Qui croire ? Qui manipule qui ? L'autre version à propos d'un phénomène qui a soulevé d'indignation les Tunisiens.
R.B
R.B
On lui avait promis le paradis. Alors Inès, étudiante tunisienne de 17 ans, a accepté de contracter un mariage avec un condisciple de la fac d’histoire de Tunis et de le suivre en Syrie, où il a décidé de rejoindre les mouvements de libération. Son mari lui impose le port du niqab, puis la répudie. La jeune fille épouse alors Abou Ayub, l’un des chefs de Jabhat al Nosra, mouvement jihadiste qui se revendique d’Al-Qaïda. Une fois le mariage consommé, il rompt et Inès convole avec un autre combattant. Chaque semaine, elle aura ainsi … 5 nouveaux maris. L’union ne dure que quelques heures, le temps d’agrémenter le repos des guerriers. En six mois, Inès passera entre les bras de 152 djihadistes et s’occupera des tâches ménagères. « Tous les rituels étaient respectés », selon la jeune femme, à qui ses « compagnons » ont expliqué qu’il n’y avait là « rien d’illicite ». En août 2013, l’étudiante regagne la Tunisie, veuve et enceinte de six mois…
Terrifiante et si édifiante histoire… En Tunisie, on lui trouve aussitôt un nom : désormais, on va parler de « jihad sexuel ». Aussitôt, les réseaux sociaux s’enflamment, déclenchant évidemment révolte et haut-le-cœur. La presse s’en empare, et bientôt les journaux du monde entier. Mais curieusement, personne ne se pose alors la question de savoir si les faits sont avérés. Car cette rumeur qui enfle à travers le pays, s’emboîte à la perfection dans les névroses de toute une société électrisée par les déchirements post-révolutionnaires et traumatisée par le départ de nombreux jeunes décidés à s’enrôler en Syrie. Une machine à fantasmes se met alors en marche. Implacable et dévastatrice.
Très vite, on croit savoir qu’Inès ne serait pas la seule victime. Il y en aurait des centaines, pourquoi pas des milliers ! On trouve même un nom - « les jihadettes » - pour désigner ces jeunes femmes converties à l’Islam le plus rigoriste, qui commande d’abandonner sa famille pour rejoindre le jihad contre les infidèles. Et puisque les femmes sont réputées peu aptes au maniement des armes, les takfiris - les salafistes combattants - leur proposent une autre sorte de guerre sainte : le « jihad al Nikah », littéralement « jihad du contrat de mariage ». Il s’agit de contracter un mariage temporaire pour satisfaire les besoins sexuels des combattants, et au passage gagner le paradis. Selon les personnes prétendument bien informées, ce combat sexuel au nom d’Allah » aurait été encouragé par la fatwa d’un saoudien, le Cheick Muhammad al Arifi.
Pour ceux qui auraient osé émettre des réserves sur la consistance des faits, une parole va peser lourd : celle du très informé ministre de l’Intérieur, Lofti ben Jeddou. Le 19 septembre dernier, cet indépendant respecté par tous les partis, est entendu par l’Assemblée Nationale Constituante. Il n’y va pas par quatre chemins. Dans une allocution solennelle, il évoque le sort de ces jeunes Tunisiennes embrigadées en Syrie. Sa déclaration est sans équivoque : « Ces jeunes femmes, dit-il, ont des relations sexuelles avec 20, 30, 100 jihadistes ! » Plus grave, il révèle : « Après ces rapports sexuels qu'elles ont au nom de cette guerre sainte du sexe, elles reviennent enceintes ». La Tunisie est en état de choc. A travers le ministre, c’est l’Etat qui s’exprime et confirme au plus haut niveau la véracité du cauchemar et de cet insensé trafic de femmes au nom d’Allah. A la télévision, on repasse alors en boucle le témoignage de parents qui racontent entre deux sanglots comment les salafistes ont enlevé leur fille, Rania, pour qu’elle serve de prostituée en Syrie. Un site internet rapporte même qu’un député, Habib Ellouze, membre de la branche dure d'Ennahdha (le parti islamiste au pouvoir en Tunisie), propose d'adopter les enfants nés de ces unions forcées.
Après l’effet de sidération, une contre-enquête va - enfin ! - démarrer. On s’aperçoit d’abord que les milliers d’articles sur le « djihad al niqah » qui circulent sur la toile reprennent presque tous les mêmes témoignages : celui d’Inès et de quelques autres jeunes femmes, en les présentant souvent comme des interviews originales. Il ne s’agit en fait que de copiés-collés, de rumeurs enrichies de liens hypertexte, où l’on recopie sur le site voisin le même récit des exactions de barbus concupiscents. Puis, Sheera Frenkel -une journaliste basée au Moyen Orient qui travaille pour des journaux anglo-saxons- parvient à retrouver en Syrie, Rania, la fille des parents tunisiens éplorés. Sa vraie histoire est bien différente du témoignage qui a bouleversé la Tunisie. En réalité, la jeune femme est partie en Syrie par conviction, comme infirmière. Elle est terriblement choquée de voir qu’on lui prête pléthore d’amants alors qu’elle a simplement rejoint son futur mari qui se battait au côté des rebelles. Comme en Afghanistan ou en Irak, où les jihadistes ont toujours fait venir leurs épouses sans qu’on taxe pour autant ce « rapprochement familial » de « traite des femmes »… Quant au Cheick al Arifi, prétendu auteur de la fameuse fatwa, il explique publiquement que son compte twitter a été piraté à neuf reprises et qu’il n’a jamais au grand jamais incité les femmes à participer au fameux « jihad sexuel ».
Le 22 septembre, en provenance de Damas cette fois, une vidéo sème encore un peu plus le doute. On y voit une jeune syrienne de 16 ans, Rawan Qaddah, qui raconte avec force détails comment son père l’a vendue à des jihadistes qui auraient abusé d’elle. Mais bientôt la chaîne al Arabiya se procure les rushs : il est clair qu’il s’agit d’un montage et que l’adolescente a été dirigée comme une actrice. On apprend aussi que la jeune fille a été kidnappée sur le chemin de l’école, à Deraa, par l’armée régulière syrienne. La propagande de Bachar qui fait feu de tout bois, a monté l’histoire de toutes pièces pour discréditer ses ennemis de la rébellion.
Une invention, le jihad du sexe ? Comme en France, à la fin des années 60, cette fameuse « rumeur d’Orléans », si bien déconstruite par Edgar Morin ? C’est l’évidence qui se dessine peu à peu lorsqu’on mène l’enquête. Mais comment et pourquoi ce qui n’était que montage ou ragot a-t-il suscité une telle adhésion au pays de la révolution de jasmin ? Spécialiste des réseaux islamistes, le journaliste d’origine algérienne, Nasreddine Ben Hadid, qui travaille pour al Jazzera en Tunisie, relève que le premier organe de presse à évoquer le « jihad sexuel » est un journal algérien. Pour lui, ce n’est pas un hasard : « En Algérie, dit-il, beaucoup de journaux sont des succursales des services de renseignement. Et la rumeur infondée destinée à discréditer les islamistes est une méthode éprouvée. Les autorités se sont inquiétées de voir que le parti islamiste tunisien encourageait ses djihadistes à partir en Syrie. Or, le problème n’est pas qu’ils partent, mais qu’ils reviennent, armés, entraînés et menacent la sécurité régionale… » Comme « une botte de paille sèche en été », constate le journaliste algérien, la Tunisie s’est enflammée, en proie à ses démons les plus intimes …
En Egypte, au Liban, l’existence de trafics sexuels organisés par des salafistes, a déjà été évoquée. Mais jamais avec une force, ni une ampleur comparables à la rumeur tunisienne. Et ceux qui en Tunisie aujourd’hui rejettent avec le plus de force l’idée que ce jihad sexuel puisse être une manipulation, sont, curieusement, les plus cartésiens : les démocrates éclairés qui mènent la lutte contre l’obscurantisme islamiste. Dans l’atmosphère de guerre civile larvée qui existe dans le pays, l’affaire du « jihad sexuel », est devenu un épisode fondamental de la crispation politique. Comme si remettre en cause son existence, revenait aux yeux des laïcs à soutenir les islamistes...
