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Au moment où le monde commence à s’apercevoir du mythe de
l’exception arabo-musulmane en matière de démocratie et de liberté, il est très
instructif de remonter l’histoire pour retrouver des entrepreneurs
intellectuels qui ont déjà montré la voie à suivre pour sortir les pays
arabo-musulmans de leur torpeur. C’est dans cette perspective, qu’on
redécouvrira avec bonheur l’œuvre du 189ème Grand vizir de l'Empire ottoman et
le 2ème Grand vizir de Tunis Kheireddine Pacha ou Khayr Al-Dîne Pacha (1822-1890). A côté de sa
brillante carrière militaire (promu général de division, le plus haut grade
militaire après celui du bey), Kheireddine est un grand réformateur franc et
patriote, ce qui l’a poussé souvent à remettre sa démission du fait de ses
désaccords avec les méthodes du bey. Au cours de la période durant laquelle il
se retire de la scène politique (1862-1873), il se consacre à la rédaction de
son fameux ouvrage, La plus sûre
direction pour connaître l'état des nations, dans lequel il expose les causes de la décadence de la Tunisie et plus
généralement du monde arabo-musulman et dons la première partie
s’intitule « Réformes nécessaires aux États musulmans »*.
Dans son essai sur les causes du progrès et de la décadence
des sociétés anciennes et modernes, Khayr Al-Dine s’est proposé deux missions :
en premier lieu, réveiller le patriotisme des Oulémas (docteurs en religion
musulmane) et des hommes d’Etat pour les inciter à une interprétation
intelligente de la loi théocratique et plus adaptée aux besoins de la
population, en s’inspirant des expériences des nations européennes. En second
lieu, détromper certains musulmans qui rejettent tout ce qui vient des peuples
d’une autre religion.
Ainsi, l’auteur commence tout d’abord par plaider pour la
tolérance et l’ouverture sur les idées des autres : le progrès réside dans
l’échange. C’est une grosse erreur de rejeter ce qu’il y a de bon chez les
européens, d’autant plus qu’il s’agit de la continuité de ce qui a déjà existé
dans la civilisation musulmane. Il n’hésite pas à faire remarquer que si les
européens ont atteint un tel degré de prospérité, c’est justement parce qu’ils
ont emprunté intelligemment aux étrangers, sans distinction de race et de
religion, ce qui est bon en soi, pour gérer au mieux leurs affaires. De même,
si les musulmans ont bâti la civilisation que l’on connait c’est parce que
qu’ils ont eu l’ouverture d’esprit d’emprunter aux grecs et aux autres
civilisations les connaissances dont la pertinence est incontestable.
En rappelant l’évolution de l’état politico-économique des
nations européennes, l’auteur relève deux maux qui ont été à l’origine de leur
longue léthargie durant le moyen âge: l’ignorance et la conduite arbitraire de
leurs gouvernants. C’est une erreur de croire que la prospérité atteinte plus
tard réside dans la fertilité de leur sol ou la bonté de leur climat ou encore
dans leurs préceptes religieux. La richesse ne réside pas uniquement dans les
ressources mais aussi dans les règles du jeu, donc les institutions encadrant
les sociétés : des institutions garantissant la liberté et la justice. L’auteur
en déduit la nécessité de l’imitation et de l’assimilation de ce qui se fait en
mieux chez les autres, surtout en matière institutionnelle.
Si l’existence d’un pouvoir dirigeant est une nécessité
sociale (garantie contre l’arbitraire et l’abus de force individuelle),
celle-ci n’aurait plus de raison d’être lorsque le dirigent dirige selon ses
caprices et de manière arbitraire. L’arbitraire règne sous toutes ses formes
dès qu’on laisse à une seule personne tous les pouvoirs. C’est ce qui se
pratique aujourd’hui dans les Etats arabo-musulmans et jadis dans les nations
européennes quand leurs chefs régnaient en maîtres absolus.
En fervent défenseur de la séparation des pouvoirs et de la
reddition des comptes, Kheireddine soutient que pour une bonne gouvernance, il
faut que le dirigeant lui-même subisse une direction salutaire, celle d’une loi
supérieure qui limite ses pouvoirs. En rappelant le secret de la civilisation
arabo-musulmane, l’auteur insiste sur le fait que le rôle de l’Etat finalement,
est de respecter et faire respecter la loi, et protéger les droits des sujets.
La reddition des comptes et le contrôle, ainsi que les contre-pouvoirs
(parlement, justice, médias) sont incontournables pour prévenir l’abus de
pouvoir et l’arbitraire.
