Quand le message de dieu manque d'universalisme, les religions deviennent un enjeu de domination pour les hommes !
R.B
R.B
Ammanuel Debono *
L’islamophobie est une notion polémique qui divise profondément. Certains revendiquent pleinement leur islamophobie, incluant dans un même rejet ce qui a trait à l’Islam et à ses fidèles. Cette islamophobie est bien davantage qu’une posture critique : elle est un combat à mener impérativement pour sauvegarder une civilisation européenne/chrétienne/occidentale menacée. D’autres affirment la pleine légalité d’un positionnement islamophobe mais tiennent à se dédouaner de toute intention raciste : la critique de l’Islam, comme des autres religions, est définie comme parfaitement acceptable – voire souhaitable – dans un pays de tradition rationaliste et laïque comme la France. D’autres encore assimilent l’islamophobie à un racisme pur et simple et la condamne vivement, la critique de la religion étant de nature à offenser l’essence même des individus : le « vivre ensemble », le « respect de la diversité », et donc l’équilibre social, se trouveraient ainsi menacés par de telles attaques.
Les prises de position, souvent passionnelles, ne manquent pas de déclencher, à chaque nouvelle déclaration émanant d’une source ou d'une autre, un torrent de réactions acerbes qui tendent à affermir les autres positions.
Des textes pousse-au-crime ?
À la suite de la tuerie du Musée juif de Bruxelles du 24 mai 2014, le président de la République tchèque Milos Zeman a ainsi souligné que la xénophobie et l’antisémitisme sont la nature même de l’idéologie des groupes fanatiques liés à l’islam radical. À l’appui de ses dires, l’homme d’État a cité un verset d’un des livres de Sahih Muslim, un des principaux textes de l’Islam sunnite : « Les pierres et les arbres diront Ô Musulmans, Ô Abdallah, il y a un juif derrière moi, viens le tuer ». Le 6 juin 2014, sur le plateau de i Télé, Éric Zemmour a été plus offensif encore : « Vous ouvrez le Coran à n’importe quelle page et il y a écrit ‘il faut tuer les juifs, il faut tuer les chrétiens, Dieu les maudit, il faut tuer les infidèles, etc.’ » Le journaliste a peut-être cru affiner son propos en ajoutant : « on peut rendre hommage à beaucoup de musulmans qui vivent pacifiquement alors qu’ils ont un texte aussi belliciste (…). La vraie distinction c’est entre les gens qui arrivent à vivre pacifiquement alors qu’ils ont un texte sacré qui les incite à tuer. Sauf que le texte sacré, il pousse certains à tuer. » La question qui se pose est dès lors celle du raisonnement susceptible de s’opérer dans l’esprit de ceux qui, ni musulmans, ni islamologues, ni géopoliticiens, sont en prise avec une actualité violente, anxiogène, qu’ils peinent à décrypter. À leur adresse, le Coran est désigné comme un texte qui, donc, « incite à tuer ». Ainsi faudrait-il comprendre qu’une parole antijuive « circonstancielle », c’est-à-dire rédigée il y a près de 1400 ans dans un contexte historico-politique particulier constituerait une clé d’appréhension des mentalités de toute une population, et qui plus est une clé quasiment indépassable.
Tact et méthode : sur l’art d’alerter d'un danger
Les liens existant entre les textes incriminés et les actes des djihadistes sont une indéniable réalité qu’il faut établir, le tout est de savoir comment : peut-on le faire en explicitant la nature particulière de certaines hadiths (communications orales du prophète Mahomet rapportées par ses compagnons) en faisant en sorte que le dégoût qu’elles inspirent ne rejaillissent pas sur l’ensemble de l’Islam, du Coran et des musulmans ? Faut-il au contraire prêter une influence déterminante à certains écrits sacrés comme s’ils suffisaient à eux seuls à déclencher des velléité criminelles, comme si chaque musulman pouvait un jour ou l’autre basculer du côté sombre du Coran (qui en obscurcit chaque page si l’on en croit E. Zemmour) ?
C’est la première direction qu’a choisie, par exemple, Dounia Bouzar dans un essai dénonçant courageusement l’instrumentalisation des versets coraniques et le procédé utilisé par les milieux radicaux consistant à abroger les versets de tolérance au bénéfice des versets de haine (Dounia Bouzar, Désamorcer l’Islam radical, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 2014). L’anthropologue tient toutefois à vider cet Islam radical de toute substance religieuse, tant il instrumentalise sa source et la trahit.
De l’usage des écrits saints selon les circonstances
Dans les années 1930, un pamphlet circulait dans les milieux antisémites, intitulé Le Juif et le Talmud (le Talmud étant un des textes fondamentaux du judaïsme). Il nourrissait une pensée radicalement antijuive qui avait besoin d’homogénéiser ses ennemis. À cette fin, le recours à l’autorité de textes rédigés par des docteurs de la Loi juive s’avérait pratique : la méfiance et la haine à l’égard des goys pouvaient aisément y être soulignées. Ainsi le juif devenait-il fondamentalement et universellement nocif, puisque nécessairement nourri au sein de cette tradition littéraire sacrée. On ne s'étonnera pas à cet égard que le Talmud continue à inspirer certains propagandistes antisémites actuels.
À l’inverse, c’est également dans les années 1930 qu’une grande campagne de rapprochement judéo-musulman fut lancée en Afrique du Nord, et en Algérie en particulier. Elle fut l’œuvre de la Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA) dont les militants, majoritairement juifs, avait compris que la paix entre les communautés composant la société coloniale, passait par le soutien sans faille aux revendications politiques et sociales des indigènes. Cette campagne déboucha sur de nombreuses initiatives de solidarité et des démonstrations fraternelles tels que de grands meetings où, ostensiblement, juifs et musulmans manifestaient leur union. La référence à l’essence de l’Islam rappelait alors ce que l’on pouvait entendre à la même époque dans d’autres meetings antiracistes où des personnalités chrétiennes clamaient la franche incompatibilité entre les évangiles et le racisme.
Le 11 mars 1937, à la médersa (ici école religieuse) de Tébessa (Algérie) qu’il dirigeait, le cheikh Abdelhamid Ben Badis expliquait qu’ « un bon et vrai musulman ne peut pas être antijuif, car la doctrine de l’Islam impose à tous ses fidèles le respect de son prochain à n’importe quelle race qu’il appartienne. » Il faisait appel à tous les Sémites, Arabes et Israélites « pour relever la noble tradition de leurs ancêtres pour l’union, la fraternité et la justice entre toutes les races. » Le 20 mars de la même année, au Cercle musulman du progrès à Alger, le cheikh el-Oqbi déclarait à son tour en arabe que « l’Islam ordonne la solidarité et la sympathie entre les races. » Il ajoutait : « Le Coran dit que les hommes naissent frères et l’Islam ne fait pas de différences entre les races. Les vrais musulmans ignorent le mépris des races, ils doivent être contre la haine des peuples, l’injustice et l’iniquité. »
Mein Kampf et le Coran, « une opposition irréductible »
En septembre 1937, à l’occasion d’un rassemblement contre le racisme organisé à Paris par la LICA, le cheikh Zahiri, représentant des oulémas, déclarait lui-aussi en arabe que les musulmans nord-africains étaient « unis aux Juifs par les liens de sang » et que « le Coran n’[avait] jamais déféré aux doctrines d’intolérance. » Les exemples pourraient être ainsi multipliés. Je n’en citerai qu’un dernier, celui d'un philosophe musulman qui comparait fin 1939, alors qu'Adolf Hitler faisait les yeux doux au monde arabe, Mein Kampf et le Coran. Si M’Hamdi Driss écrivait en effet : « Les deux conceptions raciste et musulmane aboutissent sur le terrain moral à une opposition irréductible. D’un côté un idéal mû par une passion de domination frénétique, de l’autre un idéal qui s’efforce à améliorer l’homme et à le conduire à plus de perfection. D’un côté, un monde d’où s’échappent dans une simultanéité tragique le cri de détresse de l’opprimé et la clameur joyeuse du dominateur, de l’autre un monde où s’élève dans une harmonie unique, une prière de paix et de concorde. » (« Mein Kampf et le Coran au point de vue moral », Annexe au Bulletin d'Information et de documentation de la Résidence générale de France au Maroc, n° 49 du 10 décembre 1939).
La référence aux écrits religieux peut servir les intentions les plus louables comme les plus viles et les plus belliqueuses. Cela n’est guère une nouveauté. L’étendue des champs couverts par les livres de religion est si vaste que l’on y trouvera sans peine ce que l’on y cherche : de quoi nourrir la haine ou la réconciliation entre les hommes. Ce sont pourtant bien les contextes et leurs dynamiques propres, les rapports de force et les aspirations du moment qui incitent prédicateurs et critiques à privilégier telle image du Coran sur telle autre. Il faut avoir conscience de cette relativité, où l’intention est reine, à une époque où le prêt-à-penser cristallise et électrise si facilement les esprits. La religion est d’abord ce que les hommes en font et le champ religieux peut s’avérer un piège - sinon un tombeau - pour la pensée. Elle peut en tout état de cause, dans la bouche de certains commentateurs, abandonner le statut de clé d’analyse pour devenir une expression de mépris.
De l’usage des écrits saints selon les circonstances
Dans les années 1930, un pamphlet circulait dans les milieux antisémites, intitulé Le Juif et le Talmud (le Talmud étant un des textes fondamentaux du judaïsme). Il nourrissait une pensée radicalement antijuive qui avait besoin d’homogénéiser ses ennemis. À cette fin, le recours à l’autorité de textes rédigés par des docteurs de la Loi juive s’avérait pratique : la méfiance et la haine à l’égard des goys pouvaient aisément y être soulignées. Ainsi le juif devenait-il fondamentalement et universellement nocif, puisque nécessairement nourri au sein de cette tradition littéraire sacrée. On ne s'étonnera pas à cet égard que le Talmud continue à inspirer certains propagandistes antisémites actuels.
À l’inverse, c’est également dans les années 1930 qu’une grande campagne de rapprochement judéo-musulman fut lancée en Afrique du Nord, et en Algérie en particulier. Elle fut l’œuvre de la Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA) dont les militants, majoritairement juifs, avait compris que la paix entre les communautés composant la société coloniale, passait par le soutien sans faille aux revendications politiques et sociales des indigènes. Cette campagne déboucha sur de nombreuses initiatives de solidarité et des démonstrations fraternelles tels que de grands meetings où, ostensiblement, juifs et musulmans manifestaient leur union. La référence à l’essence de l’Islam rappelait alors ce que l’on pouvait entendre à la même époque dans d’autres meetings antiracistes où des personnalités chrétiennes clamaient la franche incompatibilité entre les évangiles et le racisme.
Le 11 mars 1937, à la médersa (ici école religieuse) de Tébessa (Algérie) qu’il dirigeait, le cheikh Abdelhamid Ben Badis expliquait qu’ « un bon et vrai musulman ne peut pas être antijuif, car la doctrine de l’Islam impose à tous ses fidèles le respect de son prochain à n’importe quelle race qu’il appartienne. » Il faisait appel à tous les Sémites, Arabes et Israélites « pour relever la noble tradition de leurs ancêtres pour l’union, la fraternité et la justice entre toutes les races. » Le 20 mars de la même année, au Cercle musulman du progrès à Alger, le cheikh el-Oqbi déclarait à son tour en arabe que « l’Islam ordonne la solidarité et la sympathie entre les races. » Il ajoutait : « Le Coran dit que les hommes naissent frères et l’Islam ne fait pas de différences entre les races. Les vrais musulmans ignorent le mépris des races, ils doivent être contre la haine des peuples, l’injustice et l’iniquité. »
Mein Kampf et le Coran, « une opposition irréductible »
En septembre 1937, à l’occasion d’un rassemblement contre le racisme organisé à Paris par la LICA, le cheikh Zahiri, représentant des oulémas, déclarait lui-aussi en arabe que les musulmans nord-africains étaient « unis aux Juifs par les liens de sang » et que « le Coran n’[avait] jamais déféré aux doctrines d’intolérance. » Les exemples pourraient être ainsi multipliés. Je n’en citerai qu’un dernier, celui d'un philosophe musulman qui comparait fin 1939, alors qu'Adolf Hitler faisait les yeux doux au monde arabe, Mein Kampf et le Coran. Si M’Hamdi Driss écrivait en effet : « Les deux conceptions raciste et musulmane aboutissent sur le terrain moral à une opposition irréductible. D’un côté un idéal mû par une passion de domination frénétique, de l’autre un idéal qui s’efforce à améliorer l’homme et à le conduire à plus de perfection. D’un côté, un monde d’où s’échappent dans une simultanéité tragique le cri de détresse de l’opprimé et la clameur joyeuse du dominateur, de l’autre un monde où s’élève dans une harmonie unique, une prière de paix et de concorde. » (« Mein Kampf et le Coran au point de vue moral », Annexe au Bulletin d'Information et de documentation de la Résidence générale de France au Maroc, n° 49 du 10 décembre 1939).
La référence aux écrits religieux peut servir les intentions les plus louables comme les plus viles et les plus belliqueuses. Cela n’est guère une nouveauté. L’étendue des champs couverts par les livres de religion est si vaste que l’on y trouvera sans peine ce que l’on y cherche : de quoi nourrir la haine ou la réconciliation entre les hommes. Ce sont pourtant bien les contextes et leurs dynamiques propres, les rapports de force et les aspirations du moment qui incitent prédicateurs et critiques à privilégier telle image du Coran sur telle autre. Il faut avoir conscience de cette relativité, où l’intention est reine, à une époque où le prêt-à-penser cristallise et électrise si facilement les esprits. La religion est d’abord ce que les hommes en font et le champ religieux peut s’avérer un piège - sinon un tombeau - pour la pensée. Elle peut en tout état de cause, dans la bouche de certains commentateurs, abandonner le statut de clé d’analyse pour devenir une expression de mépris.
* Emmanuel Debono est chargé d’études à l’Institut Français de l’Éducation et au Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes (ENS, Lyon). Docteur en histoire contemporaine (IEP, Paris), il est l’auteur de l’ouvrage Aux origines de l’antiracisme. La LICA, 1927-1940 (CNRS Éditions, 2012). Ses recherches portent sur les racismes et les antiracismes dans la France contemporaine. Il représente par ailleurs en France l’USC Shoah Foundation – The Institute for Visual History and Education.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire