samedi 2 novembre 2013

La morale ne fait pas une politique

© JOEL SAGET / AFP

Depuis les « printemps arabes » en 2011, les événements se succèdent et le Moyen-Orient est en proie à une immense crise. Comment analyser cette situation ?

La crise au Moyen-Orient s’articule autour d’une dialectique en trois phases. D’abord les revendications démocratiques des « printemps arabes » en 2011 qui aboutissent à la chute des anciens régimes en Tunisie, en Égypte et en Libye, tandis que les révolutions avortent au Yémen et au Bahreïn et que la guerre civile se poursuit en Syrie.
La deuxième phase, qualifiée d’« hiver islamiste », est comme la négation de la première phase avec la victoire des islamistes en Tunisie, Égypte et Libye.

Enfin, le plus surprenant est la troisième étape : le renversement des islamistes cet été 2013 en Égypte et la répression sanglante des manifestants. En Tunisie, le gouvernement Ennahda est sous pression tandis qu’à Istanbul, le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan (dont le parti est une variante locale de l’idéologie des Frères musulmans) est aujourd’hui accusé par les classes moyennes laïques de vouloir instaurer une dictature religieuse.

Peut-on comprendre cette dialectique des révolutions arabes à travers le prisme religieux ?

Pour comprendre les différentes lignes de force religieuse qui s’affrontent aujourd’hui au Moyen-Orient, il faut remonter au renversement de Saddam Hussein par les Américains : ils ont détrôné un dictateur sunnite, la confession des Saoudiens, soupçonnés d’avoir enfanté Ben Laden. Ils ont donc porté au pouvoir la majorité chiite en Irak qu’ils pensaient philo-américaine et même capable de faire chavirer le régime des mollahs de Téhéran. Loin de vaciller, Téhéran s’est fait l’armurier et le financier du chiisme irakien qui torpilla l’organisation terroriste sunnite Al-Qaïda, financée par les pétrodollars du golfe Persique.
La guerre d’Irak a donc eu deux conséquences paradoxales : elle a renforcé « l’axe chiite » dirigé par Téhéran qui comptait désormais dans ses alliés Bagdad, Damas, le Hezbollah libanais et (jusqu’à 2012) le Hamas palestinien, seul partenaire sunnite ; et elle a désintégré Al-Qaïda qui s’est divisée en branches régionales.

Cela eut deux effets : l’Iran se sentit confortée à poursuivre son ambition nucléaire. Téhéran, en procurant, via Damas, un armement au Hezbollah et au Hamas afin qu'ils puissent atteindre Israël, se prémunissait de toute velléité de bombardement de ses centrifugeuses par les Occidentaux, maintenant que Tel-Aviv se trouvait à portée de missiles par alliés interposés.
Côté sunnite, avec le déclin d'Al-Qaïda comme force organisée et centralisée, les dictatures apparurent inutiles, voire nuisibles, tant pour les bourgeoisies locales que les chancelleries occidentales.

L’axe chiite se renforçait tandis que les révolutions allaient fissurer le bloc sunnite…

Les revendications démocratiques des « printemps arabes » ont terrifié les dynasties dirigeantes des pétromonarchie du Golfe par crainte d’une « contagion démocratique ».
Au Yémen, en majorité sunnite, le soulèvement contre le dictateur Ali Saleh combinait les forces démocratiques urbaines et les tribus irrédentistes du nord [NDLR : mouvement nationaliste à revendication territoriale], dirigées par un mouvement chiite (houthiste). Au Bahreïn, le soulèvement en février 2011, dans un pays à large majorité chiite, contre la dynastie sunnite, fut perçu par les autres monarques du golfe comme une menace directe d'ingérence iranienne.
La révolution yéménite fut étouffée, celle du Bahreïn avortée. De son côté, le Qatar s’engagea dans un soutien matériel et médiatique massif – par sa chaîne Al Jazeera – aux Frères musulmans. Il voyait dans cet islamisme socialement conservateur la masse humaine critique lui permettant de compenser son faible poids démographique pour devenir la puissance hégémonique du monde arabe sunnite. Face à lui, l'Arabie saoudite et les autres émirats firent bloc contre les Frères, qui concurrençaient leur propre volonté de contrôle sur l'islam mondial. L'Arabie soutint partout les salafistes, rivaux des Frères, notamment en Égypte.

Comment les Frères ont-ils pu être renversés en Égypte ?