Aujourd’hui, pour ces démocrates tunisiens attachés à défendre la laïcité dans un pays où elle est en grand danger, il n’est pas politiquement correct de mettre en doute la geste du « jihad du sexe ». Étonnant renversement de perspective : pour les opposants à l’intégrisme religieux, l’affaire tombe à pic. Ainsi, ces intégristes qui harcèlent les femmes tunisiennes trop indépendantes à leurs yeux et font donner contre elles leurs ligues de vertus, auraient à leur tour cédé au vice… Et sur quelle échelle ! Chacun y va de son anecdote, comme ce professeur d’université qui affirme qu’une fatwa légalise la sodomie, si elle sert aux kamikazes à introduire des explosifs dans l’anus pour se faire exploser… Ou cette brillante avocate qui raconte que des jeunes filles tunisiennes parties pour le jihad al Nikah ont reçu des notes, comme à l’école, pour leurs performances sexuelles dans le lit des jihadistes… Seul problème : ces récits sont toujours de deuxième main, et rien ne vient les étayer.
Cette universitaire réputée - qui a souhaité garder l’anonymat - vient d’être limogée par la ministre du droit des femmes, proche des islamistes. Pas question pour elle non plus, de mettre en cause l’existence du « jihad sexuel » : « C’est une certitude : désormais, nous les femmes tunisiennes, considérées comme les plus éclairées du monde arabe, sommes soumises au bon vouloir des barbares ! ». De son côté, Youssef Sediq, l’un des plus grands intellectuels tunisiens, normalien et traducteur d’Althusser, voit dans le phénomène l’échec de la tentative d’émancipation des femmes par Bourguiba : ce fameux statut personnel envié par tant de femmes des autres pays arabes n’aurait en fait bénéficié « qu’à des bourgeoises », tandis que les femmes modestes resteraient la proie facile des prédicateurs fanatiques. Ceux-là mêmes qui justifient les attentats suicide et promettent à leurs candidats des milliers de vierges, alimentant le fantasme d’un paradis où l’on passerait finalement son temps à forniquer, alors que sur cette terre on n’a pas même le droit de regarder le visage d’une femme…
Sur quelles preuves se basent ces irréductibles pour étayer leur discours ? Un homme, disent-ils peut les produire. Il est avocat. C’est Badis Koubakji, président de l'Association de Secours aux Tunisiens à l'Etranger, un des seuls à s’occuper des Tunisiens partis se battre en Syrie. Parmi ses clients, il y aurait des femmes enrôlées pour « satisfaire les pulsions sexuelles des jihadistes de la rébellion ». Il nous donne rendez-vous dans un café de Tunis. Il paraît fébrile, et son discours est confus. Quand il parle du « jihad al niqah », il y mêle des récits embrouillés de trafics de passeports et de gaz sarin. Pour nous convaincre, il a pris la peine de photocopier ses dossiers les plus « parlants ». Il nous propose de les consulter, se ravise, les dissimule avec ses mains, puis finit par accepter de nous laisser les regarder. Il s’agit de cas de femmes qui sont parties en Syrie rejoindre leur mari ou leur fiancé et qui ont fini par rentrer. Depuis, elles sont accusées de terrorisme. Dans ces dossiers nous ne trouverons aucune mention de violences sexuelles, encore moins de traite des femmes.
Quant au député Habib Ellouze - celui qui aurait proposé d’adopter les enfants nés du djihad sexuel - il nous reçoit dans son bureau. Ce petit homme sec et méfiant en djellaba bleue brodée dément vigoureusement avoir jamais fait une telle démarche. Il explique lui aussi que son site internet a été piraté, pratique courante en Tunisie, où les hackers anti-islamistes sont devenus des virtuoses en la matière. Ellouze assure qu’il n’a jamais de près ou de loin abordé la question du jihad sexuel qui n’existe dans aucun texte religieux. « C’est un moyen de salir les islamistes et ceux qui, comme moi refusent le dialogue avec des personnalités de l’ancien régime. »
Cependant si la rumeur a pu prendre avec une telle intensité, c’est parce que, comme l’explique Amna Guellali, représentante de Human Rights Watch en Tunisie, elle s’appuie sur deux faits préoccupants et bien réels, ceux-là. D’abord, depuis la Révolution et l’arrivée au pouvoir des islamistes, on assiste à la prolifération des mariages temporaires dits « orfi » (coutumier). Cette pratique héritée du chiisme n’avait jamais vraiment cessé. Au temps de la dictature, elle était utilisée par de riches bourgeois pour s’attacher l’affection d’une maîtresse. Aujourd’hui, elle permet à des étudiants salafistes qui n’ont pas les moyens financiers d’assumer un mariage traditionnel, d’avoir des relations sexuelles sans « pécher ». L’autre explication trouve sa source dans ce phénomène qui inquiète tant les parents de jeunes tunisiens : la volonté de nombreux jeunes hommes (mais aussi de quelques femmes) de s’engager dans la guerre de libération en Syrie. Ce départ pour le jihad, un moment toléré voire encouragé par le parti islamiste au pouvoir, est aujourd’hui considéré comme un délit. Car le parti islamiste a compris que pour assurer sa survie politique, il devait prendre des distances avec les salafistes et les jihadistes. Ainsi, le groupe radical Ansar al Charia est-il désormais interdit en Tunisie. Quant au ministre de l’Intérieur, pour freiner cet exode, il a dans un premier temps interdit aux jeunes Tunisiens âgés de 18 à 35 ans de prendre l’avion pour la Turquie, la Syrie ou le Liban, sans une autorisation écrite de leur père, avant d’être contraint de revenir sur sa décision face à la levée de bouclier qu’elle avait suscitée.
Est-ce pour cela qu’au mois de septembre, il a décidé d’ériger au rang de fléau national cette « prostitution hallal » vers la Syrie ? A-t-il cherché à justifier a posteriori sa mesure de contrôle des frontières qui lui aurait permis, affirme-t-il, d’empêcher « le départ de 6000 jeunes vers la Syrie », en exagérant la menace ? A-t-il rapporté sans le vérifier ce que lui en avaient dit ses services de renseignement ? Nous ne connaîtrons pas sa position : le ministre a annulé au dernier moment l’entretien qu’il nous avait accordé.
Finalement, ce sont des religieux qui vont confirmer nos soupçons : les propagandistes de la rumeur se trouvent bien au ministère de l’intérieur. En avril dernier, Othman Battikh, alors qu’il était encore le mufti de la République tunisienne, avait affirmé que seize jeunes tunisiennes avaient été envoyées en Syrie pour faire « le jihad du sexe », avant d’être limogé en juillet 2013 par le ministre des Affaires religieuses. Joint par téléphone, il refuse aujourd’hui catégoriquement d’évoquer le sujet. Mais son ami, le Cheick Férid el Beji, qui défend lui aussi l’existence d’un « jihad du sexe » accepte de nous recevoir. Devant sa porte, un immense garde du corps le protège depuis que les salafistes l’ont condamné à mort. Il nous explique que ce sont des enquêteurs du service de renseignement du ministère de l’Intérieur qui lui ont parlé des « dossiers ». Ils encourageaient les cheiks républicains et anti - salafistes à en faire état. « En Tunisie aujourd’hui, explique pour sa part Ben Hadid, le journaliste algérien qui avait soulevé le lièvre, le ministère de l’Intérieur s’est divisé en plusieurs groupuscules. Et le clan des gauchistes laïcs est avec celui des islamistes l’un des plus influents. Ce sont eux qui ont « renseigné » les religieux républicains… »
En Tunisie, la guerre de Syrie est une question de politique intérieure. Et l’affaire du « jihad al Niqah » relève de la propagande de guerre contre les intégristes, qu’ils soient syriens ou tunisiens. Comme le souligne Amna Guellali, la chercheuse de Human Rights Watch, « Dans tous les conflits armés, les femmes sont utilisées comme un objet sexuel qu’on avilit, réellement ou cette fois symboliquement. Mais ce qui m’étonne, c’est que la presse ait colporté la rumeur du jihad sexuel avec un tel empressement, juste parce que cela discréditait les islamistes … ».
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RépondreSupprimerManouche, écoutez la plaidoirie de votre jeune consœur !
RépondreSupprimer« J’ai eu 100 partenaires et mon mari se contentait de pleurer »
RépondreSupprimerhttp://directinfo.webmanagercenter.com/2014/10/08/djihad-nikeh-en-syrie-jai-eu-100-partenaires-et-mon-mari-se-contente-de-pleurer/