jeudi 21 janvier 2016

Tout le monde se découvre bourguibiste



Devant la popularité dont jouit Bourguiba auprès des tunisiens, tous les hommes politiques, ou presque, se sont mis à se revendiquer de lui et de son héritage ! 
Même les pan-islamistes tout comme les pan-arabistes, et bien qu'ils aient tenté dans un premier temps de salir son image, ont fini par faire machine arrière et se revendiquer du bourguibisme : c'est le cas de Ghannouchi et de Marzougui ! Curieux, non ?
Cela rappelle aussi la classe politique française où de plus en plus d'hommes politiques se disent héritier de De Gaulle ! Mais il n'y a eu qu'un seul Bourguiba comme il n'y a eu qu'un seul De Gaulle.
Alors pourquoi ne pas laisser les morts en paix, et s'inspirer plutôt de leur philosophie politique. Ce que Mezri Haddad a eu l’honnêteté intellectuelle de faire en créant son mouvement néo-bourguibiste contrairement aux faux bourguibistes.

R.B
Afficher l'image d'origine

Qui est le précurseur du néo-bourguibisme ?

La question mérite d’autant plus d’être posée que le bourguibisme semble revenir en force dans le débat politique tunisien. Alors que Mohsen Marzouk, le désormais rebelle de Nidaa Tounes, a placé le néo-bourguibisme au cœur de son discours politique, notamment lors de sa dernière démonstration de force le 10 janvier dernier à Tunis, certaines informations indiquent que le parti en cours de constitution autour de l’ancien ministre Mondher Zenaïdi serait, lui aussi de tendance centriste et d’inspiration bourguibiste. Tout comme Al-Moubadara de Kamel Morjane ou le Mouvement Destourien de Hamed Karoui. Même Rached Ghannouchi n‘a plus de problème psychologique ou idéologique de se référer à Bourguiba, comme il l’a fait récemment dans son interview à Al-Chourouk.  

Quant à Nidaa Tounes, depuis son lancement en 2012, il n’a pas cessé de se réclamer du bourguibisme, même si cela semble aujourd’hui de moins en moins crédible eu égard à son alliance, et pour d’autres, son « aliénation » à Ennahdha dont l’histoire autant que l’idéologie sont pour le moins radicalement opposées au bourguibisme. La « trahison » du legs bourguibiste, c’est du moins ce que reproche Mohsen Marzouk aux « loyalistes » de Béji Caïd Essebsi. Pourtant, les congressistes de Sousse se proclament eux aussi dépositaires légitimes de l’héritage bourguibien, ce que le Président de la République n‘a d’ailleurs pas manqué de rappeler à son ex-fils spirituel, Mohsen Marzouk, lors de son dernier discours au palais de Carthage à l’occasion du 5ème anniversaire de la révolution.  
  
