Par leurs discours traditionnels sur le colonialisme et la victimisation des immigrés, les gens de gauche vont lancer le débat sur les laissés pour compte dans les banlieues "difficiles", et les Frères musulmans vont s'en saisir et l'exploiter pour en faire un débat identitaire.
R.B
R.B
"La laïcité est devenue un hygiénisme identitaire"
Fustigeant une laïcité de combat, le sociologue estime que le clivage
politique ne se situe plus entre droite et gauche, mais entre populistes et
libéraux.
Depuis 1989 et l'affaire des collégiennes
voilées de Creil, la gauche ne cesse de se déchirer sur la laïcité et l'islam.
Sociologue, professeur à l'IEP d'Aix-en-Provence et
ancien directeur de l'Observatoire du religieux, Raphaël Liogier défend
une vision libérale, celle d'un Jean-Louis
Bianco ou d'un Emmanuel
Macron, et met en garde contre une laïcité « de guerre ».
Entretien.
Le Point.fr : La laïcité est-elle une valeur de gauche ?
Raphaël Liogier : C'est en tout cas une valeur de
progrès, mais avant tout une valeur libérale. Si on lit les écrits
d'Aristide Briand, rapporteur général et âme de la loi de 1905, ce qui est
au cœur de la laïcité française, c'est le compromis entre, d'un côté,
l'extrémisme d'un positivisme anti-religieux qui pouvait être celui du
« petit père Combes » et, de l'autre, les revendications de l'Église
catholique. Traditionnellement, la laïcité est donc plutôt à gauche.
En quoi les années 1980 marquent-elles un tournant en matière de
laïcité ?
Le grand basculement, c'est bien les années 1980. C'est le début d'une
période de fragilité identitaire du point de vue de la psychologie collective,
en Europe en
général et en France en particulier. Mais c'est aussi le début de la vraie
crise économique avec la prise de conscience d'un chômage endémique et qui
touche non seulement les catégories ouvrières et sous-qualifiées, mais aussi
les cadres. Autre phénomène important : la deuxième génération d'immigrés
maghrébins, qui sont nés en France et qui sont donc français. Jusque-là, il y
avait cette idée que les cités étaient des zones de transit et qu'ils allaient
retourner chez eux. C'est la première fois qu'on emploie le terme
« sauvageons des cités » et, en même temps, c'est la première fois
qu'il y a une réaction de ces minorités qui, puisqu'elles se sentent chez
elles, n'acceptent plus le racisme. C'est la Marche des beurs en 1983. Et puis
il y a l'école privée et les grandes manifestations contre une loi Savary qui
reviendrait à une laïcité stricte. Enfin, il y a pour la première fois un
nouveau rapport à l'islam à l'international. En 1979, la Révolution islamique
en Iran montre pour la première fois à des Français, tous les jours au JT, des
images de l'islam directement dans leur salle à manger. À ce moment-là, une
partie de la gauche défend cette Révolution iranienne, à l'image d'un
Michel Foucault. On peut dire qu'il y a là une ligne de fracture entre une
gauche qui se veut tiers-mondiste, anticolonialiste, influencée par la philosophie
post-structuraliste, libertaire aussi puisque marquée par Mai 68, qui se
détache d'une gauche Chevènement, c'est-à-dire une gauche plus souverainiste et
nationale. Déjà, cette division se dessine.
Mais dans la Marche des beurs, puis SOS Racisme, il n'y avait pas de
dimension religieuse dans les revendications !
On a des individus qui, jusque-là, ont été une minorité passive. Ce sont
des gens qui supportaient leur situation de minorité, qui auraient aimé se
fondre dans le reste de la population, mais qui sont regardés de manière
différente. La première génération des immigrés, dans les années 60-70,
essayait ainsi de bannir l'islam dans leur apparence, leurs comportements
sociaux. Mais leurs enfants, éduqués à l'école de la République, ont moins
accepté ce racisme. Ils ont cultivé une frustration. Cette génération a
revendiqué son statut de minorité, disant que, puisqu'ils ne pouvaient pas être
acceptés, ils refusaient d'entrer dans le moule. Ils sont ainsi devenus une
minorité active. Ils ont construit une culture des cités, avec un langage, le
verlan. Et au milieu de ça, on voit apparaître les premiers voiles comme étant
une façon de se distinguer et de revendiquer des racines supposées. Ce voile,
dans les années 1980-1990, est politisé, se portant d'ailleurs souvent, chez
les jeunes filles, avec un keffieh associé à la cause palestinienne. Ce qu'il
faut comprendre, c'est que le religieux ne peut pas être dissocié du social.
Les humains ont besoin de raconter ce qu'ils font, de se distinguer. Le
religieux est directement lié à ce désir d'être quelqu'un. C'est ce que
j'appelle la structure narrative : on se raconte. À partir du moment où
l'on a un problème pour se raconter, on essaye une histoire alternative parce
qu'on ne fait pas partie de la grande histoire de la nation. Dans cette
histoire alternative, il y a ceux dans les années 1980 qui disaient :
« Nous, on a fait la Marche des beurs » et d'autres :
« Nous, on est des musulmans rigoristes ». Les deux se rejoignent.
C'est ainsi que Malcom X, en France, va redevenir une figure importante dans
les années 1980, montrant bien que religieux et social sont intrinsèquement
liés.
L'affaire des foulards de Creil en 1989 dévoile au grand jour une discorde
au sein de la gauche. Laurent Fabius est pour l'expulsion des collégiennes
voilées, Lionel Jospin et Michel Rocard jouent la modération, tandis
que Élisabeth Badinter ou Régis Debray déplorent un « Munich de
l'école »...
C'est aussi l'une des grandes interventions de Pierre Bourdieu, qui
dénonce une discrimination. Pour lui, il y a une culture dominante qui se fait
passer pour universelle et, au nom de cette universalité, prétend libérer les
gens à leur place. Il y a clairement une fracture à l'intérieur de la gauche,
mais qui reste « soft » par rapport à ce qu'on voit aujourd'hui.
Comment cette fracture est-elle devenue si profonde ?
La nouveauté, c'est 2003 et le rapport Baroin titré « Pour une
nouvelle laïcité ». Depuis 2003 (année de la guerre en Irak), nous sommes
ainsi passés à une laïcité de guerre, une laïcité d'exception, de situation
d'urgence. Aux États-Unis, les islamophobes, ce sont les protestants
fondamentalistes, Fox News, le Tea Party, ils sont clairement identifiés très à
droite. Mais, en Europe, ça va infiltrer l'ensemble de la classe politique et
de l'espace public. C'est très différent, car nous sommes confrontés à un
problème identitaire. Les Américains savent qui ils sont, alors que c'est quand
même chez eux que deux tours sont tombées. Nous, on est dans une blessure
narcissique, la nostalgie d'une Europe dominante, de la centralité perdue. La
laïcité est ainsi devenue un instrument de guerre contre ce qui mettrait en
péril notre culture.
On est de nouveau dans
la France de Dreyfus, avec, d’un côté, des gens qui pensent que les principes
constitutionnels doivent primer, de l’autre, ceux qui arguent d’une situation
d’urgence.
La loi sur le voile à l'école de 2004 est très limite d'un point de vue de
la constitutionnalité. On l'a faite non pas au nom de la laïcité, mais au nom
de l'ordre public, en expliquant que les jeunes filles sont mineures et
qu'elles peuvent donc être forcées par leur entourage. La laïcité, au départ
libérale, passe ainsi d'une neutralité des agents publics à une laïcité
neutralisante des publics. Elle se transforme en un hygiénisme identitaire et
s'est patrimonialisée. D'un seul coup, la voilà à la fois valeur de droite et
de gauche. Jusque-là, quand on se disait laïque, on savait qu'on était de
gauche, en faveur de la loi Savary. On savait où on se situait. Mais, à partir
de 2004-2005, les catholiques se disent aussi laïques, car la laïcité fait
désormais partie de la culture. C'est comme le château de Versailles et le vase
de Soissons. Marine Le Pen a bien compris ça. La laïcité est supposée
lutter contre l'islamisation, parce que le musulman est à la fois le Sarrazin
séculaire, l'ennemi des chrétiens, ce qui mobilise la droite, et celui qui est
contre la liberté, la démocratie, l'égalité hommes-femmes, ce qui parle aux
électeurs de gauche. C'est d'ailleurs à ce moment-là que le Front national
explique qu'il n'est plus un parti d'extrême droite. Alors que
Jean-Marie Le Pen disait de François Mitterrand qu'il était un
mauvais président parce que de gauche, Marine Le Pen va reprocher à
François Hollande de n'être pas assez à gauche et de ne pas représenter le
vrai peuple.