Ils avaient été élus par une coalition qui comportait leurs propres sympathisants et une frange non négligeable de la société qui s’était convaincue que les Frères valaient toujours mieux que les représentants de l’ancien régime.
C’est cette même frange qui s’est éloignée graduellement des Frères à la suite de deux facteurs : leur politique de plus en plus autoritaire marquée par la volonté de Morsi d’obtenir les pleins pouvoirs ainsi que leur très mauvaise gestion des affaires de l’État.
Après les manifestations du 30 juin 2013, où la majorité de la population égyptienne exigea le départ du président Morsi, puis sa déposition par l'armée le 3 juillet, advint la liquidation de près d'un millier de Frères musulmans à la mi-août.

La chute de Morsi secoue alors le Moyen-Orient et provoque l’éclatement du bloc sunnite…

En effet, à cet instant, se produit un réalignement majeur dans la région, dont les dirigeants syriens, iraniens et russes tirèrent immédiatement profit : l'explosion du bloc sunnite en deux factions autour du soutien ou de l'hostilité aux Frères. Cette faille profonde sépare alors la Turquie et le Qatar d'un côté, et de l’autre les autres pays du Golfe – Arabie Saoudite en tête – qui ont fourni au général Sissi 12 milliards de dollars d'aide au lendemain du 3 juillet.

Quelle place pour les chrétiens dans cette lutte entre chiisme, sunnisme et Frères musulmans ?

En Égypte, les coptes ont payé un lourd tribut à la violence des révolutions : d’abord l’attentat contre l’église d’Alexandrie le 31 décembre 2010 imputé à un salafiste qui était, en fait, manipulé par les services secrets. Le but était d’attiser les flammes d’une sédition confessionnelle qui servirait au régime de Moubarak de contre-feu à la révolution. Les attaques et destructions d’églises par les salafistes s’étaient multipliées et « les événements de Maspero » ont été le point culminant de cet immense malaise des coptes : le 9 octobre 2011, au Caire, des jeunes coptes étaient descendus dans la rue pour protester contre la chaîne nationale qui passait sous silence l’attaque des salafistes contre une église en Haute-Égypte. Les blindés de l’armée ont littéralement écrasé les manifestants sous leurs chenilles. De là un divorce assez profond entre l’armée et la jeunesse copte. Pour autant, aucun copte n’a voté pour Morsi, les Frères étant traditionnellement peu amènes envers les chrétiens. À la chute de Morsi, les coptes ont été accusés par les islamistes renversés d’être l’incarnation du mal et le soutien de l’armée. D’où une montée en puissance de la violence antichrétienne en Égypte.
En Syrie, les djihadistes de la résistance se sont livrés à des exactions sur les chrétiens, notamment dans la ville de Maaloula (lien autre article) près de Damas. Le pape et les réseaux chrétiens à travers le monde se sont mobilisés pour empêcher la frappe contre le régime de Bachar. Selon eux, les minorités chrétiennes en Orient peuvent mieux subsister si elles sont alliées à d’autres minorités, notamment alaouites ou chiites, que si elles font face à un rouleau compresseur sunnite accusé de vouloir les éradiquer. Du coup, entre le régime et les djihadistes qui contrôlent désormais la résistance, les chrétiens choisissent le régime.

Quelle est la spécificité du conflit syrien ? Pourquoi le régime n’est-il toujours pas tombé ?

Au départ, en mars 2011, la révolution syrienne a le même profil qu’en Tunisie ou en Égypte : une jeunesse éduquée prenant la tête de revendications démocratiques face à un pouvoir autoritaire. Mais l’intensité de la répression et sa transformation graduelle en guerre civile à caractère confessionnel a empêché le basculement des forces armées contre le président (contrairement à ce qui avait permis la chute de Moubarak ou Ben Ali). En effet, la plupart des Alaouites, l’ethnie-confession des Assad, et les autres minoritaires sont restés fidèles au pouvoir tandis qu’une grande partie des sunnites sont entrés dans la rébellion.
La dimension confessionnelle du conflit a alors inhibé le soutien occidental à la rébellion. Au contraire, les pays du Golfe ont inondé l’opposition de pétrodollars et d’armes afin de soutenir les sunnites qui rompraient le maillon-clé de l’axe chiite si Damas tombait. Ils ont ainsi favorisé la percée militaire des groupes islamistes et compliqué le soutien aux forces démocratiques de la résistance.

Qui s’oppose à Bachar al-Assad ? Peut-on clairement identifier ceux qu’il faut aider ?

