Mezri Haddad
Pour cet intellectuel
tunisien, ce n’est pas « un homo-arabicus démocrate et civilisé » qui est né
avec les révolutions arabes, mais « un homo-islamicus, y compris en France ».
Tour à tour
journaliste, enseignant, chercheur, il fut aussi ambassadeur de Tunisie auprès
de l’Unesco, poste dont il démissionna peu avant la chute de Ben Ali. Quel que
soit le pouvoir en place à Tunis, Mezri Haddad n’a jamais mâché ses mots. Ce
qui lui a valu quelques traversées du désert. Docteur en philosophie politique,
auteur d’essais remarqués, il a longtemps mis en garde le monde contre
l’inexorable et violente montée de l’islamisme qui accompagnerait, le jour
venu, la fin des dictatures ou autocraties dans les pays arabes. L’histoire lui
a donné raison et l’actualité ne le pousse guère, dans Le Figaro, à faire
preuve d’optimisme. Yves Thérard
Yves Thréard.
Il y a
cinq ans, le président Ben Ali fuyait la Tunisie. Depuis, la démocratie
a-t-elle réussi à s’installer dans le pays ?
Mezri Haddad.
Contrairement à la légende médiatique, nous savons maintenant que Ben Ali n’a
pas fui la Tunisie. Il en a été cordialement expulsé par des factieux au sein
de l’armée et de la garde présidentielle à qui certains services étrangers ont
fait miroiter le trône du César poignardé. Le 12 janvier 2011, soit deux jours
avant l’expédition de Ben Ali à Jeddah, Hillary Clinton déclarait à partir de
Doha : « Il faut aider Ben Ali à partir ! » Certains généraux ont répondu à cet
appel « patriotique » ! Quant à la démocratie, elle s’est bien installée comme
type de gouvernement, mais pas comme fait social, pour reprendre cette nuance à
Tocqueville. Au peuple qui criait famine, on a servi une soupe démocratique,
des « droits subjectifs » à défaut de pain, de logement et de travail, qui
étaient les principales revendications de la révolte sociale. Les gauchistes
ont vite oublié les « droits objectifs » (économiques et sociaux), chers à leur
prophète Marx.
Yves Thréard.
Peut-on parler d’une
exception tunisienne dans le monde arabo-musulman ?
Mezri Haddad.
Oui, si on la compare
à la Libye ou à la Syrie ou encore au Yémen. Non, si on la confronte au Liban,
au sultanat d’Oman ou au Maroc voisin. La seule comparaison qui tienne, et qui
serait méthodiquement valable, est celle qui confronte le présent au passé,
l’existant au révolu. En dépit ou plutôt en raison du despotisme éclairé et
nécessaire de Bourguiba et de l’autoritarisme obscur et inutile de Ben Ali, la
Tunisie fut un pays sécularisé, sécurisé, tolérant, socialement policé et
économiquement prospère. Qu’est-il devenu aujourd’hui ? Socialement anomique,
il s’est tchadorisé, s’est fragilisé sur le plan sécuritaire et il s’est
économiquement ruiné. Mon pays est effectivement une exception puisqu’il est
passé du modernisme bourguibien à l’islamisme dit «modéré». Le moins qu’on
puisse dire est qu’il s’agit d’une « régression féconde », comme l’écrivait un
sociologue arabe qui défendait l’islamo-fascisme en Algérie !
Yves Thréard.
N’êtes-vous pas un peu
trop alarmiste ? L’influence des islamistes, qui ont occupé le pouvoir,
est-elle encore si forte dans la vie politique ?
Mezri Haddad.
Je suis un réaliste
qui, plutôt que de se laisser éblouir par les décors phosphorescents, médite
les leçons de l’histoire, observe les tendances lourdes qui sont à l’œuvre dans
toutes sociétés et appréhende les effets d’agrégations induits par les grands
bouleversements politiques ou sociologiques. Même si elle est occulte, diffuse
et sournoise, l’influence des islamistes n’a jamais été aussi grande.
L’entrisme trotskiste et le gradualisme gramscien dévoilent leur stratégie
politique. En cinq ans d’amateurisme révolutionnaire, les Frères musulmans
tunisiens ont réussi à phagocyter toutes les structures de l’État. Ils ont
partiellement quitté le gouvernement, mais pas le pouvoir.
Yves Thréard.
La Tunisie a été
frappée par de violentes attaques islamistes. La sécurité est-elle mieux
assurée aujourd’hui ?
Mezri Haddad.
Il faudrait plusieurs
années pour retrouver la quiétude d’autrefois et réparer les dégâts que Moncef
Marzougui (homme de gauche, président de la République de 2011 à 2014, NDLR) et
ses acolytes islamistes et gauchistes ont infligé au pays en libérant de prison
les criminels et en réhabilitant les terroristes, y compris les auteurs de
l’attentat contre la synagogue de Jerba en 2002 et les mercenaires d’al-Qaïda à Soliman en 2007. Les forces de police et l’armée font ce qu’elles peuvent et
elles le payent de leur vie, mais l’insécurité et la criminalité se métastasent
inexorablement parce qu’elles profitent de l’indulgence de certains juges et de
la compromission d’une Assemblée nationale qui refuse encore aujourd’hui
d’activer la loi antiterroriste de 2003.
Yves Thréard.
Le chaos libyen vous
inquiète-t-il ?
Mezri Haddad.
Évidemment. Mais les
Libyens vous diront, non sans raison, que c’est le laxisme tunisien qui menace
leur pays. Et pour cause : depuis 2011, la Tunisie est devenue le premier pays
exportateur de main-d’œuvre islamo-terroriste aussi bien en Libye qu’en Syrie.
Les rapports des Nations unies sont accablants pour le Tunisien que je suis.
L’auteur du dernier attentat suicide à Zliten en Libye est un Tunisien, comme
celui qui s’est attaqué à la mosquée de Valence, ou celui qui vient de se faire
abattre devant le commissariat du XVIIIe arrondissement de Paris.
Yves Thréard.
Le groupe État
islamique a-t-il réussi à s’infiltrer en Tunisie ?
Mezri Haddad.
Avant d’être un
territoire ou une armée de brigands et de mercenaires, l’État dit islamique est
d’abord un état d’esprit, un atavisme religieux, une prédisposition
psychologique et culturelle. Ainsi défini, l’État islamique ne s’est pas
infiltré en Tunisie, mais il en fait partie depuis 2012. Il suffit d’un assaut
sur nos frontières libyennes pour que les éléments intérieurs de Daech se
réveillent de leur hibernation.
Yves Thréard.
Beaucoup dénoncent le
retour du clanisme avec le président Caïd Essebsi ? Est-ce une réalité ?
Mezri Haddad.
Il y a de
l’exagération dans cette suspicion comme dans la crainte fantasmatique d’un
retour à l’ancien régime. Ce qui est inquiétant en Tunisie n’est guère le
clanisme, mais le régionalisme et le tribalisme avec lesquels jouent certains
irresponsables de l’opposition.
L’Europe et plus
particulièrement la France avaient promis d’aider la transition démocratique.
Tiennent-elles leurs promesses ?
Pas du tout. Mais les
promesses n’engagent que ceux qui y croient. Les Tunisiens ne peuvent compter
que sur eux-mêmes.
Yves Thréard.
Était-ce judicieux de
parler d’un « printemps arabe » en 2011 quand on voit le désordre qui règne
dans les pays qui ont été secoués par une révolution ?
Mezri Haddad.
Partout où il s’est
manifesté, le fameux « printemps arabe » a tourné au cauchemar islamiste pour
certains, à la ruine et à la désolation pour d’autres. Partout, y compris en
Tunisie que l’on présente comme le bon paradigme révolutionnaire et auquel l’on
décerne le prix Nobel de la paix faute d’effacer sa dette extérieure devenue
vertigineuse en moins de 5 ans et de soutenir son économie aujourd’hui
agonisante, le « printemps arabe » a détruit plus qu’il n’a construit. En 2011,
des intellectuels, des journalistes, des droits-de-l’hommistes et autres
printologues bénissaient ces révoltes et annonçaient la naissance d’un
homo-arabicus démocrate et civilisé. Par un caprice de l’histoire, c’est un
homo-islamicus qui est né, y compris en France. D’abord sous l’appellation
fallacieuse d’islamiste modéré, ensuite sous son vrai visage de daéchien
barbare.
Yves Thréard.
Faut-il redouter une
explosion de l’Algérie ?
Mezri Haddad.
Je ne la souhaite pas,
mais rien n’est impossible même si le haschich du printemps arabe a perdu de
son pouvoir dopant. Les Algériens ont déjà connu la décennie noire de
l’islamo-fascisme et ils ne sont pas près de la revivre. Même physiquement
affaibli, tant que Bouteflika sera là et qu’une armée patriotique veillera à
l’unité et à la défense de la nation, l’Algérie sera à l’abri des grands
séismes géopolitiques.
Dossier « Cinq ans après,
le désastre des printemps arabes ».
RépondreSupprimerMezri Haddad : L’irrésistible crépuscule tunisien
https://www.tunisie-secret.com/L-irresistible-crepuscule-tunisien_a1784.html