Dans les pays arabo-musulmans, les partisans du statu quo et
de l’arbitraire s’opposent à l’instauration d’institutions politiques et
administratives modernes en avançant quatre raisons : l’incompatibilité de ces
institutions avec la loi religieuse, l’ignorance et l’incapacité des masses, la
longueur des procédures et la lenteur des décisions et enfin le surcroît de
dépenses qu’occasionnerait l’introduction de ces institutions. A ses
détracteurs, l’auteur répond, que c’est l’inertie et l’immobilisme qui est
contraire à l’esprit de la religion qui veut que sur la base de grands
principes, les juristes innovent pour trouver des solutions aux problèmes
générés par l’évolution de la société. C’est surtout l’interprétation littérale
et réductrice de la loi islamique qui a poussé les dirigeants à commettre
toutes sortes d’abus et donc de violer l’esprit même de cette loi.
Quant à l’ignorance des citoyens, elle ne peut constituer un
argument valable puisque tous les peuples qui ont atteint un haut degré de
civilisation ont commencé ignorants, peut-être plus que les musulmans. Et quand
bien-même on considèrerait les musulmans comme des mineurs qui ont besoin de
tuteurs, n’est-on pas en droit d’exiger la mise en place d’instituions au moins
pour s’assurer de la bonne conduite des tuteurs ? Ce n’est pas parce que les
arabo-musulmans ont été étouffés par la répression et l’arbitraire que le sens
de la liberté et de la dignité est pour autant perdu : il suffit d’institutions
libérales pour en raviver la sève.
Concernant la lenteur présumée liée à l’introduction des
institutions, il ne faut pas confondre la lenteur inhérente à la complication
des affaires à traiter, qui est incompressible, avec celle liée à la négligence
ou l’incompétence des fonctionnaires et, parfois, à leur mauvaise foi
lorsqu’ils cherchent à profiter de la rente liée à l’arbitraire. Si dans un
premier temps il y aura de la lenteur, celle-ci sera temporaire car elle se
dissipera avec l’effet d’apprentissage et d’expérience. Et puis cette lenteur
sera largement supportable au regard de son importance pour prévenir le
despotisme et l’arbitraire des dirigeants.
Enfin, soutenir que l’introduction d’institutions va se
traduire par des sur-dépenses, n’est pas tenable car il est clair qu’un système
d’arbitraire est caractérisé par plus de gaspillage et de détournements qu’un
système régulé par des institutions où le contrôle et la sanction incitent à la
rationalisation des dépenses. Au contraire, dans le système de l’arbitraire,
l’argent du contribuable est dépensé pour ce qu’il faut et ce qu’il ne faut
pas, sans que personne ne rende de comptes. Certes, le bon fonctionnement de
ces institutions exige de nouveaux emplois, mais les dépenses qui y sont liées
sont largement compensées par les économies possibles, par la suppression des
gaspillages et des sinécures, par la gestion avec diligence.
L’auteur poursuit en insistant sur l’idée qu’à l’origine de
tout développement se trouve la nécessité d’un ordre social, lequel dépend de
l’existence d’institutions stables et de qualité. Des institutions qui
favorisent le respect des droits de propriété de manière à ce que chacun puisse
profiter des fruits de son labeur. Sans la sécurisation des droits de
propriété, point de confiance, et sans confiance point d’activité créatrice de
richesse. Cela est la base d’une société de liberté où les biens, les personnes
et les idées circulent sans entraves pour le bonheur de tous.
L’auteur plaide aussi pour la libération de l’esprit
d’entreprise qui trouve toute sa légitimité dans le principe incontestable
selon laquelle l’union fait la force. En effet, dans une entreprise, plusieurs
personnes mettent en commun leurs contributions pour non seulement servir leurs
propres intérêts respectifs, mais par la même occasion l’intérêt collectif.
L’auteur explique que la plupart des ouvrages dont bénéficient les citoyens et
qui améliorent leur vie quotidienne, sont le fruit de l’initiative privée et de
la libre association. La liberté d’association entre le travail et le capital
est source de productivité et donc de richesse. De ce fait, la libre
entreprise, en associant divers forces individuelles, en multiplie la puissance
et constitue ainsi un vecteur de développement incontournable.
Enfin, en comparant les nations européennes aux persans, aux
grecs et aux romains, il soutient que ces anciens peuples sont arrivés à
l’apogée de leur gloire, de leur force et de prospérité grâce à la sagesse de
leurs institutions libérales et par leur respect pour elles, et que leur déclin
est causé par leur négligence. L’existence d’institutions libérales est un
avantage aussi bien pour les gouvernants que les gouvernés car si l’administration
politique et civile est exercée sans le contrepoids et le frein salutaire des
institutions, il n’en résulte que le déclin, la misère et la pauvreté.
* Général Khérédine : « Réformes nécessaires aux États musulmans »,
Essai formant la première partie de l’ouvrage politique et statistique : La
plus sûre direction pour connaître l’état des nations, Paris, imprimerie
administrative de Paul Dupont, 1868.
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