La question est d’abord historique
Il ne m’appartient pas ici de dire qui est bourguibiste et qui ne l’est pas, ni si cette référence au bourguibisme et au néo-bourguibisme, particulièrement chez Mohsen Marzouk, est authentiquement idéologique ou si elle relève du marketing politique et d’une stratégie de communication minutieusement étudiée. La constitution de son futur parti, dont l’annonce est attendue le 2 mars prochain (clin d’œil au 2 mars 1934), saurait répondre à cette question. Celle que je pose ici, qui est d’ordre historique plus que politique, et à laquelle je voudrai répondre par honnêteté intellectuelle est la suivante : qui est le précurseur du néo-bourguibisme ? Je dis bien le néo-bourguibisme et non pas le bourguibisme en tant que tel.
Certains vont tout de suite penser à Mohamed Sayah, ancien puissant chef du Parti socialiste destourien (PSD) et hagiographe attitré du président Habib Bourguiba. Il n’en est rien. Mohamed Sayah n’est pas le théoricien du néo-bourguibisme mais un bourguibiste pur et dur et surtout le biographe de Bourguiba et de la saga destourienne qui a eu le mérite d’éditer plusieurs volumes sur le mouvement national tunisien, préservant ainsi une partie de la mémoire nationale.
Le précurseur du néo-bourguibisme est nettement plus jeune que Mohamed Sayah, il n’est pas un destourien, ni un ancien ministre de Bourguiba ou de Ben Ali. Il a critiqué le premier et s’est violemment opposé au second avant de rallier son régime par anti-islamisme, comme auparavant Mohamed Charfi, Dali Jazy et bien d’autres figures du réformisme ou du laïcisme tunisien.
Ce précurseur est Mezri Haddad, dont on a retenu la fonction d’ambassadeur à l’UNESCO et oublié la vocation de philosophe et de penseur politique. Il est, en effet, le tout premier intellectuel à avoir mis l’accent sur l’enjeu politique et stratégique que constitue le bourguibisme en général et le néo-bourguibisme en particulier. Appartenant à une génération qui se documentait dans les livres bien plus que sur facebook, j’ai eu l’occasion de lire son monumental ouvrage « Carthage ne sera pas détruite », qui a été publié à Paris en 2002 et diffusé à Tunis au compte-gouttes. Je l’ai encore feuilleté ces derniers jours et je n’en reviens pas de cette clairvoyance et puissance analytique qui caractérisent son auteur, pas seulement au sujet du bourguibisme mais aussi par rapport à des événements que notre pays a connu depuis janvier 2011 et plus exactement encore à leurs causes endogènes et exogènes qui rongeaient déjà le régime tunisien.
Premier acte en 1991
Dans un article qu’il cite dans son livre et qui a été publié dans Réalités le 15 novembre 1991, lorsque Bourguiba était « Le reclus de Monastir » pour reprendre le titre d’un grand quotidien parisien, que Ben Ali était au fait de sa puissance et que les bourguibistes « historiques » se faisaient tout petits, Mezri Haddad évoquait déjà la nécessité de réhabiliter le bourguibisme : « Je n’ai pas connu l’homme, je n’ai pas eu cette chance. Il était chef d’Etat, je n’étais qu’un petit journaliste stagiaire. Je n‘ai pas été favorisé par les privilèges de son régime, j’ai au contraire connu les pires difficultés lorsqu’il dirigeait le pays. Tant qu’il était au pouvoir, je n’ai pas écrit la moindre phrase pour flatter ou aduler son régime. Quand il a perdu le pouvoir, je ne me suis pas hâté pour le critiquer. Est-il anachronique de se déclarer aujourd’hui du bourguibisme ? Dans la multitude des difficultés au milieu desquelles se débat la Tunisie, dans le vide idéologique qui frappe d’hémiplégie la classe politique, dans cette déplorable somnolence culturelle que traverse le pays, il n’est pas inconcevable et même inutile d’établir le bourguibisme sous forme de mouvement intellectuel ou politique ». Nous étions en 1991, je le rappelle!
Cet article visionnaire ne se limitait pas à une simple idée jetée comme une bouteille à l’océan. Il continuait avec ce passage que certains néo-bourguibistes devraient méditer : «Sa doctrine devrait avant tout dépouiller le bourguibisme de son rattachement trop direct, trop affectif à l’homme Bourguiba. Il faudrait couper cette sorte de lien ombilical en extirpant de la future pensée les gauchissements et les erreurs de Bourguiba. Il ne faut plus que le bourguibisme évoque chez les Tunisiens les idées d’autocratie, de régionalisme, de kémalo-occidentalisme, de mépris de nos us et coutumes arabo-islamiques. Le néo-bourguibisme doit avoir pour finalité politique la démocratie et le respect impératif des droits de l’homme, et pour dimensions culturelles un ressourcement critique dans notre civilisation arabo-islamique, avec un ancrage encore plus fort dans la Modernité. Hormis son âme : le nationalisme, ses caractéristiques intrinsèques et fondamentales : le positivisme rationaliste, l’émancipation de la femme et le libéralisme, il faudrait rejeter comme des scories de l’Histoire toutes les altérations, les déviations et les égarements de l’ancien régime qui l’avaient inexorablement poussé vers l’immobilisme et la déchéance…Je lance cette idée, peut-être trouvera-t-elle un écho au milieu de ce silence béat et assourdissant. C’est ainsi que j’entendais rendre hommage à celui qui fut le symbole de la liberté tunisienne, tout comme Périclès fut le symbole de la démocratie athénienne »
Second acte en 2002
Mezri Haddad n’a pas été écouté à l’époque et son idée n’a eu aucun écho. Et pour cause, l’heure (1991) était au nouveau culte de « l’architecte du changement », Ben Ali et à l’effacement de toute trace du bourguibisme. Le RCD se voulait rassembleur de toutes les tendances idéologiques, du destourien au panarabe et du gauchiste au libéral. Certains ont oublié que déjà à l’époque de Ben Ali, le youssefisme était mieux considéré que le bourguibisme. C’est sous ordre de Ben Ali que les cendres de Salah Ben Youssef, assassiné en août 1961, ont été rapatriées en Tunisie pour une seconde inhumation au carré des martyrs dans le cimetière d’Al-Jellaz, et que l’épouse du défunt est rentrée d’exil pour être reçue au palais de Carthage.
Il ne sera pas non plus écouté en 2002, après la parution de son livre « Carthage ne sera pas détruite » dans lequel il consacre plusieurs pages à Bourguiba et au bourguibisme. Mezri Haddad y dénonçait « cette tentation chez certains de faire oublier jusqu’au nom de Bourguiba » et appelait les cadres du RCD à faire preuve de sagesse et d’intelligence politique. Et pour appuyer sa démonstration, il ne cite (page 394) curieusement que Béji Caïd Essebsi, « ancien brillant ministre des Affaires étrangères à l’adresse des militants de son parti : Il appartient au RCD de relever le défi s’il entend assumer pleinement l’héritage de l’œuvre de Bourguiba et du Parti pendant les trois décennies de l’indépendance ».
