Malek Chebel,
Intellectuel, spécialiste de l’Islam
" Faire entendre la
voix des musulmans laïcs "
Guerre civile en Syrie, attentats au Pakistan, en Irak, en Afghanistan,
charia, printemps arabes à la dérive... La liste des affres provoquées ou
subies par les populations du monde arabo-musulman ne cesse de s’allonger.
Lueur d’espoir en ces heures sombres, une nouvelle revue baptisée « Noor »
(lumière) vient éclairer cette actualité chaotique. Délibérément placée sous le
signe des Lumières qui, à l’aube de la Révolution française, ouvrirent l’Europe
à la démocratie, cette revue est née à l’instigation de l’anthropologue,
psychanalyste et philosophe Malek Chebel. Son but ? Faire entendre la voix des
musulmans laïcs pour qui la pensée doit être libre et la parole tout autant.
Feu de paille ou prémices d’une émancipation des intellectuels arabes ?
ELLE. Il y a dix ans, vous disiez que l’un des problèmes du monde arabo-musulman,
c’était l’inexistence de la figure de l’intellectuel. Est-ce toujours le cas ?
Malek Chebel. Oui, l’Islam fabrique des communautés, des croyances,
des systèmes lourds, mais il est à la peine avec les sujets. Les allégeances,
les structures familiales, politiques ou religieuses enferment les êtres. Et
les sécurisent suffisamment pour ne pas les pousser vers la critique ou
l’autocritique.
ELLE. Conséquence, quand un intellectuel comme vous prend position, il prend des
risques.
Malek Chebel. C’est le rôle de l’intellectuel. Il doit penser contre
lui-même, mais là où cela se complique, c’est que du même coup je pense contre
les autres. Je suis accusé d’être un mécréant, un ennemi de Dieu. Je me
présente comme un laïc, jamais comme un musulman laïc. Je préfère me dire
anthropologue spécialiste de l’Islam. Cela ne plaît pas à tout le monde. Cela
dit, quand j’ai traduit le Coran en français, mes adversaires ont changé
d’attitude. Ils ont vu dans ce travail un retour sur la foi, un sursaut, un réveil.
Mais ils ne m’ont pas lu, ni avant ni après.
ELLE. Arabe, musulmane, islamique, arabo-islamique... comment définir cette
population ?
Malek Chebel. C’est une part du problème. Quand on n’arrive pas à se
définir soi-même, on a plus de mal encore avec les autres. Le jour où le monde
arabe aura des États-nations, des Etats de droit, démocratiques, alors, ce
problème sera résolu. Les individus, qu’ils soient femme, homme, berbère,
kurde, sunnite, chiite, se définiront comme Égyptien, Tunisien, Syrien. Ils
seront sujets d’un Etat et accessoirement croyant, sunnite, chiite ou laïc.
Mais aujourd’hui, avec tous ces régimes non démocratiques, ces théologies
avortées, les individus se réfèrent à la tribu, au clan, aux communautés, à
l’ethnie, à la langue ou à l’appartenance religieuse.
ELLE. Est-ce l’Islam qui empêche l’avènement des démocraties ?
Malek Chebel. Non, nous sommes sortis du califat, la domination
turque, en 1923 ! Il y a moins d’un siècle. Nous cherchons un système nouveau.
L’horizon n’est pas bouché, cela bouge. On aimerait que les pays arabes
s’orientent vers le modèle grec athénien devenu le modèle occidental. En fait,
le choix est simple, où les gens adhèrent par la foi à une communauté musulmane
mal défi nie, ou alors ils comprennent que la religion doit rester une affaire
privée et ils décident de vivre leur citoyenneté dans la politique et dans le
cadre d’un État-nation démocratique.
ELLE. Vous êtes optimiste, en dépit de ce que l’on voit en Egypte, en Tunisie ?
Malek Chebel. Il n’est pas dit que dans quelques années le mouvement
Ennahda au pouvoir en Tunisie ne soit dégagé à son tour. Ils n’ont qu’un
mandat. Ils vont se battre pour conserver le pouvoir alors les laïcs et les
démocrates doivent s’unir et les battre. Le monde change. Il y a maintenant des
musulmans laïcs de France, le MLF !
ELLE. Transition idéale, le monde arabo-musulman n’a-t-il pas un problème
fondamental avec les femmes ?
Malek Chebel. Non. Il a un problème avec leur être politique. Les
femmes sont une puissance alternative et les hommes en ont peur. Ils craignent
qu’elles ne prennent le pouvoir. Car les femmes sont compétentes, plus
diplomates que les hommes, et tous les misogynes en tremblent.
ELLE. Quand on voit, dans les pays arabes, ces cafés où ne se prélassent que des
hommes, on se dit que, si la société était plus mixte, les rapports entre les
sexes seraient moins tendus.
Malek Chebel. Largement. Mais le misogyne travaille d’instinct.
Contrôler l’espace, c’est contrôler la société. Voiler la femme, c’est la
cantonner, car c’est un adversaire potentiel. La brimer, c’est éteindre toutes
velléités de prise de pouvoir.
ELLE. Vous reconnaissez alors que, pour les musulmans, la femme, ce n’est pas une
partenaire, mais une ennemie ou au moins une concurrente ?
Malek Chebel. Pire. Ils la tiennent pour un être impur. Mais je suis
tout de même invité à faire des conférences sur la sexualité partout dans le
monde arabe. J’ai parlé d’érotisme récemment à Agadir, des positions de la
femme enceinte, du voile comme élément de séduction.
ELLE. Vous avez étudié la psychanalyse. C’est une discipline qui a beaucoup de
mal à pénétrer le monde arabo-musulman.
Malek Chebel. Bien sûr. Elle est suspectée de tous les maux, d’être
un appel à la liberté, d’être une science révolutionnaire. Mais jusqu’à peu, et
dans nombre d’universités du monde musulman, même la philosophie était
interdite.
ELLE. Avec votre revue que pesez-vous face aux puissances financières du Golfe ?
Malek Chebel. Notre arme, c’est la force des idées. Ils ont
l’argent, les magouilles, nous, les mots. Les potentats qui ne veulent pas nous
écouter découvrent notre puissance quand ils voient leur fille se dévoiler, se
maquiller ou sortir avec des copains et des copines.
ELLE. Vous êtes tout de même moins entendu que les imams.
Malek Chebel. Oui, on perd toujours sur le court terme. Et le combat
n’est pas facile. Pour fabriquer un intégriste, il faut trois semaines, parfois
moins. Quand il ne s’agit que de fabriquer une bombe, Internet suffit. Mais,
pour fabriquer un intellectuel, il faut trente ans. Pourtant, je crois que nous
sommes la perspective. Et nous gagnons face aux imams incultes, ces commerçants
devenus imams. Ils ne sont pas crédibles. Leurs vues médiévales sur les femmes
suscitent des oppositions jusque dans les mosquées.
ELLE. Les femmes tiennent-elles une part importante dans la revue « Noor » ?
Malek Chebel. Elles la pilotent. Qu’elles soient musulmanes ou non.
« Noor » s’écrit avec les deux O entremêlés, comme l’union de l’Orient et de
l’Occident.
ELLE. Vous avez défendu la loi contre le voile ?
Malek Chebel. Et comment ! Je suis contre le voile et radicalement
opposé à la burqa. Et je salue le combat d’Amina, la Femen tunisienne. Ce
qu’elle a fait est très courageux. Son procès est important pour l’avenir, et
son sort dépend des rapports de force en Tunisie. On va juger de la puissance
respective d’Ennahda et de la société civile. Soit les intégristes, pour mater
les femmes et leur faire peur réussiront à la faire condamner, soit la partie
laïque sortira vainqueur. C’est ce que je souhaite. Un peu de lumière !
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