Salem Ben Ammar.
Les tunisiens qui rêvent d'avoir enfin une constitution qui porte
leurs empreintes et traduit dans le texte les acquis de leur
"révolution", comme si ces acquis étaient réels et avaient du sens
pour eux et leur révolution, peuvent se réjouir de l’article 6, aussi ambigu
que pernicieux, qui dit tout et son contraire. Faute de répondre aux attentes
de la société civile, un concept créé par les scénaristes yankees pour les
besoins de leur scénario, la constitution est symptomatique de leur
altération mentale, de leur aliénation politique et de leur absence de
discernement.
Non seulement, elle va étouffer leurs illusions
de liberté, mais elle va également leur faire regretter la laïcité factuelle
qui faisait l'originalité de la société tunisienne depuis l’indépendance. En
démocratie, il ne doit pas y avoir d'Etat interventionniste dans le domaine du
sacré, sauf pour s'en servir comme glaive pour décapiter les libertés.
Et ce n'est certainement pas le flot de
flatteries dont on a couvert les tunisiens, comme en janvier 2011, avec la
fameuse « révolution du jasmin ». Nous sommes plus préoccupés par
notre ego démesuré que par le sort tragique de notre pays. Ils fêtent tous
l'excellence de leur constitution qui est un pur fantasme, une supercherie
politique, juridique et intellectuelle, qui leur fera prendre conscience plus tard
du piège
de la théocratie.
Un seul exemple, pendant le mois de
ramadan, est-ce que les tunisiens auront la liberté de ne pas jeûner ? A
l'évidence non, puisque l'Etat protecteur du sacré leur mènera une guerre
totale. S'il juge que la musique est contraire aux exigences du sacré, il ne
fera que l'interdire pour ne pas se trouver lui-même en situation de violer les
prescrits de l'islam prôné par Ennahdha, censé définir le champ du sacré.
A moins que cet Etat n'apostasie pas lui-même la religion qu'il
est tenu de défendre constitutionnellement contre les menaces que fait peser la
liberté de conscience sur elle.
Comment un Etat qui se proclame lui-même musulman
avec des prérogatives de gendarme garant de l'ordre religieux en Tunisie
va-t-il remplir ses obligations de neutralité et veiller à l'équilibre et
l'indépendance des pouvoirs, essentiels en démocratie ? C'est comme si on
prescrivait à un dépressif d'associer la prise de boisson alcoolisée et les
neuroleptiques.
De toutes les constitutions au monde, elle est la plus atypique et
anachronique qui puisse exister. Qualifiée par certains d'auberge espagnole, et
par d’autres de "ratatouille
constitutionnelle", elle serait plutôt un palais des glaces ou un
labyrinthe de miroirs pour faire perdre à l’opinion le sens de l'orientation et
tout repère temporel et spatial.
Elle brille surtout par son absence de cohérence politique et sa
rationalité juridique, un mélange hybride qui marie des ingrédients de droit
positif et de droit canon, la charia, résultat d'un finish désordonné et bâclé
comme seuls les artisans arabes ont le secret. Plus grave encore, elle marque
la perte de souveraineté nationale contrairement à la Constitution de 1959. En
effet, sa rédaction en un temps record, en l'espace de 4 semaines, alors que
les constituants ont piétiné et tergiversé pendant plus de 26 mois, en dit long
sur la vassalisation de la Tunisie et sur sa mise sous tutelle définitive.
Plutôt que d'exprimer la volonté du peuple tunisien et porter le sceau de son
aval référendaire, elle est l'exemple-type de la perte de souveraineté
nationale.
Les tunisiens sont gratifiés d'une constitution
viciée et truffée d'embûches, une tromperie sur la marchandise, dont l'agenda
final et ses principales lignes directrices sont imposés par les bailleurs de
fonds internationaux et les
puissances tierces et
notamment celles qui ont mis en scène le "Printemps arabe", qui
impatients et las par l'amateurisme guignolesque des petites mains de la
Constituante ont fini par secouer le palmier, voire vraisemblablement à se
saisir eux-mêmes du projet rédactionnel que les « représentants du
peuple » n'ont fait que transcrire fidèlement.
Sa qualité rédactionnelle est d'une rare médiocrité, aussi bien en
arabe qu’en français. A vouloir trop la rendre consensuelle, alors qu'une
constitution est au-dessus des intérêts partisans, elle doit personnifier le
peuple et lui garantir ses droits fondamentaux au-delà des clivages politiques
et non obéir à des considérations partisanes, sources d'instabilité politique
et d'illogisme juridique. Les petites mains de l'A.N.C. aux ordres de leurs
commanditaires, se sont livrés à un exercice d'équilibrisme que même les
funambules les plus chevronnés ne sauraient accomplir. Les tunisiens
pourront toujours se consoler avec un mélo mélo, un patchwork qui mélange
les droits de dieu et les droits de l'homme tout en accordant la prééminence du
pouvoir du premier sur celui des seconds.
Un alliage contre nature composé de matériaux de
nature théocratique avec des matériaux de nature démocratique. La cité
tunisienne qu'elle préfigure sera celle où la fidélité à Dieu sera la norme et
l'exercice libre de la citoyenneté sera l'exception. Une confrontation
permanente que l'Etat musulman devra arbitrer avec une balance qui penchera
forcément du côté de celui dont elle doit assurer en premier lieu la pérennité.
L'article 6 dessine ainsi les contours d'un Etat ouvertement partial et hostile
à toutes les libertés susceptibles d'ouvrir des brèches dans la citadelle dont
il est le gardien.
Il est à douter que l'Etat tunisien atteint d'une bicéphalie aiguë
ait à créer les conditions de remise en cause du pouvoir hégémonique de l'islam
sur la vie des tunisiens et ouvrir par conséquent la voie royale à la
démocratie qui est la véritable ennemie de la religion. Là où elle progresse,
la religion recule à l'exemple des pays scandinaves et le Japon.
Cet article 6 qui est un article à tout venant,
un miroir aux alouettes, un guet-apens constitutionnel, n'est rien d'autre en
réalité que la consécration du processus light de la wahhabisation de la Tunisie.
Adieu les libertés les plus élémentaires, tel le choix des
couleurs et bienvenue à la dictature absolue de la religion et sa mainmise
totale et intrusive sur la vie des hommes dans toutes les étapes de la vie et
les sphères de la société.
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