Dans le même texte, Mezri Haddad, qui n’était pas membre du RCD, appelle à la création d’une Fondation Habib Bourguiba et à « l’introduction dans les écoles et dans les universités d’un enseignement de la philosophie politique bourguibienne ». Mais c’est à la page 395 de son livre qu’il déploie toute sa force intellectuelle et sa lucidité politique pour adresser à Ben Ali et aux dirigeants du RCD cet avertissement qui sonne comme un glas : « Si le RCD n'opère pas son recentrage sur la philosophie politique bourguibienne, il ne faudrait pas s’étonner un jour de voir ses concurrents politiques se réclamer davantage de Bourguiba…Le RCD ne réussira pas à vaincre ses adversaires de l’extrême-gauche droit-de-l’hommiste et de l’extrême-droite intégriste sans une idéologie forte et mobilisatrice. Et celle-ci, il ne pourra la puiser que dans la pensée profonde et féconde du bâtisseur de la République.
Le RCD d’aujourd’hui, pour survivre aux soubresauts de demain et conserver son rôle moteur dans l’évolution du pays, doit faire du bourguibisme son credo essentiel. Vaincre ses adversaires, est-il besoin de le souligner, s’entend dans le sens moral et démocratique : les marginaliser par la force de conviction, par la puissance des arguments, par l’exemplarité des comportements, par la pureté des intentions, par la maîtrise des événements, par l’utilité des réalisations. La victoire par l’ostracisme ou la répression se passe évidemment de tout cela, y compris de l’idéologie, fût-elle néo-bourguibienne. En un seul mot, si l’on veut marginaliser l’idéologie islamiste, il faudrait lui opposer une idéologie tout aussi mobilisatrice : le néo-bourguibisme ».
Troisième acte en 2011
Dès janvier 2011, redoutant la vague islamiste et l’écroulement de la République après la chute du régime, Mezri Haddad appelait les patriotes et notamment les destouriens à faire preuve de résistance et d’audace. 
Dans son article intitulé « Du passé, ne faisons pas table rase » et publié dans La Presse le 28 janvier 2011, il disait : « Comme toutes les administrations et structures de l’Etat, le RCD a été gangrené par le clientélisme et le culte de la personnalité. Il faudrait en extraire les mauvaises herbes, rappeler ceux qui l’ont quitté ou en ont été exclus et le rebaptiser : soit PSD, son nom jusqu’en 1988, soit le ramener à sa forme originelle de Néo Destour. Ce parti fondé par l’illustre et inégalable Habib Bourguiba ne doit pas disparaître…. Le bourguibisme a un avenir en Tunisie ». Cet appel n’ayant eu aucun écho auprès de l’élite destourienne et encore moins chez les bourguibistes historiques, Mezri Haddad décide d’y aller tout seul.
En effet, le 16 février 2011, soit un mois après la chute du régime, alors que la vague révolutionnaire faisait remonter ses ennemis jusqu’au « dictateur » Bourguiba et promettait de juger la République depuis 1957, on apprenait par l’agence TAP que « Mezri Haddad, philosophe et écrivain, vient de lancer à partir de Paris le Mouvement Néo-Bourguibiste (MNB) ». Selon le communiqué dont une copie est parvenue à l'Agence TAP et au site d’information Leaders, « ce mouvement inscrit sa doctrine autant que son action dans la fidélité à l'universalisme humaniste ainsi que dans la continuité de la tradition patriotique et réformiste tunisienne dont Habib Bourguiba avec les compagnons nationalistes a été la fois l'adepte et la quintessence ».
L’annonce de cette nouvelle a provoqué sur internet une vague de stigmatisation d’une rare violence. Son intensité était proportionnelle aux différentes forces d’opposition qu’elle a pu catalyser : des islamistes, des baathistes, des gauchistes, des libéraux et, comble des paradoxes, des bourguibistes ayant des liens de parenté avec la famille Bourguiba. Au bout d’un mois, face à cette levée de boucliers, Mezri Haddad finit par abandonner son projet… mais pas son combat contre ce qu’il appelle les « tenants de la révolution bouazizienne » et les « fossoyeurs du nationalisme tunisien ».
Quatrième et dernier acte
C’est dans son livre « La face cachée de la révolution tunisienne », édité à Paris et à Tunis en septembre 2011, que Mezri Haddad reviendra une dernière fois sur le néo-bourguibisme pour le définir, et en même temps répondre à ses détracteurs qu’il qualifie « d’héritiers sans héritage ».  Le bourguibisme écrit-il, « ce n’est pas une vieille chaussure qu’on exhume du sahara libyen pour flatter le prince et participer à sa légende, ni une carte de visite ou un site internet pour faire du marketing, ni même un nom qu’on porte par le hasard de la filiation. Le bourguibisme est une philosophie non écrite, un testament légué à l’ensemble des Tunisiens, une façon de penser et d’agir, une rationalisation de l’héritage arabo-musulman, une synthèse de l’Orient et de l’Occident, une projection dans la modernité, un ancrage dans la tunisiannité, un guide du bon patriote, un souffle de liberté, un besoin de fierté. La fierté de naître sur cette belle terre tunisienne, de la labourer pour en extraire les plus beaux fruits, d’en jurer la protection de toute souillure et de toutes les trahisons. Il ne s’agit donc pas de braire, «nous sommes des bourguibistes»; il s’agit d’en incarner l’âme et d’en perpétuer l’esprit ».
L’idée avait si bien fait son chemin qu’en août 2015, alors que Mezri Haddad avait enterré son projet néo-bourguibiste depuis 2011, paraissait dans Kapitalis un article assez curieux sous le titre de « Un parti néo-bourguibiste, pour quoi faire ? ». Son auteur, Rachid Barnat faisait remarquer à juste titre que « Beaucoup d’hommes politiques se disent héritiers de Bourguiba et du bourguibisme; espérons que le mouvement de Mezri Haddad saura faire le tri entre le bon bourguibiste et l’ivraie; pour empêcher l’infiltration de son parti par les pan-islamistes et les pan-arabistes; et ne pas rééditer les erreurs des actuels partis «démocrates» qui de consensus en alliance contre nature, ont perdu leur âme ! »
Mutation et avenir du néo-bourguibisme
L’idée de Mezri Haddad a fait son chemin et a pu trouver, en la personne de Béji Caïd Essebsi, un acquéreur plus consensuel, et surtout plus « légitime », ayant été toute sa vie ministre de Bourguiba. Dès le congrès de Monastir par lequel Nidaa Tounes déclarait sa naissance, l’actuel président de la République faisait du néo-bourguibisme à la fois son fer de lance contre la gauche révolutionnaire et les « conservateurs religieux », et son cheval de batail pour conquérir le pouvoir. Dans les mois qui ont suivis ce congrès fondateur, Béji Caïd Essebsi a pu incarner, de la paire de lunette jusqu’au timbre de la voix, la personnalité de Bourguiba, mais en a-t-il pour autant personnifié la doctrine et la morale politique ? La question se pose aujourd’hui avec d’autant plus d’acuité que la dissidence conduite par Mohsen Marzouk lui dispute désormais le monopole de l’héritage bourguibien.