Les Européens voudraient aider l’Armée syrienne libre (ASL) non djihadiste mais celle-ci n’est guère fiable sur le plan militaire, comme sur sa capacité à lutter contre les djihadistes. Fournir des armes à l’ASL, c’est prendre le risque que ces armes atterrissent dans les mains des djihadistes, voire qu’elles reviennent en France par le biais de Français qui seront allés faire le coup de feu en Syrie et qu’elles soient ensuite utilisées dans les banlieues.
Aujourd’hui, on distingue trois camps : Bachar al-Assad, les djihadistes et l’ASL. Les djihadistes s’opposent officiellement à Bachar al-Assad et à l’ASL. Mais cette opposition au régime reste très complexe. En libérant de prison des idéologues djihadistes qui s’empressent de rejoindre les rangs de la résistance, il semble que le régime syrien, en lien avec ses conseillers russes, ait volontairement inoculé le virus du djihad dans l’opposition afin que celle-ci explose et se massacre toute seule. Une stratégie qui a fait ses preuves : pour venir à bout de la rébellion tchétchène des années 1990-2000, les services secrets russes avaient inoculé à celle-ci le même virus, la faisant ainsi éclater.
Aujourd’hui, les divisions profondes au sein de la résistance fragmentent son soutien alors que Bachar al-Assad dispose du soutien indéfectible de la Russie et de la Chine.

Quel est l’intérêt de la Russie à soutenir autant Bachar al-Assad ?

Le soutien indéfectible au pouvoir syrien est un enjeu central pour le Kremlin, à la fois en politique extérieure et intérieure. D’abord la Russie compte quelque 20 millions de musulmans, sunnites pour la plupart, et le Caucase comporte plusieurs foyers djihadistes.
Ensuite, si la Russie avait été écartée du Moyen-Orient dès les années 1970 à l'exception de la Syrie, elle n'est plus en 2013 une puissance déchue. Sous Poutine, elle est en train de redevenir une grande puissance : première gazomonarchie du monde, elle fait un retour au Moyen Orient grâce à la Syrie.

L’arme chimique est spécifiquement prohibée dans le droit international. Quel intérêt le régime de Damas avait-il à focaliser l’attention internationale sur lui ?

Ce n’est pas un hasard si les armes chimiques ont été utilisées la semaine qui a suivi le bain de sang au Caire. Bachar al-Assad et Poutine ont exprimé leur soutien à Sissi dans sa répression sanglante, arguant qu’ils poursuivaient le même combat contre les Frères musulmans si influents aujourd’hui dans la résistance syrienne.
S'il s'avérait que le régime de Damas est l'auteur de ce bombardement au gaz sarin sur sa propre population, il aurait provoqué ainsi la communauté internationale pour qui cela constituait une « ligne rouge » à ne jamais franchir, selon les mots d'Obama.
Une « ligne rouge » car, dans l’imaginaire occidental, le recours au gaz reste lié au génocide juif. C’est aussi la bombe atomique du pauvre, celle que l’on pourrait alors utiliser partout et qui touche en priorité les populations civiles.

Mais si le gaz sarin a tué ce jour-là entre 1 000 et 1 500 personnes en Syrie, il ne faut pas oublier que les cent mille personnes qui ont perdu la vie depuis le début du conflit syrien ont été les victimes d’armes conventionnelles.
Le monde focalise désormais son attention sur les armes chimiques alors qu’elles ne sont pas l’enjeu principal de la victoire en Syrie : c’est avec des armes conventionnelles qu’on gagne la guerre. Avec le désarmement chimique de la Syrie dirigé par les Russes, Bachar est légitimé comme interlocuteur et Poutine peut continuer à lui vendre des armes conventionnelles : le régime syrien et son allié russe sortent renforcés de l’opération.
Actuellement, la Russie a gagné une manche contre les présidents français et américain : la morale ne fait pas une politique .

Quel avenir pour la Syrie ?


Un nouvel acteur s’impose aujourd’hui sur la scène diplomatique : l’Iran, soutien du régime de Damas, est actuellement dans une offensive de charme au sujet du dossier nucléaire. Dans quelle mesure Téhéran souhaite-t-il que Bachar reste au pouvoir ou qu’il y ait un aménagement de succession acceptable pour tout le monde ? On ne le sait pas encore.
* Gilles Kepel, politologue, spécialiste de l'islam et du monde arabe contemporain, est professeur des universités à l'Institut d'études politiques (IEP) de Paris et membre de l'Institut universitaire de France. 

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