Pierre Cassen, cofondateur de Riposte laïque en 2007, vient de gauche.
Thilo Sarrazin, pourfendeur de l'immigration musulmane en Allemagne, a été un
cacique du SPD. Pour vous, n'est-ce que des cas isolés ou sont-ils
emblématiques de l'évolution d'une certaine gauche ?
Au moment où la laïcité devient à la fois de droite et de gauche, on va
avoir deux types de figures qui se construisent. D'un côté, il y a le
réactionnaire progressiste comme Marine Le Pen. Et on voit le même
phénomène chez d'autres populistes en Europe, qui se mettent à défendre les
droits des femmes et des homosexuels. Mais en face, il y a aussi le
progressiste réactionnaire, à l'image d'un Jean-Claude Michéa, dans la
version intellectuelle, ou d'un Manuel Valls dans la version politique. Valls
danse sur la même piste que Marine Le Pen. Il y a un jeu érotique
incroyable entre le réactionnaire progressiste et le progressiste
réactionnaire. Tous ces gens-là veulent défendre la culture. Dans les années
30, on faisait référence à la race. Aujourd'hui, on se réfugie derrière une
culture soi-disant incompatible avec la nôtre. La laïcité étant la pointe de
cette culture à défendre. Mais, en faisant ça, on la vide de son contenu
juridique concret.
Aujourd'hui, on est de nouveau dans la France de Dreyfus, avec, d'un côté,
des gens qui pensent que les droits de l'homme, c'est-à-dire les principes
constitutionnels, doivent primer, de l'autre, ceux qui arguent d'une situation
d'urgence. Ce clivage dépasse celui de la gauche-droite. La vraie fracture est
entre les populistes et les libéraux, et elle se diffracte partout dans la
classe politique. Dans les deux camps, vous allez avoir des gens qui sont
libéraux, et d'autres populistes, c'est-à-dire qui prétendent défendre le
peuple. Aujourd'hui, il faut demander aux gens leur positionnement à la fois
sur le plan économique et sur celui de la culture/identité. Il faut mettre le
curseur sur ces deux thèmes pour les situer. Mais celle qui gagne sur toutes
les lignes, c'est Marine Le Pen. Elle possède toutes les combinaisons. Car
elle prétend à la fois être libérale d'un point de vue économique au niveau
local, mais ultra-étatiste au niveau national. Et sur le plan
culturel/identitaire, elle prétend défendre la laïcité, tout en préservant les
électeurs catholiques. Les quatre combinaisons possibles, elle les prend. C'est
la populiste accomplie.
La gauche n'est-elle pas tout simplement démunie face à un retour du
religieux ?
Il y a une certaine gauche qui a cru que la sécularisation signifierait la
disparition du religieux et que le rationalisme serait un rouleau compresseur.
Alors qu'en réalité les humains ont besoin de se distinguer, de raconter des
histoires, de s'identifier à des figures mythifiées. La gauche classique avait
une eschatologie, c'est pour ça que Raymond Aron la qualifiait de
« religion séculière ». Mais elle a perdu l'intensité des histoires
qu'elle racontait. D'où un retour au religieux au-delà de la distinction
droite-gauche. Les sectes, le New Age, le bouddhisme, la méditation tiennent de
ce phénomène.
Par ailleurs, dans les années 1980, le fondamentalisme musulman a pris la
place du tiers-mondisme et des groupes d'extrême gauche des années 70. Toutes
les cibles du terrorisme islamiste des années 1990-2000 sont d'ailleurs des
symboles capitalistes, à l'image des deux tours du 11 septembre. La gauche est
ainsi démunie face à un islamisme qui, au nom du religieux, se veut un relais
de la révolution. L'islamisme, comme force idéologique, a pris le relais du
marxisme, jusque dans ses versions extrêmes.
Propos
recueillis par Thomas Mahler
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