Laquelle de ces deux tendances à l’intérieur de la famille nidaïste emportera-t-elle cette bataille, certes symbolique et idéologique, mais aux enjeux éminemment politiques ? Probablement celle qui marquera le plus, par son discours autant que par son action, le clivage par rapport à Ennahdha. Car, qu’on le veuille ou pas, c’est la relation à l’islamisme qui distinguera le néo-bourguibisme authentique du néo-bourguibisme utilitariste, l’original de la copie.    

Dans cette dispute du legs bourguibiste qui oppose au sein de Nidaa Tounes les « loyalistes » aux dissidents, Mezri Haddad n’a curieusement pas pris position. Serait-il définitivement désenchanté de la vie politique tunisienne où la force des idées a moins d’impact que la puissance de l’argent et où le débat intellectuel s’est éclipsé devant l’opportunisme, le populisme et le crétinisme ? Ou attend-il plutôt le moment opportun pour réactiver son Mouvement Néo-Bourguibiste, qui a eu le tort de naître très tôt, à un moment où le bourguibisme, même mort, continuait à hanter certains esprits révolutionnaires.

J’ignore ses intentions mais, ayant connu l’homme et surtout son œuvre, je ne peux pas occulter son passé et ce que le concept de néo-bourguibisme lui doit. Je ne lui rends pas hommage, je lui rends plus modestement justice, mieux vaut tard que jamais.
* Universitaire, chercheur associé à l’Académie de Géopolitique de Paris et au Centre d’Analyse de la Politique Etrangère (CAPE).







Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire