Depuis
les « printemps arabes » en 2011, les événements se succèdent et le
Moyen-Orient est en proie à une immense crise. Comment analyser cette
situation ?
La
crise au Moyen-Orient s’articule autour d’une dialectique en trois phases.
D’abord les revendications démocratiques des « printemps arabes » en
2011 qui aboutissent à la chute des anciens régimes en Tunisie, en Égypte et en
Libye, tandis que les révolutions avortent au Yémen et au Bahreïn et que la
guerre civile se poursuit en Syrie.
La
deuxième phase, qualifiée d’« hiver islamiste », est comme la
négation de la première phase avec la victoire des islamistes en Tunisie,
Égypte et Libye.
Enfin,
le plus surprenant est la troisième étape : le renversement des islamistes
cet été 2013 en Égypte et la répression sanglante des manifestants. En Tunisie,
le gouvernement Ennahda est sous pression tandis qu’à Istanbul, le Premier
ministre Recep Tayyip Erdogan (dont le parti est une variante locale de
l’idéologie des Frères musulmans) est aujourd’hui accusé par les classes
moyennes laïques de vouloir instaurer une dictature religieuse.
Peut-on
comprendre cette dialectique des révolutions arabes à travers le prisme
religieux ?
Pour
comprendre les différentes lignes de force religieuse qui s’affrontent
aujourd’hui au Moyen-Orient, il faut remonter au renversement de Saddam Hussein
par les Américains : ils ont détrôné un dictateur sunnite, la confession
des Saoudiens, soupçonnés d’avoir enfanté Ben Laden. Ils ont donc porté au
pouvoir la majorité chiite en Irak qu’ils pensaient philo-américaine et même
capable de faire chavirer le régime des mollahs de Téhéran. Loin de vaciller,
Téhéran s’est fait l’armurier et le financier du chiisme irakien qui torpilla
l’organisation terroriste sunnite Al-Qaïda, financée par les pétrodollars du
golfe Persique.
La
guerre d’Irak a donc eu deux conséquences paradoxales : elle a renforcé
« l’axe chiite » dirigé par Téhéran qui comptait désormais dans ses
alliés Bagdad, Damas, le Hezbollah libanais et (jusqu’à 2012) le Hamas
palestinien, seul partenaire sunnite ; et elle a désintégré Al-Qaïda qui
s’est divisée en branches régionales.
Cela
eut deux effets : l’Iran se sentit confortée à poursuivre son ambition
nucléaire. Téhéran, en procurant, via Damas, un armement au Hezbollah et au
Hamas afin qu'ils puissent atteindre Israël, se prémunissait de toute velléité
de bombardement de ses centrifugeuses par les Occidentaux, maintenant que
Tel-Aviv se trouvait à portée de missiles par alliés interposés.
Côté
sunnite, avec le déclin d'Al-Qaïda comme force organisée et centralisée, les
dictatures apparurent inutiles, voire nuisibles, tant pour les bourgeoisies
locales que les chancelleries occidentales.
L’axe
chiite se renforçait tandis que les révolutions allaient fissurer le bloc
sunnite…
Les
revendications démocratiques des « printemps arabes » ont terrifié
les dynasties dirigeantes des pétromonarchie du Golfe par crainte d’une
« contagion démocratique ».
Au
Yémen, en majorité sunnite, le soulèvement contre le dictateur Ali Saleh
combinait les forces démocratiques urbaines et les tribus irrédentistes du nord
[NDLR : mouvement nationaliste à revendication territoriale], dirigées par
un mouvement chiite (houthiste). Au Bahreïn, le soulèvement en février 2011,
dans un pays à large majorité chiite, contre la dynastie sunnite, fut perçu par
les autres monarques du golfe comme une menace directe d'ingérence iranienne.
La
révolution yéménite fut étouffée, celle du Bahreïn avortée. De son côté, le
Qatar s’engagea dans un soutien matériel et médiatique massif – par sa
chaîne Al Jazeera – aux Frères musulmans. Il voyait dans cet islamisme
socialement conservateur la masse humaine critique lui permettant de compenser
son faible poids démographique pour devenir la puissance hégémonique du monde
arabe sunnite. Face à lui, l'Arabie saoudite et les autres émirats firent bloc
contre les Frères, qui concurrençaient leur propre volonté de contrôle sur
l'islam mondial. L'Arabie soutint partout les salafistes, rivaux des Frères,
notamment en Égypte.
Comment
les Frères ont-ils pu être renversés en Égypte ?
Ils
avaient été élus par une coalition qui comportait leurs propres sympathisants
et une frange non négligeable de la société qui s’était convaincue que les
Frères valaient toujours mieux que les représentants de l’ancien régime.
C’est
cette même frange qui s’est éloignée graduellement des Frères à la suite de
deux facteurs : leur politique de plus en plus autoritaire marquée par la
volonté de Morsi d’obtenir les pleins pouvoirs ainsi que leur très mauvaise
gestion des affaires de l’État.
Après
les manifestations du 30 juin 2013, où la majorité de la population
égyptienne exigea le départ du président Morsi, puis sa déposition par l'armée
le 3 juillet, advint la liquidation de près d'un millier de Frères
musulmans à la mi-août.
La
chute de Morsi secoue alors le Moyen-Orient et provoque l’éclatement du bloc
sunnite…
En
effet, à cet instant, se produit un réalignement majeur dans la région, dont
les dirigeants syriens, iraniens et russes tirèrent immédiatement profit :
l'explosion du bloc sunnite en deux factions autour du soutien ou de
l'hostilité aux Frères. Cette faille profonde sépare alors la Turquie et le
Qatar d'un côté, et de l’autre les autres pays du Golfe – Arabie Saoudite
en tête – qui ont fourni au général Sissi 12 milliards de dollars
d'aide au lendemain du 3 juillet.
Quelle
place pour les chrétiens dans cette lutte entre chiisme, sunnisme et Frères
musulmans ?
En
Égypte, les coptes ont payé un lourd tribut à la violence des
révolutions : d’abord l’attentat contre l’église d’Alexandrie le
31 décembre 2010 imputé à un salafiste qui était, en fait, manipulé par
les services secrets. Le but était d’attiser les flammes d’une sédition
confessionnelle qui servirait au régime de Moubarak de contre-feu à la
révolution. Les attaques et destructions d’églises par les salafistes s’étaient
multipliées et « les événements de Maspero » ont été le point
culminant de cet immense malaise des coptes : le 9 octobre 2011, au
Caire, des jeunes coptes étaient descendus dans la rue pour protester contre la
chaîne nationale qui passait sous silence l’attaque des salafistes contre une
église en Haute-Égypte. Les blindés de l’armée ont littéralement écrasé les
manifestants sous leurs chenilles. De là un divorce assez profond entre l’armée
et la jeunesse copte. Pour autant, aucun copte n’a voté pour Morsi, les Frères
étant traditionnellement peu amènes envers les chrétiens. À la chute de Morsi,
les coptes ont été accusés par les islamistes renversés d’être l’incarnation du
mal et le soutien de l’armée. D’où une montée en puissance de la violence
antichrétienne en Égypte.
En
Syrie, les djihadistes de la résistance se sont livrés à des exactions sur les
chrétiens, notamment dans la ville de Maaloula (lien autre article) près de
Damas. Le pape et les réseaux chrétiens à travers le monde se sont mobilisés
pour empêcher la frappe contre le régime de Bachar. Selon eux, les minorités
chrétiennes en Orient peuvent mieux subsister si elles sont alliées à d’autres
minorités, notamment alaouites ou chiites, que si elles font face à un rouleau
compresseur sunnite accusé de vouloir les éradiquer. Du coup, entre le régime
et les djihadistes qui contrôlent désormais la résistance, les chrétiens
choisissent le régime.
Quelle
est la spécificité du conflit syrien ? Pourquoi le régime n’est-il
toujours pas tombé ?
Au
départ, en mars 2011, la révolution syrienne a le même profil qu’en Tunisie ou
en Égypte : une jeunesse éduquée prenant la tête de revendications
démocratiques face à un pouvoir autoritaire. Mais l’intensité de la répression
et sa transformation graduelle en guerre civile à caractère confessionnel a
empêché le basculement des forces armées contre le président (contrairement à
ce qui avait permis la chute de Moubarak ou Ben Ali). En effet, la plupart des
Alaouites, l’ethnie-confession des Assad, et les autres minoritaires sont
restés fidèles au pouvoir tandis qu’une grande partie des sunnites sont entrés dans
la rébellion.
La
dimension confessionnelle du conflit a alors inhibé le soutien occidental à la
rébellion. Au contraire, les pays du Golfe ont inondé l’opposition de
pétrodollars et d’armes afin de soutenir les sunnites qui rompraient le
maillon-clé de l’axe chiite si Damas tombait. Ils ont ainsi favorisé la percée
militaire des groupes islamistes et compliqué le soutien aux forces
démocratiques de la résistance.
Qui
s’oppose à Bachar al-Assad ? Peut-on clairement identifier ceux qu’il faut
aider ?
Les
Européens voudraient aider l’Armée syrienne libre (ASL) non djihadiste mais
celle-ci n’est guère fiable sur le plan militaire, comme sur sa capacité à
lutter contre les djihadistes. Fournir des armes à l’ASL, c’est prendre le
risque que ces armes atterrissent dans les mains des djihadistes, voire
qu’elles reviennent en France par le biais de Français qui seront allés faire
le coup de feu en Syrie et qu’elles soient ensuite utilisées dans les
banlieues.
Aujourd’hui,
on distingue trois camps : Bachar al-Assad, les djihadistes et l’ASL. Les
djihadistes s’opposent officiellement à Bachar al-Assad et à l’ASL. Mais cette
opposition au régime reste très complexe. En libérant de prison des idéologues
djihadistes qui s’empressent de rejoindre les rangs de la résistance, il semble
que le régime syrien, en lien avec ses conseillers russes, ait volontairement
inoculé le virus du djihad dans l’opposition afin que celle-ci explose et se
massacre toute seule. Une stratégie qui a fait ses preuves : pour venir à
bout de la rébellion tchétchène des années 1990-2000, les services secrets
russes avaient inoculé à celle-ci le même virus, la faisant ainsi éclater.
Aujourd’hui,
les divisions profondes au sein de la résistance fragmentent son soutien alors
que Bachar al-Assad dispose du soutien indéfectible de la Russie et de la
Chine.
Quel
est l’intérêt de la Russie à soutenir autant Bachar al-Assad ?
Le
soutien indéfectible au pouvoir syrien est un enjeu central pour le Kremlin, à
la fois en politique extérieure et intérieure. D’abord la Russie compte quelque
20 millions de musulmans, sunnites pour la plupart, et le Caucase comporte
plusieurs foyers djihadistes.
Ensuite,
si la Russie avait été écartée du Moyen-Orient dès les années 1970 à
l'exception de la Syrie, elle n'est plus en 2013 une puissance déchue. Sous
Poutine, elle est en train de redevenir une grande puissance : première
gazomonarchie du monde, elle fait un retour au Moyen Orient grâce à la Syrie.
L’arme
chimique est spécifiquement prohibée dans le droit international. Quel intérêt
le régime de Damas avait-il à focaliser l’attention internationale sur
lui ?
Ce
n’est pas un hasard si les armes chimiques ont été utilisées la semaine qui a
suivi le bain de sang au Caire. Bachar al-Assad et Poutine ont exprimé leur
soutien à Sissi dans sa répression sanglante, arguant qu’ils poursuivaient le
même combat contre les Frères musulmans si influents aujourd’hui dans la
résistance syrienne.
S'il
s'avérait que le régime de Damas est l'auteur de ce bombardement au gaz sarin
sur sa propre population, il aurait provoqué ainsi la communauté internationale
pour qui cela constituait une « ligne rouge » à ne jamais franchir,
selon les mots d'Obama.
Une
« ligne rouge » car, dans l’imaginaire occidental, le recours au gaz
reste lié au génocide juif. C’est aussi la bombe atomique du pauvre, celle que
l’on pourrait alors utiliser partout et qui touche en priorité les populations
civiles.
Mais
si le gaz sarin a tué ce jour-là entre 1 000 et 1 500 personnes en
Syrie, il ne faut pas oublier que les cent mille personnes qui ont perdu la vie
depuis le début du conflit syrien ont été les victimes d’armes
conventionnelles.
Le
monde focalise désormais son attention sur les armes chimiques alors qu’elles
ne sont pas l’enjeu principal de la victoire en Syrie : c’est avec des
armes conventionnelles qu’on gagne la guerre. Avec le désarmement chimique de
la Syrie dirigé par les Russes, Bachar est légitimé comme interlocuteur et
Poutine peut continuer à lui vendre des armes conventionnelles : le régime
syrien et son allié russe sortent renforcés de l’opération.
Actuellement,
la Russie a gagné une manche contre les présidents français et américain :
la morale ne fait pas une politique .
Quel
avenir pour la Syrie ?
Un
nouvel acteur s’impose aujourd’hui sur la scène diplomatique : l’Iran,
soutien du régime de Damas, est actuellement dans une offensive de charme au
sujet du dossier nucléaire. Dans quelle mesure Téhéran souhaite-t-il que Bachar
reste au pouvoir ou qu’il y ait un aménagement de succession acceptable pour
tout le monde ? On ne le sait pas encore.
* Gilles Kepel, politologue, spécialiste de l'islam et du monde arabe contemporain, est professeur des universités à l'Institut d'études politiques (IEP) de Paris et membre de l'Institut universitaire de France.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire