de la désigner coupable.
Cette attitude ne pèche pas seulement par
matérialisme. Elle est aussi francocentrée. En 2019, la Fondapol publiait une
étude sur le
terrorisme islamiste entre 1979 et 2019. Elle révèle que les pays
musulmans hébergent la majorité des attentats islamistes. Le constat n’a rien
de surprenant. Il y a plus d’islamistes en terre d’islam qu’en Occident.
Les détracteurs du système français
restent muets sur la portée globale du phénomène islamiste. Notons le paradoxe
de ces mentalités façonnées par les théories postcoloniales. D’un côté, elles
rejettent une lecture eurocentrée de l’histoire. De l’autre, elles restent
persuadées que l’Occident est son seul moteur. Comme si les autres
civilisations étaient incapables de formuler seules leur propre agenda
politique. D’où cette tendance à recourir à des facteurs extérieurs à l’islam
pour expliquer les violences islamistes.
Ainsi, dans une tribune publiée dans la
revue américaine Foreign Policy et
reprise par La Croix,
Mustafa Akyol critique la tendance de la laïcité française à bannir les signes
religieux de l’espace public. De plus, alors que la France proclame la liberté
de conscience, sa législation prévoit des sanctions pour l’outrage aux symboles
nationaux. Pour lui, cette liberté à géométrie variable explique en partie la
défiance des musulmans vis-à-vis des valeurs libérales. Bien sûr, comme toute
institution, la tradition séculière française, empreinte de jacobinisme, est
critiquable. Et sans doute la France gagnerait-elle à la libéraliser.
Toutefois, critiquer le modèle français est une chose. Lui attribuer des
comportements barbares en est une autre.
L'OPPRESSION N'EXPLIQUE PAS LA VIOLENCE
Akyol a raison de citer l’historienne Gertrude
Himmelfarb pour rappeler que le sécularisme français entretient
des rapports plus conflictuels avec les religions que le sécularisme
anglo-saxon, qui recherche l’harmonie entre la foi et la raison. Mais, partant
de là, il aurait pu constater que les catholiques français n’ont pas tué des
journalistes anticléricaux en réaction aux expulsions des congrégations survenues
en 1880 ou au début du XXe siècle, c’est-à-dire à une période
où l’État français envoyait des gendarmes
déloger manu militari le personnel des monastères qu’il
ne reconnaissait pas.
Élargissons la focale. Les Afro-Américains
ont subi un racisme légal. Mais Martin Luther King ne glorifiait pas la
violence. La France a un lourd passé colonial en Asie. Ses minorités
cambodgiennes, laotiennes et vietnamiennes ne l’exposent pas à un risque
terroriste. Les Juifs européens ont fait l’objet d’un génocide. Ils ne parlent
pas comme l’ancien Premier ministre
malais, qui a proclamé que les musulmans ont le droit de tuer des
millions de Français en raison des crimes de leurs ancêtres. Et alors que les
chrétiens subissent une cruelle répression dans
la plupart des pays musulmans, ils ne commettent pas d’attentats là où ils sont
persécutés en raison de leur foi.
Autrement dit, en admettant que la France
ne soit pas assez libérale en matière de religion ; qu’elle échoue à intégrer
ses minorités ; et que son histoire recèle une part sombre (comme tous les
pays), tout le monde ne réagit pas de la même manière face aux défauts d’un
système politique. Certains tuent pour de simples dessins. D’autres « tendent
l’autre joue » face à leurs bourreaux de manière excessive. D’autres enfin
militent paisiblement pour améliorer leur sort. La diversité de ces réactions
égale celle des valeurs qui animent les hommes.
Alors que les critiques de la laïcité
française l’accusent de radicaliser le monde musulman, ses détracteurs ne
rappellent jamais que les musulmans français ont plus de droits que leurs
coreligionnaires et les non-musulmans qui vivent dans les pays où l’islam règne
en maître. Cette réalité contraste avec le propos de James McAuley, qui
sous-entend dans un article du Washington Post que
les violences islamistes seraient une exception française tandis que la
pratique de l’islam serait paisible partout ailleurs.
Alors que l’assassinat de Samuel Paty a
fait le tour du monde, on s’attendait à ce que le monde musulman s’engage en
faveur des libertés civiles pour prouver la sincérité des rares messages de
sympathie adressés à la France. À la place de quoi nous n’avons vu que des
manifestations hostiles au motif que Macron a rappelé que la liberté de
critiquer les religions était non négociable. Pire encore, certains
responsables musulmans, comme l’imam d’Al-Azhar, ont versé dans la surenchère
en réclamant une législation internationale pour punir le blasphème. Pendant ce
temps, la dictature chinoise commet un génocide contre les Ouïghours dans le
silence. Dès lors, cessons de croire que les islamistes se préoccupent des
imperfections françaises en matière de liberté de conscience. La seule chose
qui anime leurs recrues est la guerre de civilisation qu’ils mènent contre les
sociétés ouvertes, dont la France est un symbole en raison de son histoire et
de son rayonnement.
Ces faits suggèrent que Macron est trop
indulgent quand il énonce que « l’islam est en crise ». Son propos
laisse entendre que les crimes commis au nom de l’islam n’ont aucune base
théologique. Ils relèveraient de son « détournement ». Or, le Coran
se dit incréé, immuable et porteur du verbatim de Dieu. Il proclame que tout
homme naît musulman avant de trahir éventuellement sa condition. Il contient
trop d’injonctions explicites à combattre les mécréants pour que l’on puisse réduire
la violence islamiste à une question d’interprétation. Enfin, le prophète qu’il
glorifie était un chef politique et militaire, ayant commis toutes sortes
d’exactions propres à la fonction. Ces traits expliquent la persistance
d’institutions despotiques dans le monde musulman au XXIe siècle.
Lorsqu’on rappelle ces faits, il se trouve
toujours quelqu’un pour dire que la civilisation islamique n’a pas le monopole
de la violence historique. Certes, la nature humaine étant ce qu’elle est,
l’oppression constitue notre condition originelle. Il est ridicule de
s’offusquer des exactions de Mohamed à une période où la violence était la
norme. Encore qu’on notera que le Christ – que les musulmans considèrent comme
un prophète – a mené une existence plus paisible en des temps non moins
troublés, jusqu’à se sacrifier face à l’oppresseur romain. Preuve que les
circonstances n’expliquent pas tout. Mais si toutes les sociétés ont commis des
atrocités, il faut se demander pourquoi certaines sont devenues plus tolérantes
quand d’autres persistent dans l’oppression.
TOUTES LES RELIGIONS NE SONT PAS COMPATIBLES AVEC LES LUMIÈRES
Comme beaucoup de commentateurs, Akyol
réduit la divergence entre l’Occident chrétien et le monde islamique à un
accident de l’histoire et à une question d’interprétation. Mais
l’interprétation d’une doctrine est limitée par ce qu’elle permet. Pourquoi les
défenseurs de la tolérance ont-ils eu plus de succès dans le monde chrétien ?
Pour y voir plus clair, il faut dissiper l’erreur qui consiste à comparer les
textes bibliques et coraniques. Le Coran n’a pas le même statut dans la
théologie musulmane que la Bible dans la théologie chrétienne. Pour cette
dernière, le verbe divin s’incarne moins dans un livre que dans la personne du
Christ.
Or, même si l’on ne croit pas en sa nature
divine, il faut admettre que ses enseignements ont plus d’affinités avec le
sécularisme que les prescriptions coraniques, qui parlent de fiscalité et
glorifient l’action d’un chef politique. Le Christ, quant à lui, distingue les
domaines de Dieu et de César. Ce faisant, il a préparé les conditions de la
modernité. C’est en ce sens que le philosophe Marcel Gauchet dit du
christianisme qu’il est « la religion de la sortie de la religion ». Non
que le fait religieux ait déserté l’Occident. Toutefois, il n’est plus le
principe organisateur de la politique au sein de notre civilisation. Que la
liberté de conscience ait eu plus de succès en Occident s’explique pour les
mêmes raisons théologiques. Un “messie” qui mise sur la conversion des cœurs
est plus pacifique qu’un “prophète” qui communique à la tête d’une armée
constituée depuis Médine.
Certes le christianisme a aussi inspiré
des méfaits. C’est pourquoi le philosophe Frédéric Lenoir dit du christianisme
qu’il a été son propre fossoyeur, « en transmettant aux Hommes un
message qui ne cessait de le condamner dans ses pratiques institutionnelles ».
Ces crimes confirment que l’homme est assez pervers pour défigurer toutes les
valeurs. Ce constat s’étend aux doctrines séculières. Ainsi, c’est au nom des
droits de l’homme que les Européens ont justifié la colonisation. Mais il
serait ridicule de qualifier les droits de l’homme de principes impérialistes.
Car c’est aussi au nom d’une lecture plus rigoureuse des droits humains que les
mouvements anti-impérialistes se sont levés contre les puissances coloniales.
Toutes les doctrines peuvent donc inspirer
des crimes. Mais alors que certains crimes découlent de leur falsification,
d’autres sont le fruit de leur fidèle application. Les précurseurs européens de
la tolérance et de la liberté pensaient visiblement que les oppressions
“chrétiennes” appartenaient à la première catégorie. Ainsi, c’est au nom d’une
authentique lecture des préceptes du Christ que Grégoire de Nysse condamne
l’esclavage dès le Ve siècle apr. J.-C. ; que Francisco de Vitoria et
Domingo de Soto dénoncent au XVIe siècle les conversions forcées des
Indiens par les missionnaires espagnols ; que Bayle, Montesquieu et Locke ont
jeté les bases du pluralisme. Que leurs idées aient fini par triompher après un
long processus de maturation idéologique atteste la compatibilité de la
tolérance avec le terreau religieux chrétien.
On notera cependant que les homologues de
Bayle ont eu plus de difficultés à triompher en terre d’islam. La figure
d’Averroès ne dément pas ce constat. Bien que l’Occident ait une dette
intellectuelle envers lui pour ses commentaires d’Aristote, il ne peut
prétendre au titre de génie de la tolérance quand il prescrit le meurtre des
hérétiques. Qu’il constitue la figure la plus libérale que
l’Islam ait inspirée en quatorze siècles est donc un sérieux défi posé aux
promoteurs d’un islam des Lumières. D’autant que les aspects rationalistes de
sa pensée puisent plus leur inspiration dans la philosophie grecque que dans la
théologie islamique. Ce qui explique qu’il a eu plus d’écho en Occident qu’en
Orient, où il est tombé en désuétude.
DÉCONSTRUIRE L’ISLAM
Mettre en doute les affinités de l’islam
avec la tolérance ne signifie pas que tous les musulmans revendiqués sont des
criminels. L’auteur de ces lignes est lui-même issu d’une famille qui se
réclame de l’islam. Qu’il soit vivant malgré son apostasie prouve qu’on peut se
réclamer du Coran en étant tolérant. Notons toutefois que les « musulmans
tolérants » se qualifient de « modérés ». Dire que la vertu de
l’islam réside dans sa modération revient à admettre son essence autoritaire.
Montesquieu ne disait pas autre chose en écrivant que « la religion
mohamétane, qui ne parle que de glaive, agit encore sur les hommes avec cet
esprit destructeur qui l’a fondée ». Autrement dit, l’islam est pacifique
dans la proportion où il est moins islamique. Lorsque la tolérance règne dans
le cœur d’un musulman, c’est en dépit de sa religion. Non grâce à elle. C’est
là une forme d’apostasie qui s’ignore.
Nier cela, c’est priver nos sociétés des
moyens de comprendre la violence à laquelle elles font face. Feindre de croire
en la nature paisible de l’islam comporte aussi un autre risque. Certes, cette
stratégie peut rallier les musulmans modérés à une lecture plus libérale de
leur religion. Mais elle permet à l’islam de se soustraire aux critiques qui
lui sont adressées pour continuer à se diffuser. Ce scénario conforte les
rigoristes convaincus du triomphe inéluctable de la radicalité sur la
modération, quelle que soit l’idéologie. La fin des violences islamistes
dépendra donc du moment où les musulmans réaliseront le besoin de s’apostasier
en adhérant à des croyances plus paisibles. Les musulmans horrifiés par les
violences islamistes doivent se poser la question suivante : un Dieu bon et
miséricordieux est-il vraiment ce qu’il prétend être quand l’application
rigoureuse de ses ordres conduit à tant de désolation ?
Hélas, trop
peu de gens sont prêts à les aider à mener cette bataille idéologique. Les
relativistes estiment que l’homme enraciné dans sa culture est imperméable aux
apports des civilisations extérieures. Ces propos étaient déjà tenus par les
adversaires des Lumières au XVIIIe siècle. Ils oublient que les Européens
ont passé leur temps à déconstruire des traditions rétrogrades, en puisant leur
inspiration dans des cultures extérieures. La liberté et la tolérance ont
longtemps été des concepts étrangers aux Européens, qui pratiquaient avant
l’ère chrétienne des religions que nous qualifierions aujourd’hui de barbares.
Dès
lors, pourquoi présumer les musulmans incapables de se libérer à leur tour de
leur religion pour accéder aux valeurs universelles à l'origine de l’apaisement
des sociétés modernes ? L’infantilisation qui découle de cette attitude
est encore plus méprisante que l’arrogance coloniale, qui pariait au moins sur
la capacité universelle du genre humain à cheminer vers la modernité. Ainsi, la
lutte contre les oppressions islamistes ne dépendra pas seulement du talent rhétorique
des critiques de l’islam. Elle dépendra aussi de la capacité des non-musulmans
à traiter leurs semblables comme leurs égaux, c’est-à-dire comme des hommes
dotés d’un même esprit critique.
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