Le droit a empêché le chaos post-révolutionnaire !
Voilà un texte très long et qui paraîtra technique même s’il se lit très bien. Il retrace bien ce qui s’est passé pendant ces quatre ans et on en tire le
sentiment que la Révolution a été sauvée du désordre par le droit. En lisant
cette analyse on ne peut qu’être fier des Tunisiens qui ont donné une leçon au
monde pour une transition démocratique pacifique et civilisée.
Yadh Ben Achour :
" Pour ne pas aggraver la violence générée par la période post-révolutionnaire, violence qui aurait pu aboutir au chaos, des sages ont eu
recours à des procédures informelles :
- Déclaration sur le processus transitoire du 15 septembre 2011,
- Organisation du Dialogue national,
- Feuille de route élaborée par le quartet,
- Institutions de la Commission des consensus au sein de l’Assemblée
nationale constituante.
" Dans tous ces cas, la force de la loi persiste, puisque le dernier
mot lui revient et que le retour aux procédures juridiques froides et
procédurales s’impose en fin de parcours. Mais les procédures chaudes de
contacts, de débats et de négociations sont mieux à même de résoudre les crises
et d’aller de l’avant.
" Ces processus informels ont réussi non seulement à apaiser les
tensions, mais au surplus, à débloquer et accélérer le processus constituant et
permettre l’alternance au pouvoir.
Un bravo tout particulier pour le Professeur Yadh Ben
Achour, auteur de ce texte et qui a contribué à cette évolution en veillant
avec d’autres qu’elle demeure dans la légalité.
R.B.
La
force du droit ou la naissance d’une constitution en temps de révolution
Introduction
Une Révolution est un phénomène historique et sociologique d’une immense
portée. Trois conditions cumulatives doivent être vérifiées pour juger qu’un événement constitue bien une révolution : une protestation publique massive qui, par sa portée, dépasse les manifestations ordinaires de
protestations collectives, telles que les manifestations, les grèves générales,
les insurrections ou les révoltes ; deuxièmement, la victoire de cette
protestation, ce qui veut dire la chute d’un pouvoir politique avec ses hommes,
se symboles et sa constitution. Cela n’implique pas forcément le contrôle du
pouvoir par les acteurs de la révolution. La prise immédiate du pouvoir n’est
pas systématiquement l’enjeu d’une révolution, contrairement à ce que pense
Charles Tilly (1). Les institutions anciennes, le gouvernement, l’armée, la
police, peuvent demeurer en place. Ce fut le cas en Tunisie. Enfin, une
révolution est un appel, en fait un rappel de presque les mêmes principes
universels de dignité, de justice et liberté. Cette troisième condition révèle
la portée incontestablement éthique de toute révolution (2).
Au plus profond de leur nature et de leur identité, révolution et
constituante semblent être deux phénomènes contradictoires. Une révolution, en
elle-même, constitue une négation du droit, du moins d’une négation du droit
existant. Qu’elle se dresse contre le titulaire physique d’un pouvoir, contre
un régime politique donné, contre une constitution déterminée, ou des lois
constitutionnelles écrites ou coutumières, une révolution constitue dans tous
les cas de figure la violation d’une légalité donnée, et plus spécifiquement
d’un ordre constitutionnel. Dans son rapport au droit, une révolution vise en
tout premier lieu, à modifier, réformer ou casser la constitution, le plus haut
degré de la masse considérable et foisonnante des lois qui gouvernent un
peuple, son territoire et ses modalités d’existence régulées par le droit. A
partir de cette perspective initiale, elle peut également viser à faire tomber
les éléments les plus symboliques et les plus marquants d’un système juridique
lié à l’ancien régime politique, comme certaines institutions ou lois
politiques ou sociales, économiques, familiales ou fiscales (3). Par
conséquent, d’une manière ou d’une autre, une révolution constitue
fondamentalement une violation de la légalité et, en cas de victoire,
s’installe forcément sur les décombres d’une constitution.
Mais on ne peut s’arrêter là. Négation du droit, une révolution constitue
cependant un message, un appel éthique impliquant l’édification d’un nouveau
système de droit plus juste et plus équitable, à commencer par sa constitution.
Quand une révolution élève un appel pour la liberté ou la justice sociale, elle
ne se préoccupe pas de savoir quelles seront demain les lois concrètes
constitutionnelles, organiques ou ordinaires, les décrets et arrêtés qui
gouverneront la liberté de conscience de pensée et de religion, le droit de
réunion, la liberté de la presse et de l’édition, l’impôt sur le revenu des
personnes physiques, les droits d’enregistrement, les droits de douane ou de
succession, la TVA et les redevances de toutes sortes. Elle donne un ordre
moral, trace des objectifs politiques aux futurs gouvernants qui mettront l’art
des juristes et hommes de loi au service de ce rappel éthique. Une révolution,
en définitive, démolit les éléments supérieurs et symboliquement marquants d’un
système de droit, mais porte en son sein les éléments éthiques fondamentaux et
les objectifs qui serviront à la construction du nouveau système de droit.
Ainsi, Raymond Carré de Malberg (1861-1935) a-t-il démontré que les principes
de la Révolution française constituent les fondations de l’Etat moderne (4).
Quel est le récit de la Révolution tunisienne sur cette question ?
Quels enseignements peut-on en tirer ? Quels sont les rapports entre le
moment révolutionnaire et le moment constitutionnel (5) ? Ce sont les
questions auxquelles nous allons tenter de répondre dans ce qui suit.
Première partie : Une révolution en
quête d’une Constitution
La question constitutionnelle s’est posée dès le départ soudain et imprévu
de l’ancien dictateur le 14 janvier 2011. L’expérience qu’a vécue la Tunisie au
cours de la période transitoire qui a suivi la Révolution est instructive à
plus d’un titre. A travers les quatre périodes de la transition du 14 janvier
2011 au 23 mas 2011 (6), du 23 mars 2011 au 23 octobre 2011 (7), du 23 octobre
2011 au 16 décembre 2011 (8), du 16 décembre 2011 au 24 janvier 2014 (9), cette
expérience nous révèle que la chaîne du droit, malgré une discontinuité
fondamentale, due à l’effet de Révolution, a pu résister à toutes les attaques
provoquées par les crises sociales, politiques et sécuritaires. Elle a en
réalité servi de trame au déroulement des évènements politiques (10).
La
Constitution au secours de la Révolution
L’élément le plus important à noter est que la constitution a servi
doublement les desseins de la révolution. En premier lieu, elle a assuré, par
le jeu de l’article 57 (11), de l’article 39 (12), et de l’article 28, le
transfert du pouvoir au nouveau Président de la République, ce qui nous a donné
la situation paradoxale dans laquelle un homme de l’ancien régime prend la
direction de l’Etat, pour servir la Révolution et éviter l’établissement d’un
gouvernement de fait. Cet homme deviendra le législateur de la première période
transitoire. Ce paradoxe comme nous l’expliquerons a été le secret de la
réussite de cette période transitoire. Par ailleurs, très rapidement, l’idée
d’une nouvelle constitution est devenue l’objectif principal du peuple, de la
Révolution et de ses acteurs principaux. La Révolution devait, « Si Veut
le Peuple », acha’b Yourîd, déboucher sur l’élection d’une Assemblée nationale constituante et
l’élaboration d’une constitution (13). Mais, comme le prouve l’expérience
tunisienne, ce cheminement entre la Révolution et la Constitution se fera
lui-même par des « dispositions constitutionnelles provisoires »
(14), se manifestant par le texte positif de la loi ou par des actes
constituants (15). La transition constitutionnelle est devenue effectivement le
levier et le garant de la transition démocratique (16). Il s’agit, comme l’a
fait remarquer Paul Amselek (17), d’un « processus de décision
juridique ». Entre la révolution et la constitution, se situe par
conséquent une « période transitoire », provisoire et préparatoire à
la fois, qui consiste à mettre en place des mécanismes provisoires
d’organisation des pouvoirs publics, en attendant l’adoption de la constitution
permanente et définitive. Au cours de cette période de transition, nous sommes
en situation d’attente et de préparation d’un événement inaugural : la
future constitution (18). L’adoption de cette constitution, par sa promulgation
et sa publication, achève cette période de transition (19).
Au cours de cette période de transition, la classe politique a toujours été
hantée par le vide juridique, alors même que le vide juridique peut paraître
comme un effet ordinaire de l’idée même de révolution. L’originalité de la
Révolution tunisienne se manifeste précisément à la fois par le légalisme et le
juridisme. Le légalisme qu’on observe dans le souci constant des titulaires des
pouvoirs civil, militaire et sécuritaire de maintenir, contre vents et marées,
la continuité de l’Etat, à travers la chaîne continue de ses lois publiques
constitutionnelles ou ordinaires (20). Le juridisme qui se manifeste par le
développement d’une culture constitutionnaliste étonnement populaire et
médiatisée et la consécration de « l’expert en droit
constitutionnel », sans souci de ses diplômes, qualifications et statut
universitaire, par le simple jeu de la presse, des médias et de l’opinion. La
caractéristique spécifique de la Révolution tunisienne réside véritablement
dans « le souci du droit et de la loi ».
C’est par ce biais que la Révolution tunisienne a résolu le problème de la
cohabitation difficile, pour ne pas dire paradoxale ou même contradictoire,
entre la logique révolutionnaire et la logique institutionnelle (21). La
question centrale était de savoir comment assumer la Révolution, en
sauvegardant à la fois la continuité de l’Etat, aussi bien sur le plan du texte
positif que sur le plan des institutions. Autrement dit, il fallait, autant que
faire se peut, « éviter les gouvernements de fait », c’est à dire des
gouvernements qui n’ont pas de support juridique, alors même que, par
définition, la révolution est un « fait » un phénomène anti juridique
par nature puisqu’elle viole, en toute légitimité, la constitution d’un pays.
Le
processus de transfert du pouvoir
Le suicide par le feu de Mohamed Bouazizi le 17 décembre 2010, puis sa mort
le 4 janvier 2011 ont été à l’origine du processus révolutionnaire. Cet
événement a déclenché une série de manifestations à Sidi Bouzid, rapidement
étendue à tout le territoire tunisien, en particulier à Tunis, à la fin du mois
de décembre. Malgré la visite du grand brûlé par le Président de la République,
la répression sanglante qui a abouti à des centaines de morts et de blessé,
malgré les discours mélangent condamnation de l’insurrection et de la
répression policière, menaces et apaisements, le Président de la République
quitta le pays le 14 janvier, en vue, semble-t-il, d’apaiser la tension et
préparer son retour. Dans un premier temps, le Premier ministre annonça la mise
en application de l’article 56 de la constitution sur la délégation provisoire
du pouvoir présidentiel au Premier ministre, puis, dans les 24 heures, se
ravisa pour annoncer la vacance définitive de la présidence de la République et
la mise en application de l’article 57 de la Constitution (22). La vacance
définitive fut entérinée le 15 janvier 2011 par une décision du Conseil
constitutionnel, qui assimila ce départ à un « empêchement absolu »
du Président de la République d’exercer ses fonctions au sens de l’article 57
de la constitution tunisienne du 1er juin 1959. En conséquence, le Conseil constitutionnel affirma que les
conditions étaient réunies pour que le Président de la Chambre des députés
puisse immédiatement exercer les fonctions de Président de la République de
manière provisoire, comme prévu par l’article 57 de la Constitution (23).
Ainsi, c’est par le jeu des règles constitutionnelles elles-mêmes que fut
résolu le problème de la vacance du pouvoir présidentiel. Il restait à régler
le problème de l’exercice du pouvoir législatif, dans la mesure où la Chambre
des députés, comme la Chambre des conseillers, totalement discréditées par leur
participation directe à la dictature, n’étaient plus politiquement aptes à
exercer le pouvoir législatif. Ce problème fut résolu par un recours, quelque
peu acrobatique il est vrai (24), mais cependant justifié par les
circonstances, à l’article 28 de la Constitution qui prévoyait la délégation du
pouvoir législatif au Président de la République par la technique du décret-loi
(25). Le 3 février 2011, par le biais de la saisine obligatoire, le Conseil
constitutionnel fut saisi d’urgence par le Président provisoire de la
République, en vue de statuer sur le projet de loi de délégation, permettant au
président, d’agir par décret-loi provisoirement et jusqu’à la fin de la période
intérimaire (60 jours). Cette délégation portait en réalité sur l’ensemble des
matières réservées au pouvoir législatif. Constatant que la période de la
délégation se trouvait ainsi limitée, que les objectifs et les matières objet
de la délégation, malgré leur variété et leur étendue, se trouvaient également
déterminés, prenant en considération également les spécificités de la période
transitoire, le Conseil constitutionnel affirma que rien dans la Constitution
n’empêchait une telle délégation et que le projet de loi qui lui était soumis
et qui devrait normalement être ratifié par le Parlement, était conforme à la
Constitution. Tel fut l’hommage que le Conseil constitutionnel, rouage de
l’ancien régime déchu, rendit au cours de cette séance d’adieu, à la
Révolution. Par-là même, le Conseil constitutionnel inaugura l’application de
ce droit constitutionnel d’exception qui caractérisera cette première période
transitoire.
Le projet de loi fut voté par la Chambre des députés le 7 février 2011 et
par la Chambre des conseillers le 9 février 2011 et devint ainsi la loi n° 5 du
9 février 2011, habilitant le ¨Président de la République par intérim à prendre
des décrets-lois en vertu de l’article 28 de la Constitution. Ce fut la
dernière loi votée par les chambres de la défunte République. C’est sur la base
de cette délégation que furent pris 13 décrets-lois dont celui relatif à
l’amnistie et le décret-loi n° 6 du 18 février 2011 relatif à la Haute instance
de réalisation des objectifs de la Révolution, de la réforme politique et de la
transition démocratique qui allait jouer un rôle fondamental dans la mise sur
pied des institutions de la période transitoire.
Nous voyons donc qu’au cours de cette première période transitoire nous
avons cousu un habit neuf avec des oripeaux. En effet, « la transition,
étant un état intermédiaire, une dialectique, une union des contraires, combine
dans une proportion, à déterminer dans chaque cas, des survivances de l’ancien
régime avec des éléments annonciateurs du nouveau régime » (26).
Le
rôle de la Haute instance de la Révolution
Au cours de la deuxième quinzaine de janvier 2011 et de la première
quinzaine du mois de février, la perspective dominante consistait à organiser
en priorité des élections présidentielles, conformément aux dispositions de la
Constitution de 1959, de réformer la Constitution pour la débarrasser des
amendements qui y ont été ajoutés par la dictature en vue de pérenniser son
pouvoir et enfin de réformer les grandes lois qui encadrent la vie politique,
c'est-à-dire le code électoral, la loi sur les associations, sur la liberté de
réunion et de manifestations, la loi réglementant les partis politiques et les
lois sur la presse écrite et les médias. Tel fut le travail qu’entreprit sans
tarder la « Commission de réforme politique » dont la création fut
annoncé par le Premier ministre le 17 janvier 2011. Dans cette perspective, la
Commission, sitôt constituée, organisa des réunions de consultation avec un
certain nombre de partis politiques, de syndicats, de représentants de la
société civile et de personnalités nationales. Mais ce travail fut formellement
interrompu par la mise sur pied de la « Haute instance de réalisation des
objectifs de la Révolution, de la réforme politique et de la transition
démocratique » (HIROR), instituée par le décret-loi n° 6 du 18 février
2011 et dont la première séance est lieu le 17 mars 2011, au siège du Conseil
économique et social et en présence du Président provisoire de la République.
La Haute instance fut le résultat d’une intense négociation par le Premier
ministre Mohamed Ghannouchi avec les représentants les plus importants du
« Conseil national de protection de la Révolution » créé le 11
février 2011 entre 28 partis et associations (27), en vue de protéger la
Révolution contre le retour de l’ancien régime et de consolider ses acquis
(28). Le Premier ministre prit l’initiative de proposer aux membres du Conseil
national de protection de la révolution de s’associer avec la Commission de
réforme politique, en vue de former une Haute instance. Par ce geste, le
Premier ministre rendit un service éminent à la Révolution, en lui offrant un
processus para gouvernemental et sociétal, acceptable et consensuel, de
représentation et de décision (29).
Au cours du mois de février, la pression de la rue et du sit-in de Casbah
2, ainsi que des principaux protagonistes de la Révolution, en particulier
l’UGTT et le Front du 14 janvier (30), s’exerça dans le sans d’une perspective
totalement nouvelle, tendant à l’élaboration d’une nouvelle constitution par
une assemblée nationale constituante élue au suffrage universel (31). Au niveau
gouvernemental, cette nouvelle perspective fut entérinée au cours d’une réunion
tenue au palais de Carthage dans l’après-midi du lundi 21 février 2011 sous
l’égide du Président provisoire de la République, Foued Mebazza et en présence
du Premier ministre, Mohamed Ghannouchi, du ministre de la Défense nationale,
Abdelkrim Zbidi, du général Ammar et du Président de la Haute instance de la
Révolution. Au cours de cette réunion, il fut décidé que le Président
provisoire de la République annoncerait au début du mois de mars, qu’en réponse
à la volonté du peuple, une assemblée nationale constituante allait être élue
le 24 juillet 2011 et que la Constitution de 1959 devrait être suspendue (32).
Les perspectives politiques ayant fondamentalement changé, la priorité de
la Haute instance de la Révolution consista alors à préparer et faire adopter
par le Gouvernement et le Président provisoire de la République, devenu le
législateur de la première période transitoire, la loi électorale pour
l’élection d’une Assemblée nationale constituante et le texte relatif à
l’instance supérieure indépendante pour les élections, ISIE. Cette dernière
instance qui organisa et supervisa les élections du 23 octobre 2011 fut élue,
ainsi que son président Kemal Jendoubi, par les membres du Conseil de la Haute
Instance de la Révolution le 9 mai 2011.
En réalité, le programme juridique établi au sein de la Commission de
réforme politique, devint celui de la Haute Instance et cette dernière prit
l’initiative, sur impulsion de son Comité d’experts, des projets de décret-loi
qui constitueront « les six lois de la libération »,
c'est-à-dire :
- le décret-loi n° 27 du 10 avril 2011, instituant l’Instance Supérieure
Indépendante Electorale ISIE,
- le décret-loi n° 35 du 10 mai 2011 organisant les élections de
l’Assemblée nationale constituante,
- le décret-loi n° 87 du 24 septembre 2011 réglementant le régime juridique
des partis politiques, puis
- le décret-loi n° 88 de la même date sur le régime juridique des
associations, enfin
- les décrets-lois n° 115 et 116 du 2 novembre 2011, organisant la liberté
de la presse et des médias.
Un débat houleux et chaotique eut lieu à propos du Pacte républicain qui
fut adopté par la Haute instance, mais qui n’eut pas de suite concrète (33).
Des séances « d’appellation » furent organisées entre la Haute
instance et certains membres du gouvernement ou le Premier ministre. Les mêmes
séances eurent lieu avec les deux autres commissions présidées respectivement
par le Pr Abdelfattah Amor et Maître Taoufik Bouderbala. D’autres organismes ou
entités furent écoutés par la Haute instance (34), dans le cadre de son
activité de politique générale. La commission chargée de la mise en application
de l’article 15 du décret-loi n° 35, présidée par le Pr Mustapha Tlili.
Sur chaque événement notable, la Haut instance publia des communiqués et
tint des conférences de presse. En réalité, la Haute instance de la Révolution
joua quasiment le rôle d’un parlement. Ce dernier point fut précisément la
cible de la plupart des attaques qui lui firent dirigées. Certains grands
esprits allèrent même jusqu’à demander sa dissolution (35), après l’avoir
pourchassée pendant des mois sur les colonnes dominicales du journal « La
Presse ». Rien n’y fit. Cette activité quasi parlementaire fut également
l’un des motifs principaux du retrait de certains politiques de la Haute
instance qui comprirent que par ses textes libérateurs, elle risquait de
ligoter la souveraineté de l’assemblée constituante. Ils n’eurent pas tort. Les
tentatives de modifier les décrets-lois adoptés par la Haute instance,
notamment les décrets-lois n° 115 et 116, devenus gênants pour le gouvernement
de la troïka, furent voués à l’échec, pour la simple raison que ces
décrets-lois furent soutenus pas des partis de l’opposition et la majeure
partie des composantes de la société civile, notamment les journalistes.
Cette nouvelle perspective rendait la situation politique et juridique
extrêmement difficile, dans la mesure où l’exigence d’une nouvelle constitution
rendait impossible aussi bien l’élection du Président de la République que du
Parlement, et que, par ailleurs, les Chambres avaient été dissoutes de fait et
les indemnités parlementaires des députés et conseillers arrêtées par une
décision de justice (36). L’ensemble de ces circonstances aboutissaient en
réalité à une suspension de la Constitution
elle-même.
La question fondamentale qui se posera alors était la suivante :
qu’allait-on faire au cours de la période se situant entre la désuétude de
l’ancienne constitution et l’élaboration, puis l’entrée en vigueur de la
nouvelle constitution ? Comment éviter le vide juridique et l’installation
d’un gouvernement de fait ?
Rupture :
le décret-loi constituant n° 14 du 23 mars 2011
La réponse à cette question fut la suivante : il fallait un « acte
de base », un socle qui pourrait valablement servir de fondement à la
législation future de la période transitoire. Mais cet acte ne pouvait pas
lui-même être assis sur un fondement constitutionnel. Il fallait par conséquent
que ce soit un acte « initial », un acte fondateur ou encore un acte
constituant. Ne pouvant reposer sur une légalité précédente, cet acte par
conséquent ne pouvait trouver sa source que dans la légitimité révolutionnaire.
C’est ce qu’annonça le Président de la République, dans son discours du 3 mars
2011.
Dans ce discours solennel, le Président provisoire de la République
affirma : « …la réforme politique nous impose de trouver un fondement
constitutionnel nouveau qui reflète la volonté du peuple et qui bénéficie de la
légitimité populaire ». dans ce même discours, il rappela que « la
Constitution actuelle ne répond plus aux ambitions du peuple après la
Révolution et se trouve dépassée par les circonstances, sans compter les
vicissitudes qui l’ont touchée à cause des nombreux amendements qui lui ont été
apportées et qui empêchent une vie démocratique véritable et constituant un
obstacle sur la voie de l’organisation d’élections transparentes et de la mise
sur pied d’un climat politique dans lequel chaque individu et chaque groupement
puisse bénéficier de la liberté et de l’égalité ». En attendant, le Président
annonça un plan de mise en œuvre de ce programme qui devait aboutir à une
nouvelle constitution. Ce plan englobe l’organisation provisoire « du
pouvoir public », puis la préparation d’élections générales libres
pluralistes et transparentes. Et enfin l’organisation de ces élections, le
dimanche 24 juillet 2011.
Telle fut l’origine du décret-loi n° 14 du 23 mars 2011. Cette première
« Petite constitution » (37) de la période transitoire fut
appelée « décret-loi » et porta le n° 14, prenant ainsi la file des
13 décrets-lois antérieurs, par l’effet de l’esprit bureaucratique peu inventif
du service juridique dépendant du Premier ministre qui n’a pas saisi le
caractère tout à fait spécifique de cet acte constituant à qui il fallait
donner une nouvelle dénomination qu’on aurait pu extraire du patrimoine
juridique historique arabe pour marquer son caractère fondationnel. Des
dénominations comme tawqi’ ou dhahîr ou mistarah ou qarar ta’sisi furent proposées, mais cela dépassait la frilosité des fonctionnaires.
La légitimité révolutionnaire du décret-loi n° 14 se trouve évoquée
d’emblée dans ses motifs :
« Considérant que le Peuple tunisien est le titulaire de la
souveraineté qu’il exerce par l’intermédiaire de ses représentants élus par une
élection directe, libre et sincère,
Considérant que le Peuple a exprimé au cours de a Révolution du 14 janvier
2011 sa volonté d’exercer sa souveraineté entière dans le cadre d’une nouvelle
constitution,
Considérant que la situation actuelle de l’Etat, suite à la vacance
définitive de la présidence de la République le 14 janvier 2011, comme l’a
proclamé le Conseil constitutionnel dans sa déclaration publiée au journal
officiel de la République tunisienne du 15 janvier 2011, ne permet plus le
fonctionnement régulier des pouvoirs publics, et qu’il devient impossible
d’appliquer entièrement les dispositions de la Constitution,
Considérant que le Président de la République est le garant de
l’indépendance nationale, de l’intégrité de son territoire, du respect de la
loi et de l’exécution des conventions internationales, et qu’il est chargé de
veiller au fonctionnement normal des pouvoirs publics et de garantir la
continuité de l’Etat,
Article premier : jusqu’à ce qu’une Assemblée nationale constituante
élue au suffrage universel, libre, direct et secret, conformément aux
dispositions d’une loi électorale prise à cet effet, exerce ses attributions,
les pouvoirs publics de la république tunisienne seront organisés de manière
provisoire conformément aux dispositions du présent décret-loi.
Rien dans ce décret-loi ne pouvait le ravaler au rang des décrets-lois qui
l’avaient précédé. Son caractère constituant est incontestable. Non seulement
il ne reposait sur aucune délégation du pouvoir législatif, mais, au surplus,
sur la base de la légitimité révolutionnaire, il venait dissoudre les
principales institutions constitutionnelles, mises en place par la Constitution
de 1959.
En effet, l’article 2 du décret-loi portait dissolution de la Chambre des
députés, de la Chambre des conseillers, du Conseil économique et social et du
Conseil constitutionnel. Le décret-loi prit soin d’indiquer que le Tribunal
administratif, la Cour des Comptes (art.3) et les tribunaux judiciaires (art.17)
continuaient à exercer normalement leurs fonctions dans le cadre des lois qui
les réglementent. Par ailleurs, le décret-loi soulignait son caractère
provisoire, en attendant l’exercice de ses
attributions par une assemblée nationale constituante élue au suffrage
universel, libre, direct et secret (art. 1er).
De ce fait, le décret-loi devient le premier acte juridique institutif de
l’Assemblée nationale constituante. Le décret-loi n° 35 du 10 mai 2011, sur
l’élection de l’Assemblée nationale constituante n’en sera que la mise en
exécution (38). Enfin, le décret-loi n° 14 prévoyait une organisation
provisoire des pouvoirs publics formée par le Président provisoire de la
République, disposant du pouvoir législatif qu’il exerce par voie de décret-loi
délibéré en Conseil des ministres (39). Le Président provisoire est également
le chef de l’exécutif. Il exerce le pouvoir réglementaire général par voie de
décret. Il est assisté dans l’exercice de la fonction exécutive par un
gouvernement provisoire dirigé par un Premier ministre. Ce décret-loi
absolument exceptionnel nous révèle ainsi un Président de la République au
pouvoir absolu, puisque s’arrogeant le pouvoir constituant par l’édiction du
décret-loi lui-même, il lui était reconnu également le pouvoir législatif et
l’entièreté du pouvoir exécutif. L’institution de cette dictature légale était
cependant sans risque. Les tunisiens savaient en effet que le titulaire du
pouvoir présidentiel, par la grâce de la constitution de 1959, appartenait à
l’ancien régime. Dans le milieu ambiant de l’année 2011, cette appartenance lui
dictait impérativement une attitude de réserve et de modestie. Politiquement,
il se trouvait dans une position de soumission et devait gagner sa crédibilité
en se montrant fidèle à la Révolution. Ce qu’il fit d’excellente manière et ce
fut là le secret de la réussite de la première période transitoire. Ainsi, le
Président provisoire observa-t-il une attitude amicale et compréhensive à
l’égard de la Haute instance de la Révolution dont il présida la première
séance, le 17 mars 2011, et la cérémonie finale, le 13 octobre 2011. La Haute
instance qui était composée des femmes, des hommes et des forces de
l’opposition à l’ancien régime, représentait l’esprit nouveau de la Révolution.
L’ensemble des textes législatifs ou réglementaires adoptés par la Haute instance
furent signés promulgués et publiés par le Président et devinrent des textes de
valeur législative, à l’instar du décret-loi n° 35 sur l’élection de
l’Assemblée nationale constituante (40), ou de simples décrets à caractère
réglementaire.
L’effet
du décret-loi n° 14 sur la Constitution de 1959
Nulle part il n’est dit que la Constitution est abrogée, ni sur le plan des
institutions, ni des règles substantielles. Le décret-loi n° 14 affirmait
simplement qu’il devenait impossible d’appliquer les dispositions de la
Constitution de 1959 « dans leur intégralité », ce qui laisse
supposer que la Constitution restait partiellement en vigueur. En effet, sur le
plan des institutions, la seule certitude, c’est que les institutions
expressément visées par l’article 2 du décret-loi disparaissent. Mais il est
fait exception des ordres juridictionnels établis par la Constitution de 1959.
Sur le plan des règles substantielles, nous pouvons nous rallier à l’arrêt de
la Cour d’appel de Tunis, rendu le 5 février 2013, se référant à la liberté de
circulation prévue par l’art. 10 de la Constitution du 1er juin 1959. Dans cet arrêt, la Cour affirme que cette dernière demeurait en
vigueur dans ses dispositions garantissant les droits et libertés
fondamentales, ajoutant cependant que ces droits et libertés, par leur nature
même, aussi bien que par l’effet de l’article 12 du Pacte international sur les
droits civils et politiques auquel la Tunisie avait adhéré le 29 novembre
1968 ; n’étaient pas susceptibles d’être abrogés.
La réflexion sur le décret-loi n° 14 est extrêmement instructive sur le
plan des rapports entre Constitution et Révolution. Elle nous révèle en effet,
au niveau du droit public, la cohabitation de deux logiques : d’un côté,
la logique révolutionnaire, avec ses idées sur la souveraineté du peuple, sur
la Révolution comme expression de la volonté du peuple, sur la nouvelle
Constitution comme objectif de la Révolution ; et d’un autre côté, la
logique institutionnelle, constamment présente, avec le passage de l’ancien au
nouveau régime, par l’effet même des dispositions de l’ancienne Constitution ne
soit pas totalement, mais partiellement abrogée. Le sentiment dominant cette
période de l’histoire consistait, presque obsessionnellement, à éviter que la
vie politique se déroulât sur une base purement factuelle. Le plus remarquable,
c’est que cette logique révolutionnaire elle-même a été contrainte de suivre la
voie du droit, par l’intermédiaire d’un texte juridique, bien qu’elle ait pu
largement s’en passer.
Hormis le décret-loi n° 14, et au cours de toute la première période
transitoire, la chaîne du droit ne connut pas de discontinuité. A partir de la
chute de l’ancien régime le 14 janvier 2011, nous passons de texte à texte,
sans interruption, comme si la vie du droit écrit avait ses propres ressorts.
L’application de l’art. 57 de la Constitution de 1959, puis de l’art. 28,
permit de mettre en place la présidence provisoire qui joua un rôle
stabilisateur si important dans cette période mouvementée. Sur la base de l’art.
28 fut pris le décret-loi n° 6 du 18 février 2011 créant la Haute instance de
la Révolution qui joua, sans le dire, le rôle d’un parlement au sein duquel
furent délibérés les textes juridiques les plus importants pour le futur,
notamment les projets de décret-loi sur l’instance supérieure indépendante pour
les élections, (ISIE), sur l’élection de l’Assemblée nationale constituante,
sur les partis politiques, sur les associations, sur la presse écrite et sur
les médias, sans compter les décrets d’application de ces textes.
Sur la base du décret-loi n° 35 furent organisées les élections du 23
octobre 2011 pour la désignation d’une Assemblée nationale constituante n° 6 du
16 décembre 2011, seconde « Petite constitution » portant
organisation provisoire des pouvoirs publics et abrogeant définitivement la
Constitution de 1959. L’Assemblée constituante vota la nouvelle Constitution le
26 janvier 2014 et cette dernière fut promulguée au cours d’une séance
solennelle le 27 janvier 2014. A cette date, l’objectif de la révolution est
réalisé. La Révolution a accouché de sa Constitution. La période transitoire
est terminée.
A partir de la Constitution du 27 janvier 2014, nous entrons dans une
nouvelle phase transitoire, mais au sens constitutionnel et proprement juridiques
du terme, et dans les conditions fixées par le chapitre 10 sur les dispositions
transitoires. Il s’agit ici d’une phase transitoire constitutionnelle, au sens
des conflits de loi dans le temps, qui ne doit nullement être confondue avec
les phases transitoires précédentes (41).
Poursuivons à présent le récit, en regardant le spectacle, car c’en fut un
en vérité, des travaux de la constituante et des crises qu’elle eut à
affronter.
Deuxième partie : Une Constitution,
malgré la Constituante ?
Au cours de l’été 2011, avant les élections de la future assemblée, deux
questions fondamentales ont été soulevées par la presse et par certain nombre
de partis politiques importants ;
Le premier concernait la durée du mandat de l’Assemblée et de second, la
délimitation de ses compétences.
L’Assemblée, avant même sa formation, ne baignait pas dans la confiance.
A- Les problèmes relatifs au
mandat et aux compétences de l’Assemblée nationale constituante
Un certain nombre d’indice plaidaient pour un mandat ne dépassant pas une
année et pour une compétence strictement limitée à la fonction constituante.
Le discours présidentiel du 3 mars 2011, le décret-loi n° 14, le décret-loi
n° 35 relatif à l’élection d’une Assemblée nationale constituante, allaient
clairement dans le sens d’une assemblée strictement constituante. Nulle part,
il n’était indiqué que l’assemblée dépasserait cette fonction.
L’assemblée devait être instituée en vue d’établir une constitution.
Par ailleurs, les deux décrets (42) relatifs à la convocation du corps
électoral pour l’élection de l’assemblée indiquaient expressément que
l’assemblée était chargée d’établir une constitution « dans un délai
maximum d’une année ». Cependant, ces indices n’étaient pas tranchants (43).
Tout d’abord, et sur le plan des principes, l’Assemblée nationale
constituante représente un pouvoir constituant originaire issu d’une révolution
qu’il était difficile de limiter par des textes, quel que soit leur rang, dans
la mesure où cette assemblée, disposant de ce pouvoir, se trouvait habilitée à
abroger tous les textes antérieurs, y compris les textes de valeur
constitutionnelle. En cela, le processus constituant tunisien différait
fondamentalement de celui de l’Afrique du Sud dont la constitution intérimaire
imposait des restrictions à l’Assemblée constituante, sous le contrôle de la
Cour constitutionnelle (44). Par ailleurs, l’affirmation expresse d’une
fonction constituante par les décrets-lois sus visés n’excluait pas ipso facto
la fonction législative.
Conscients de ces lacunes, une cinquantaine de partis politiques avait
exigé, dès le début de l’été 2011, l’organisation d’un référendum en vue de
délimiter le mandat et les compétences de l’assemblée. Le Premier ministre,
Béji Caïd Essebsi, et le Président de la République, Foued Mebazza, n’étaient
pas loin d’adopter ce point de vue car, pensaient-ils, une assemblée disposant
d’un pouvoir absolu ouvrait les voies de l’inconnu.
Or, quand on se rappelle la crise grave déjà provoquée par le report des élections
du 24 juillet au 23 octobre 2011, on pouvait craindre le pire dans l’hypothèse
où les élections auraient été accompagnées d’un référendum ou pire, encore
reportées. Pour résoudre cette crise, on eut recours à une procédure
transactionnelle entre les parties politiques représentés à la Haute instance.
Un droit constitutionnel naissant a besoin d’adjuvant pour pouvoir s’accomplir.
La
Déclaration sur le processus transitoire du 15 septembre 2011
Pour sauver la situation et éviter le référendum, le Président de l’HIROR
initia avec les partis membres de la Haute instance, y compris les partis qui
l’avaient quittée, un cycle de négociations qui s’échelonna du 4 août au 12
septembre et qui aboutit à la signature de la fameuse « Déclaration du
processus transitoire » par onze partis membres de la Haute instance
sur les douze ayant participé aux négociations. Dans ce moment, « pris sur
initiative » d’une personne nommément désignée (45), les partis confirmèrent
leur attachement absolu au rendez-vous électoral du 23 octobre 2011,
s’engagèrent à respecter le délai maximum d’une année, établir une feuille de
route prévoyant les différentes étapes de transfert du pouvoir des autorités
provisoires actuelles à l’Assemblée nationale constituante, qui sera à son tour
chargée d’établir une nouvelle organisation provisoire des pouvoirs publics,
jusqu’à l’adoption de la nouvelle constitution.
L’effet de cette déclaration fut remarquable sur le plan politique. Tout d’abord
la campagne autour du référendum cessa immédiatement, ce qui consolida
définitivement le processus électoral. Le Président de la République, le
Premier ministre et le président de l’HIROR, furent convaincus, à la lecture de
la Déclaration, que la fixation d’un délai d’une seule année pour les travaux
de l’Assemblée constituante emportait, par voie de conséquence, la limitation
de ses compétences. Mais il faut avouer que cette question demeurait dans la
pénombre.
Il faut également remarquer que la Déclaration du 15 septembre constitué le
premier modèle de « feuille de route », qui deviendra familier
par la suite, dans le cadre du dialogue national, et qu’enfin la Déclaration
fixa la voie que devait suivre l’Assemblée nationale constituante dans la mise sur
pied d’une nouvelle organisation provisoire des pouvoirs publics. La loi
constituante n° 6 du 16 décembre 2011 donna corps au contenu de cette
Déclaration.
Nous évoquons l’affaire du mandat pour souligner qu’elle fut le véritable
critère de la légitimité de l’Assemblée. En effet, un éventuel dépassement de
ce délai constituerait immanquablement une source d’attaque frontale contre la
légitimité de l’assemblée et sa crédibilité, en dépit du fait qu’elle
représentait véritablement la volonté du peuple exprimée par les premières
élections libres de notre pays. C’est, hélas, ce qui se passa dans la réalité.
Les lenteurs des travaux de l’Assemblée nationale constituante, en particulier
le temps qu’elle consacra à l’élaboration d’un règlement intérieur complexe qui
ressemblait fort à celui d’un parlement plutôt qu’à celui d’une assemblée
constituante, éveilla rapidement les craintes.
Ainsi, dans la déclaration du 26 janvier 2012, l’ancien Premier ministre
Béji Caïd Essebsi fit part de ses appréhensions, en soulignant la perte de
temps provoquée par la constitution du gouvernement, l’adoption de
l’Organisation provisoire des pouvoirs publics et du Règlement intérieur de
l’Assemblée qui faisait de cette dernière une assemblée plutôt parlementaire
que constituante. Se référant à la Déclaration du 15 septembre 2011, l’ancien
Premier ministre fit part de sa crainte de voir l’Assemblée constituante et le
gouvernement dépasser à la fois leur compétence et leur mandat. Il réclama la
réactivation de l’ISIE (Instance Supérieure Indépendante pour les Elections) et
appela à une union des forces politiques pour lutter contre la violence et le
radicalisme et pour consolider le processus consensuel.
A partir de là, la date butoir du 23 octobre 2012 devint le critère
principal d’évaluation de l’Assemblée constituante. L’argument de certains
partis signataires, selon lequel la déclaration du 15 septembre n’était qu’un
accord politique et moral, sans caractère juridique, ne fit que discréditer
davantage la coalition majoritaire, dominée par le parti Ennahdha et Béji Caïd
Essebsi ne se priva pas de l’utiliser.
Les idées principales de la déclaration du 26 janvier 2012 furent reprises
dans « l’Appel de la Tunisie » ; Nida Tounes, du 20 avril 2012 qui fut à l’origine de la
constitution du parti Nida Tounes (46) en juin 2012.
B- Les sorties de
crise : de la légitimité électorale à la légitimité consensuelle, char’ia tawafuqiyya.
A partir d’octobre 2012, et dans le sillage du dépassement du délai fixé
par la Déclaration du 15 septembre 2011, le socle sur lequel reposait la
légitimité politique et juridique de l’Assemblée constituante fut par
conséquent remis en cause. Pour les protagonistes de cette thèse (47), l’idée
était fort simple : en ne respectant pas la limite temporelle de son mandat,
l’Assemblée se mettait en quelque sorte elle-même hors la loi.
La thèse du constituant souverain exprimée par la formule « l’assemblée maîtresse d’elle-même », al majlissu saïdu nafsihi, avancée par certains députés, fut mise en évidence et devint objet de
moqueries et de caricatures.
Le
consensus : Tawâfuk
Du coup, l’Assemblée ne pouvait plus se prévaloir du principe majoritaire,
fondement de sa légitimité, et l’accord par consensus des acteurs, tawâfuk, devint le seul mode de décision et de
gouvernement acceptable. Il s’agissait, essentiellement en vue d’éviter
l’exclusion, de renoncer aux procédures majoritaires de vote, au profit d’un
processus politique informel par tacite acceptation.
L’idée du tawâfuk est apparue après la Révolution dans l’article 4 du décret-loi n° 6 du 18
février 2011 relatif à la Haute instance de la révolution. Puis, il a fait son
chemin au sein même de l’Assemblée nationale constituante, pour éviter la règle
du vote de la constitution à la majorité des deux tiers et un éventuel recours
très risqué au référendum pour adopter la Constitution.
Par la suite, la revendication de l’action politique par consensus est
devenue le leitmotiv de l’opposition et des partis non représentés à l’Assemblée.
Après d’âpres polémiques entre la troïka, coalition majoritaire, et les partis
de l’opposition, en particulier Nida Tounes, le principe du consensus finit par l’emporter. Pour Nida Tounes, il n’était question ni de mettre en danger
la continuité de l’Etat, ni même de contester la légitimité de l’Assemblée,
mais simplement de réaménager les modes de prise de décision fondés sur la
légitimité électorale et le principe majoritaire pour les asseoir sur la
légitimité consensuelle (48).
Le principe du consensus devint par la suite le mode fondamental de prise
de décision, aussi bien à l’intérieur de l’Assemblée nationale constituante qui
forma pour cela une commission spéciale dénommée « la Commission des
consensus » lajnat attawâfuqât, que pour les sorties de crise, dans le cadre des processus de
« Dialogue national ».
Le
dialogue national
Le « Congrès du dialogue national » qui fut initié par l’UGTT le
16 octobre 2012, connut en réalité plusieurs étapes et diverses péripéties.
Destiné à résoudre les crises et les tensions, par la participation des partis
politiques et des acteurs de la société civile, il se prolongea entre les
partis représentés à l’Assemblée constituante (49) le 15 avril 2013, sous
l’égide du Président de la République, puis le 16 mai 2013, de nouveau sur
initiative de l’UGTT. Mais il prit une ampleur particulière après la crise
politique majeure de l’été 2013.
Les crises politiques graves vécues par le pays en février et juillet 2013,
suite aux assassinats de Chokri Belaïd, le 6 février 2013, et Mohamed Brahmi,
le 25 juillet 2013, radicalisèrent les positions exclusivement consensualistes
et Béji Caïd Essebsi alla jusqu’à demander la dissolution de l’Assemblée
constituante, dès le 6 février 2013 (50).
Dans l’après-midi de la journée au cours de laquelle fut assassiné le
leader nationaliste arabe nassérien, membre du parti du Front populaire, le pan
arabiste Mohamed Brahmi, Hamma Hamami, porte-parole et leader du Front
populaire appela toutes les régions du pays à la désobéissance civile, jusqu’à
la chute définitive du régime dominée par le parti Ennahdha, avec toutes ses
composantes : Assemblée, Présidence de la République et Gouvernement.
Le même jour, le « front du salut national » fut créé (51). Des
manifestations sans précédent eurent lieu les 6, 13 et 27 août et tout l’été
fut émaillé de troubles et de manifestations.
Cette crise profonde déstabilisa les institutions de l’Etat. Le 26 juillet
2011, 42 députés de l’Assemblée constituante annoncèrent leur retrait de
l’Assemblée, l’organisation d’un sit-in ouvert, allèrent jusqu’à revendiquer la
dissolution de l’Assemblée. Le chef de l’Etat condamna la prise du pouvoir par
l’armée en Egypte qui avait eu, en parallèle avec le mouvement
« Révolte », tamarrud u, impact certain sur la dévalorisation des islamistes en Tunisie. Les
moqueries et propos insultants à l’égard des trois présidents fusèrent dans les
rangs des manifestants d’août 2013. Le Chef du gouvernement se crispa dans une
position défensive maladroite et perdit toute initiative. Le Président de
l’Assemblée nationale constituante décida de suspendre les travaux de l’Assemblée,
le 6 août 2013 et les travaux de cette dernière furent ainsi paralysés pendant
plus d’un mois, ce qui constitua une sorte d’électrochoc.
Devant l’ampleur de la crise de légitimité des partis composant la troïka
et de l’Assemblée, du Gouvernement et du Président de la République, tous tenus
pour directement responsables du climat de violence et des assassinats, l’UGTT
adopta le 29 juillet 2013 une déclaration dans laquelle elle dénonça l’échec
patent de la troïka dans la gestion de la question sécuritaire, le dépassement
du mandat, l’échec de l’Assemblée constituante et la perte de son crédit, le
recours excessif au principe majoritaire, à la place du consensus, la logique
partisane dans la conduite des travaux de l’Assemblée constituante, l’emprise
du parti majoritaire sur les institutions et l’administration de l’Etat, le
silence du gouvernement devant l’apparition et le développement des
organisations et groupements terroristes, la crise sociale et économique.
Dans la même déclaration, elle demanda :
- la démission du gouvernement et la constitution d’un gouvernement
« de compétences », kafâ’ât,
- la dissolution des « ligues de protection de la Révolution »,
- la neutralisation de l’administration, des institutions éducatives,
universitaires et culturelles et les lieux de culte,
- la révision de l’ensemble des nominations,
- la constitution d’une commission d’enquête sur les assassinats et la
violence,
- l’adoption d’une loi sur la lutte contre le terrorisme,
- la constitution d’un comité d’experts pour revoir, dans les 15 jours, la
dernière version de la Constitution, en vue de l’épurer des dispositions qui
portent atteinte au caractère civil de l’Etat et au caractère républicain et
démocratique du régime.
- la préparation du projet de loi électorale.
L’UGTT demanda également l’adoption, dans les 15 jours à compter de la
soumission du projet de constitution établi par le comité d’experts :
- d’une loi constitutionnelle, en vue de limiter les attributions de
l’Assemblée au vote du projet de constitution adopté par le comité d’experts,
- l’adoption de la loi électorale et enfin
- la mise sur pied de l’instance électorale indépendante.
A défaut, l’Assemblée serait réputée avoir achevé ses travaux.
Le style et les revendications de cette déclaration constituent un
témoignage essentiel de la gravité de la crise qu’a vécue la Tunisie au cours
de l’été 2013.
La
feuille de route
Par la suite, en septembre 2013, fut lancé le « Congrès national pour
le dialogue ». Ce dernier fut placé sous l’égide du « quartet »
composé de l’UGTT, de la Ligue tunisienne pour la défense des droits de
l’homme, de l’Ordre national des avocats et de l’Union tunisienne de
l’industrie, du commerce et de l’artisanat.
Le 17 septembre 2013 le quartet rendit publique son initiative. Il y
insista sur « la méthode du processus consensuel » en vue de préparer des élections et proposa une feuille de route qui
deviendra le programme de sortie de crise. Cette feuille de route comportait
les éléments essentiels suivants :
- La constitution d’un gouvernement « de compétences » présidé
par une personnalité nationale indépendante et dont les membres s’engageraient
à ne pas se présenter aux futures élections. Ce gouvernement, couramment appelé
de « technocrates », viendrait remplacer le gouvernement actuel qui
s’engagerait à présenter sa démission. Aucune motion de censure ne peut être
adoptée contre le nouveau gouvernement que sur initiative de la majorité
absolue et suite à un vote des deux tiers des membres de l’Assemblée (52).
- La poursuite des réunions de l’Assemblé nationale constituante, la
détermination de ses attributions et la fin de ses travaux.
- L’engagement de négociations en vue de choisir la personnalité nationale
indépendante qui sera chargée de la constitution du gouvernement.
- L’accord sur une feuille de route relative à l’achèvement du processus
transitoire et la fixation d’un calendrier pour les élections présidentielles
et législatives. L’ensemble fera l’objet d’une loi adoptée par l’Assemblée
nationale constituante au cours d’une séance spéciale qui modifiera et complétera l’Organisation provisoire des pouvoirs publics.
- L’Assemblée disposera d’un délai de quatre semaines maximum pour achever
la constitution de l’instance supérieure indépendante pour les élections et la
nomination de ses membres, l’adoption de la loi électorale, la fixation de la
date des élections, l’adoption de la constitution avec l’assistance d’un comité
d’experts.
La feuille de route fut, après de nombreuses difficultés et
tergiversations, signée par 21 partis politiques dont deux partis de la
coalition majoritaire sur les trois. En signant la feuille de route le parti
Ennahdha acceptait la démission du Gouvernement et la constitution d’un
gouvernement non partisan.
L’apogée de la crise fut atteinte lorsque 42 députés de l’Assemblée
constituante annoncèrent le 26 juillet 2013 leur retrait des travaux de
l’Assemblée, l’organisation d’un sit-in ouvert sur la place du Bardo, face au
siège de l’Assemblée nationale constituante, et allèrent même jusqu’à demander
la dissolution de l’Assemblée. Leur nombre augmenta pour approcher la
soixantaine.
Les erreurs politiques parfois grossières de la coalition majoritaire, en
particulier le parti islamique, les tentatives avortées d’islamisation de
l’Etat et de la société dès les premières réunions de l’Assemblée nationale
constituante, la politique extrêmement ambiguë du gouvernement et du parti
islamiste à l’égard des tendances radicales salafistes, takfiristes et
jihadistes (53) et face à la montée de la violence politique et des assassinats
dont la troïka fut tenue pour responsable, les nominations fondées sur
l’allégeance partisane au sein de l’administration publique, créèrent une
bipolarisation de la vie politique en unissant les forces de la gauche
anciennement communiste, les nationalistes arabes, les sociaux-démocrates, les
laïcistes, les démocrates de tous bords, contre la troïka qui, par
simplification, devenait ainsi l’expression de l’islamisme politique.
La
bipolarisation entre démocrates et « théocrates »
Encore par ce type de simplification dont l’opinion est friande, la
bipolarisation aboutit à une division entre théocrates et démocrates (54).
Cette bipolarisation allait devenir le noyau autour duquel se cristallisera la
vie politique en Tunisie, jusqu’aux élections législatives et présidentielles
de la fin de l’année 2014. Ces dernières les révéleront au grand jour aussi
bien lors de la campagne électorale que par les résultats du scrutin.
Cette bipolarisation de la vie politique pour ne pas aggraver la violence
générée par la période post révolutionnaire, violence qui aurait pu aboutir au chaos,
explique le recours aux procédures informelles que nous avons passées en
revue : Déclaration sur le processus transitoire du 15 septembre
2011 ; organisation du Dialogue national ; feuille de route élaborée
par le quartet ; institutions de la Commission des consensus au sein de
l’Assemblée nationale constituante. Dans tous ces cas, la force de la loi
persiste, puisque le dernier mot lui revient et que le retour aux procédures
juridiques froides et procédurales s’impose en fin de parcours. Mais les procédures
chaudes de contacts, de débats et de négociations sont mieux à même de résoudre
les crises et d’aller de l’lavant.
Ces processus informels ont réussi non seulement à apaiser les tensions,
mais au surplus, à débloquer et accélérer le processus constituant et permettre
l’alternance au pouvoir.
C- La constitution et les
choix fondamentaux de régime et de société
Bien plus que par son caractère technique et ses options autour du régime
politique, de la responsabilité des gouvernants, des procédures de contrôle et
de mise en jeu de la responsabilité, le débat constitutionnel s’est
essentiellement articulé autour des choix fondamentaux de société et notamment
des rapports entre la Constitution et la religion.
Dans ce cadre, la présence du droit se révèle non seulement par le fait
qu’il exprime les choix clairs et consensuels de société, en l’occurrence
l’équilibre des pouvoirs ainsi que la protection des libertés et des droits
découlant du message de la Révolution, mais également les contradictions de ses
choix, découlant des divisions éthiques, intellectuelles et idéologiques de la
société elle-même.
1- Les lignes de continuité
- Le régime politique, les
droits et libertés de la Révolution à la Constitution
« Rompre avec le régime présidentiel dans sa version dévoyée, le
régime présidentialiste, consacré par la Constitution de 1959 et aggravé par
les multiples révisions de cette dernière » (55), tel fut bien en effet
l’objectif du constituant qui institua dans la Constitution du 27 janvier 2014,
un régime certes complexe, mais caractérisé par une quasi-impossibilité
d’abuser du pouvoir.
Le régime politique institué par la Constitution de 2014, ne correspond ni
au modèle du régime parlementaire, ni à celui du régime présidentiel, ni au
régime d’assemblée. Il n’est rien de tout cela, mais tout cela à la fois.
Notre propos ne consiste pas à décrire les mécanismes de ce régime
politique très particulier, mais simplement affirmer que le constituant
tunisien a été constamment animé par le désir d’éviter un retour à la
dictature, ce qui correspond bien à un objectif essentiel de la Révolution.
Ce souci se manifeste en particulier par une division du pouvoir au sein
même du pouvoir exécutif, par des mécanismes de garantie de l’indépendance du
pouvoir judiciaire, par des procédures complexes de mise en jeu de la
responsabilité gouvernementale et présidentielle, par des mécanismes de
contre-pouvoir substantiels ou d’autoprotection accordés au Président de la
République et au gouvernement dans leurs relations avec le Parlement et enfin
par la mise sur pied d’un mécanisme de contrôle de la constitutionnalité des
lois.
Nous pouvons affirmer que le constituant tunisien est allé fort loin dans
l’application du précepte de Montesquieu : « Pour qu’on ne puisse pas abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des
choses, le pouvoir arrête le pouvoir ».
Il est à craindre que, en allant trop loin dans ce sens, le constituant
risque d’ouvrir la voie à de futures crises politiques ou à des blocages des
rouages principaux de l’Etat. Le pouvoir ne doit pas excessivement arrêter le
pouvoir.
Bien que caractérisée par quelques références identitaires, la Constitution
a su tirer les leçons de la Révolution en accordant une place centrale à la
question des droits de l’Homme et des libertés (56). En effet, cette
constitution, adhérant globalement aux principes des Pactes, consacre
l’ensemble des droits et libertés fondamentaux conformément aux standards
internationaux (57). Dans ce domaine, en même temps qu’il consolidait les
acquis en matière de droits de l’homme en en faisant une matière non
susceptible de révision constitutionnelle, le constituant a pris soin de
limiter les pouvoirs du législateur lui-même avec l’article 49 de la
Constitution, directement inspiré des dispositions du Pacte international sur
les droits civils et politiques (58).
La « Commission des consensus » a joué un rôle important sur
cette question.
Ainsi, sur les deux plans de l’équilibre des pouvoirs et de la consécration
des droits et libertés, la Constitution s’inscrit dans une parfaite ligne de
continuité avec la Révolution. En revanche, sur d’autres lieux, plutôt que
d’exprimer des options claires, la Constitution révèle les antagonismes et
contradictions.
- L’égalité homme femme
La longue tradition réformiste en Tunisie a fini par enfanter une réforme
fondamentale du droit de la famille s’inscrivant dans un programme de
désislamisation des institutions et des mœurs. Bourguiba, alors Premier
ministre, a fit promulguer par le Bey le « Code de statut personnel »
le 13 août 1956. Ce code abolit et sanctionne la polygamie, consacre la liberté
du consentement au mariage, réforme le droit de l’héritage. Une loi intervenue
par la suite institue en Tunisie le régime de l’adoption des enfants, qui
d’après l’interprétation historique des fuqaha (théologiens), est un régime interdit
par le Coran.
La prise du pouvoir par le parti Ennahdha a aussitôt déclenché des débats
passionnés autour de la famille, des droits de la femme et des questions de la
polygamie, de l’adoption et des mères célibataires.
Le parti islamiste, s’est toujours targué d’être partisan des droits de la
femme. C’est ainsi qu’il a soutenu le principe de la parité hommes femmes
adopté par la Haute instance de la Révolution, lors du vote du projet de décret
loi sur les élections de l’Assemblée nationale constituante.
Cependant, dans le projet de brouillon de Constitution d’août, un article
28 du chapitre 2 sur les droits et libertés a provoqué un vaste mouvement de
protestation. Cet article est ainsi rédigé : « l’Etat garantit la
protection des droits de la femme et la consolidation de ses acquis en
considérant qu’elle constitue un partenaire authentique, avec l’homme, dans la
construction de la patrie et par leurs rôles complémentaires à l’intérieur de
la famille ».
Ni l’idée de partenariat, ni l’idée de complémentarité ne pouvaient avoir
la faveur des associations de femmes ou des partis de gauche. Ce texte
déclencha des réactions hostiles et des manifestations importantes le 13 août
2012, à l’occasion de la « journée de la femme ». Après de multiples
tractations, et de retouche en retouche, notamment au sein de la
« Commission des consensus », le texte fut métamorphosé pour devenir
l’article 46 de la Constitution :
« Article 46 :
L’Etat s’engage à protéger les droits acquis de la femme et veille à les
consolider et les promouvoir.
L’Etat garantit l’égalité des chances entre l’homme et la femme pour
l’accès aux diverses responsabilités et dans tous les domaines.
L’Etat s’emploi à consacrer la parité entre la femme et l’homme dans les
assemblées élues.
L’Etat prend les mesures nécessaires en vue d’éliminer la violence contre
la femme ».
Comme pour marquer cette continuité au sujet des acquis de la femme depuis
l’indépendance, l’article 34 accentua le principe de représentativité en
matière d’élection.
« Article 34 :
Les droits d’élire, de voter et de se porte candidat sont garantie,
conformément à ce qui est prévu par la loi.
L’Etat veille à garantir la représentativité de la femme dans les
assemblées élues ».
L’option est donc sans aucune ambiguïté, mais elle a abouti après des
heurts entre des tendances adverses.
Ici, les moutons sont apaisés, mais le loup demeure caché dans la bergerie.
Sait-on ?
2- Les lignes de fracture
- Etat civil, dawla madaniyya contre Etat religieux, dawla dîniyya
La prise du pouvoir par le parti islamiste majoritaire s’est caractérisée
par une extrême imprudence qu’on pourrait expliquer par leur inexpérience du
pouvoir. Sans doute grisé par leur succès électoral, les nouveaux gouvernants
ont à la fois surestimé leur force réelle et leur enracinement social, mais
surtout sous-estimé, dans cette société tunisienne pourtant majoritairement
croyante, les tendances profondes et les traditions sécularisées des élites
intellectuelles académiques et artistiques, de l’administration, du milieu
particulier des juristes universitaires ou praticiens qui ne se sont pas privés
de juguler les tentatives d’islamisation politique et de les faire échouer, des
étudiants de la gauche, majoritaires à l’université, des mouvements féministes,
des forces syndicales principales, de la classe des entrepreneurs et hommes
d’affaires, mais également d’une large frange des croyants refusant que la
religion soit exploitée à des fins politiques ou que la politique se mette au
service de programmes d’islamisation de la société et de l’Etat.
Dès les premières réunions de l’Assemblée nationale constituante, certaines
prises de position des députés ou des membres du parti, ont contribué à liguer
l’ensemble des forces hostiles à l’islamisme politique en un front uni contre
l’éventualité d’une dictature théocratique. Cet élément fondamental explique
tout le processus qui va suivre les élections du 23 octobre 2011.
Certains députés ont réclamé, au sein de la « Commission du préambule
et des principes généraux », que le préambule de la Constitution indique
que la charia soit la source principale du droit. Le 23 janvier 2012, le député
Sadok Chourou, militant, grand prisonnier politique, ancien président
d’Ennahdha, devant la montée des mouvements protestataires violents, installant
des barrages sur les axes routiers ou les chemins de fer ou incendiant les
équipements de service public, avait affirmé avec un simplisme déconcertant que
ces forces de « l’abjuration » étaient justiciables du verset 33 de
la sourate de la Table prévoyant pour eux une panoplie de peines corporelles
parmi les plus cruelles, telles que le massacre, la crucifixion, ou
l’amputation des mains et des jambes en diagonale ou le bannissement.
Vers les mois de février et mars 2012, un projet de constitution du parti
Ennahdha a commencé à circuler. Il comportait un article 10 disposant « La
charia islamique est une source principale (parmi les sources) de la
législation ». Ce projet prévoyait également une disposition créant un « Haut
conseil chara’ique » « majliss a’lâ lil ‘iftâ’ » chargé de contrôler la conformité des lois aux normes de la charia.
Tout cela était accompagné d’événements comme l’affaire de l’atteinte au
drapeau tunisien à l’université de la Manouba, le 7 mars 2012, ou d’informations
sur la création d’écoles coraniques ou de crèches islamiques et de polémiques
sur la polygamie, l’adoption et les droits de la femme.
Des manifestations pour défendre la chariaa eurent lieu (59) aux cris de
« Le peuple veut l’application de la chariaa », « Ni loi, ni
constitution, l’islam est la solution », « Le peuple veut de nouveau
le Khalifa », « achaab yourid Khilafa min jadis ».
« La Tunisie est musulmane, non à la laïcité », « Tounis
tounis islamiyya la la lil’ilmaniyya ».
En réaction à ce que les démocrates considèrent comme des menaces contre le
caractère civil de l’Etat, la démocratie et le droits de l’homme, une
manifestation bien plus importante de plusieurs milliers de personnes eut lieu
à Tunis contre toutes ces expressions de l’islamisme politique.
La foule scandait : « Non à la chariaa », « La Tunisie
est un Etat de droit non de fatwas », « La Tunisie n’est pas
l’Afghanistan » ou encore « Le peuple veut en Etat civil »,
« achaab yourid dawlah madaniyya ».
Devant l’ampleur de la réaction, le 25 mars 2012, après une réunion de la
direction de son parti, Rached Ghannouchi annonça le retrait du projet relatif
à la charia en précisant que l’article premier de l’ancienne Constitution de
1959 était suffisant pour affirmer la présence de l’islam dans la Constitution
(60).
Le consensus se fit autour de cet article premier et la querelle autour de
la charia sembla terminée. Bien plus, un article 2 soulignant le caractère
civil de l’Etat fut ajouté à la Constitution. Cet article n’était pas inclus
dans le projet de brouillon d’août 2013, mais fut ajouté par la suite au niveau
de la « Commission du Préambule et des principes généraux » et inclus
dans le projet du 1er juin 2013.
« Article 2 : La Tunisie est un Etat civil, fondé sur la
citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit.
Le présent article ne peut faire l’objet de révision ».
Il est évident, que la confrontation des articles 1 et 2 de la Constitution
posera des problèmes complexes d’interprétation :
- Les partisans de la religion politique interpréteront les dispositions de
l’article 1er, comme signifiant que l’islam est la religion de
l’Etat.
- D’autres, considéreront que cet article 1er prenant tout simplement acte de la religion majoritaire de la Tunisie est
descriptif et non prescriptif et que, en tout état de cause, l’article 2
tranche l’interprétation en faveur du caractère civil de l’Etat.
Quoi qu’il en soit, la présence de ces deux articles révèle un conflit de
normes prenant ses racines dans le fond social lui-même.
- Le respect du sacré « Hurmat al Muqaddassat » et les tentatives de criminalisation de l’atteinte au
sacré
Vers la mi-juin 2011, un film réalisé par Nadia el Fani, intitulé :
« Ni Allah, ni maître » fut projeté à Tunis. En octobre 2011, la
chaîne de télévision Nessma diffusa un dessin animé « Persépolis »,
réalisé par Marjane Saprati. A la mi-juin 2012 fut organisée l’exposition
antistatique du palais « ‘ibdiliyya ».
Toutes ces activités culturelles considérées comme blasphématoires par les
islamistes provoquèrent troubles et manifestations. Les agressions physiques
contre des intellectuels, des artistes, des universitaires, se multiplièrent
pour « atteinte aux choses sacrées » « ‘i’tida ‘ala al
muqaddassat ».
Après l’affaire de la ibdiliyya, un projet de loi fut déposé le 1er août 2012 auprès de l’Assemblée constituante par le parti Ennahdha, en vue de criminaliser
l’atteinte au sacré (61).
Le projet de brouillon de la Constitution d’août 2012 reprend la question
dans l’article 4 du chapitre 1er consacré aux
« Principes généraux ». Cet article dispose : « L’Etat
protège la religion, garantit la liberté de croyance et l’exercice des cultes
religieux. Il protège les choses sacrées muqaddassat et garantit la neutralité des lieux de culte contre la propagande
partisane ». Un autre article existe dans le chapitre 2 sur les
« Droits et libertés » : « l’Etat garantit la liberté de
croyance ainsi que l’exercice des cultes religieux et punit toute atteinte aux
valeurs sacrées de la religion ». Ces articles déclenchèrent des réactions
fermes dénonçant le gouvernement théocratique et la fin de la liberté
d’expression et appelant à inscrire la liberté de conscience dans la
Constitution (62).
Certaines ONG internationales comme Human Rights watch firent parvenir
leurs craintes à l’ANC (63).
- La religion de l’Etat
Cette question s’est posée à l’occasion des dispositions non révisables de
la Constitution. Le projet de brouillon de la Constitution d’août 2012
contenait au titre des dispositions finales (chapitre 9) un projet d’article
d’après lequel :
« Aucune révision constitutionnelle ne peut porter atteinte :
- à
l’islam en tant que religion de l’Etat
- à la
langue arabe en tant que religion officielle
- au
caractère républicain du régime
- au
caractère civil de l’Etat
- aux
acquis des droits de l’homme et de ses libertés consacrés par la présente
Constitution
- au
nombre et à la durée des mandats présidentiels par augmentation ».
Cette proposition, reprise dans le projet de décembre 2012 (64), deviendra
l’article 141 du chapitre 8 du projet du 1er juin 2013.
Dans le rapport du 24 juin 2013 sur le projet du 1er juin élaboré par un comité d’experts saisi par le Président de la
République le 10 juin 2013, les problèmes et soucis découlant de l’article 141
ont été soulevés (65).
Ce rapport a mis en lumière deux contradictions de cet article. La
première, entre l’article 141 et l’article 2 relatif au caractère civil de
l’Etat. La deuxième est une contradiction interne de l’article 141 lui-même qui
consacre à la fois l’islam comme religion d’Etat et le caractère civil de
l’Etat. Le danger de cette disposition est que le concept de « religion
d’Etat », peut être compris dans un sens conservateur qui serait de nature
à ouvrir la voie à une interprétation fondamentaliste et théocratique contraire
au caractère civil et démocratique de l’Etat proclamé par la Révolution.
Partant, le législateur pourrait adopter des règles empruntées à la charia
islamique, telle que comprise par les tendances wahabites ou les doctrines
fondamentalistes qui refusent la modernisation de l’islam et se conciliation
avec les doctrines constitutionnelles démocratiques. Sur la base de ce concept
de « religion d’Etat », poursuit le rapport, il serait possible à une
majorité appartenant à cette tendance d’abroger par exemple le code du statu
personnel qui constitue la constitution véritable du peuple tunisien ou
d’instituer la peine de mort pour apostasie ou d’imposer les peines coraniques
de lapidation, crucifixion, flagellation ou amputation, comme l’a proposé un
honorable député à l’Assemblée nationale constituante.
Autrement dit, c’était une manière déguisée de réintroduire le principe de
la charia, source de la législation. Le rapport ajoute que, toujours sur la
base de cette théorie de la religion d’Etat, il serait également possible de
revenir au régime du système juridique confessionnel qui abolirait l’unité du
système juridique tunisien et porterait atteinte au principe de la citoyenneté.
Le rapport propose de remplacer le premier tiret de l’article 141 de la
manière suivante :
« Aucune révision constitutionnelle ne peut porter atteinte :
- à
l’article premier et à l’article 2 de la Constitution ».
Encore une fois, d’interminables débats et polémiques s’engagèrent autour
de l’article 141, au niveau de la presse, des médias et au sein de l’Assemblée
nationale constituante et même des ONG internationales, comme le Centre Carter
(66).
Commentant la substance de cet article, Abdelwahab Meddeb écrivait qu’il
procédait « ...d’un glissement de sens qui transforme le descriptif en
prescriptif. Par cette précision, la référence à l’islam dans l’article premier
ne peut plus être lue comme un constat à propos d’une société dont la majorité des membres
professe l’islam. S’il dispose d’une identité religieuse déterminée, exclusive,
comment l’Etat peut-il être « civil, fondé sur la citoyenneté, la volonté populaire, la
transcendance du droit », comme l’affirme
l’article 2 ? Comment peut-il être « protecteur de la religion, chargé de la liberté de croyance, de
la pratique des cultes… » ? (67).
Devant la montée des critiques, en même temps que le projet du 1er juin 2013 était discuté, l’article 141 changeait de numérotation, pour
enfin disparaître du texte de la Constitution. Le rôle joué par la
« Commission des consensus » fut déterminant pour aboutir au résultat
final.
La Tunisie devient ainsi le seul pays arabe à ne pas proclamer que l’islam
est la religion de l’Etat.
- « La liberté absente » et les tribulations de l’article 6 de la
Constitution
L’article 4 déjà évoqué contenait une lacune important dans la mesure où il
ne faisait référence ni à la liberté de penser, ni à la liberté de conscience.
Ces deux libertés constituent en vérité la colonne vertébrale d’un régime
démocratique. Dans ce genre de régime que la Révolution a choisi et réclamé, la
liberté de penser veut dire l’acceptation des idées différentes de celles qui
sont admises et reconnues, et sur lesquelles il existe un accord général. La
liberté de penser est celle de pouvoir rompre avec la pensée courante. Dans cet
esprit, la liberté de pensée protège l’individu, les minorités et les personnes
dissidentes, contre la pression des idées sociales dominantes. Sans cela, nous
vidons totalement le terme démocratie de son contenu ; bien plus, nous
aurons privé la Révolution de son apport historique, car cette révolution nous
a libérés de la philosophie ancestrale des « gens du droit chemin
prophétique et de la communauté du peuple des croyants » ahl asunnah wal jama’a et nous a projetés dans
le climat de la philosophie moderne qui permet à l’individu de décider de son
destin et de se libérer des idées admises et préconçues.
Dans le même ordre d’idées, une autre question se pose : celle de
« la liberté de conscience », qui garantit la liberté philosophique
et métaphysique. Plus profonde que la liberté de penser, elle touche la
croyance religieuse et les convictions philosophiques. Elle implique en
particulier la possibilité, selon sa conscience, de choisir une religion, de
changer ou de modifier sa religion ou de ne pas avoir de religion. Dans cette
perspective, ce qui était considéré dans le passé comme crime d’apostasie, irtidâd, d’innovation blâmable, bid’a, de mécréance, zandaqa, de dissidence, khourouj, deviennent les expressions de la créativité
et de la puissance des potentialités intellectuelles de l’homme.
Ce refus de la liberté de conscience dans le projet de brouillon
Constitutionnel, va dans le même sens que le refus de l’ANC d’évoquer
l’universalité des droits et libertés et de faire référence à la Déclaration
universelle des droits de l’Homme qui reconnait clairement, dans ses deux
articles 18 et 19, la liberté de conscience et celle de refuser la religion de
son milieu social et familial (68).
Abdelwahab Meddeb, dénonçant la perversité des dispositions relatives à
l’Islam, écrivait sur cet article relatif à la liberté de religion « …On
comprend pourquoi cet article évoque ²la liberté de croyance² : il le fait pour éluder
la liberté de conscience, telle qu’elle est définie dans l’article 18 de la
Déclaration universelle des droits de l’Homme votée à l’ONU en 1948. Cet
article implique la liberté d’embrasser n’importe quelle religion, de changer
de religion, de sortit d’une religion et d’entrer dans une autre, et même de ne
pas en avoir… Bref, face à ce refus manifeste de la liberté de conscience, le
législateur se réserve le droit de recourir au commandement de la charia qui
condamne l’apostat à la peine capitale. Cette ambiguïté est destinée à ouvrir
la voie à la charia dans un texte qui ne la mentionne point.
En vérité, nous retrouvons dans ce texte la stratégie à laquelle nous a
habitués le parti islamiste Ennahdha. Face aux protestations démocratiques, il
fait semblant de reculer sans finalement rien céder. Ce qu’une main rature, une
autre main le récrit sous une autre forme, travestie, déguisée. C’est
ainsi que les islamistes jouent la tactique
démocratique pour parvenir à instaurer l’Etat théocratique » (69).
Devant la montée des critiques et des contestations (70), cet article fut revu
au cours du dialogue national de Dar adhiafa à Carthage tenu à partir du 15 avril 2013 entre les partis représentés à
l’Assemblée nationale constituante (71), sur initiative du Président de la
République, pour devenir, avec l’inclusion de la liberté de conscience,
l’article 6 du projet de constitution du 1er juin 2013.
Lors du débat et du vote final de la Constitution, un incident survenu le 5
janvier 2014 entre un député de l’extrême gauche, Mongi Rahoui, et un député
islamiste ultraconservateur, Habib Ellouze, qui avait accusé son adversaire
d’être un ennemi de l’islam, fut à l’origine de la condamnation du takfîr (accusation d’apostasie) dans l’article 6
de la constitution.
Le takfîr qui consiste à accuser une personne musulmane de renier l’islam constitue
en réalité un appel au meurtre, puisque l’islam, tel qu’il est interprété par
la majorité des légistes musulmans, au cours de l’histoire, sanctionne par la
mort le renégat, murtadd.
L’incident provoqua l’ire d’un bon nombre de députés qui exigèrent
l’insertion dans l’article 6 d’une condamnation du takfîr.
En fin de parcours, et après révision, l’article 6 fut adopté dans une
version « fin de combat » qui en fit un véritable pot-pourri
constitutionnel consacrant la chose et son contraire :
« L’Etat protège la religion, garantit la liberté de croyance, de
conscience et de l’exercice des cultes. Il assure la neutralité des mosquées et
des lieux de culte de l’exploitation partisane.
L’Etat s’engage à diffuser les valeurs de modération et de tolérance,
protéger le sacré et empêcher d’y porter atteinte.
Il s’engage également à prohiber et empêcher les accusations d’apostasie (takfîr),
ainsi que l’incitation à la haine et à la violence et à les juguler ».
Il est clair que dans cet article, il y a du pain pour toutes les planches.
- Les questions relatives à l’identité et à « l’ouverture »
L’opinion publique ayant peu le souci des nuances, son tissu étant formé de
simplifications, de couleurs fortes et de contraste, les islamistes au pouvoir,
cela devait forcément provoquer une division binaire de points de vue
s’exprimant par des équations simples de qualification : théocrates contre
démocrates, culturalistes contre modernistes, religieux fondamentalistes contre
laïcistes, etc.…
Avant les élections d’octobre 2011, et même avant la Révolution, la
direction du parti Ennahdha avait bien affirmé son adhésion aux axes
fondamentaux de la modernité politique et en particulier aux droits de la
femme, au pluralisme politique à l’alternance, au principe des élections libres
sincères et transparentes, à la souveraineté du peuple, à la suprématie de la
Constitution et de la loi, etc.…
Cette adaptation aux temps modernes ne convainc cependant pas toutes les
franges de l’opinion publique, pour plusieurs raisons :
- La
première, c’est que les positions officielles du parti ne manquent pas
d’ambiguïtés et mélangent clarté et pénombre.
- La
deuxième, c’est qu’il existe un double décalage entre les positions de la
direction et celle des militants de base et ensuite, globalement, au sein
de l’ensemble du parti, entre l’aile conservatrice et l’aile progressiste
du parti.
- La
troisième raison, me semble-t-il la plus importante, c’est que, quoi qu’il
fasse, le parti islamiste est jugé à travers ses fondamentaux considérés
comme des invariables à forte portée politique et sociale.
Le fait qu’il adhère universellement au principe d’une cité terrestre
soumise à la loi morale, politique et juridique immuable de Dieu, à la conquête
de l’esprit du monde par la religion vraie, par la parole ou la violence, à la
défense de la communauté et de l’Etat de l’islam, à l’unité intrinsèque de la
société de l’Etat et de la religion, tout cela explique la défiance permanente
d’une large partie de l’opinion vis-à-vis des thèses islamistes modernistes.
Ces dernières sont toujours considérées comme expression du double langage
et de l’hypocrisie, destinées exclusivement à anesthésier l’opinion, se mettre
en position d’attente, avec la seule perspective d’aboutir à une emprise
graduelle sur la société et sur l’Etat en vue de leur islamisation totale.
L’expérience du gouvernement de la troïka, sa gestion désastreuse du
phénomène terroriste, n’a fait que consolider ce sentiment de défiance et
explique la majorité confortable obtenue par le parti Nida tounes aux élections législatives, puis aux
présidentielles d’octobre et novembre 2014. Cela explique également que tous
les détails de rédaction du texte constitutionnel, de si près ou de loin qu’ils
touchent aux questions se rapportant à la religion ou à l’identité, furent
regardés à la loupe, de crainte qu’ils ne puissent véhiculer les intentions
théocratiques du parti majoritaire.
Certaines formules ont subi, de main ferme, un polissage destiné à les
rendre démocratiquement acceptables. Ainsi, le 3ème paragraphe du préambule du projet de brouillon du 10 août 2012, qui a
utilisé la formule : « Sur le fondement des pérennités de l’islam et
de des finalités caractérisées par l’ouverture et le juste milieu… »,
« Ta’sîsan ‘alâ thawâbit al islâm wa maqâsidihi al muttassime bi
tafattuhi wal i’tidâl » a provoqué des
contestations relatives à l’obscurité de l’expression « pérennités de
l’islam ».
Cela a eu pour effet de transformer la rédaction de ce paragraphe dans le
projet du 1er juin, comme suit : « Sur le
fondement des enseignements de l’islam et de ses finalités caractérisées par
l’ouverture et le juste milieu… » « Ta’sîsan ‘alâ ta’âlim al
islam… ».
Mais, comme l’a fait observer le rapport précité du comité d’experts du 24
juin 2014, cette rédaction semble donner aux enseignements de l’islam une
valeur supra-constitutionnelle, ce qui contrôle le principe d’après lequel la
Constitution est le fondement premier et exclusif du système juridique.
Prenant en compte ces considérations, et après l’examen par la
« Commission des conciliations », la rédaction suivante a été
retenue : « Exprimant l’attachement de notre peuple aux enseignements
de l’islam et à ses finalités caractérisées par l’ouverture et le juste
milieu… ».
La dernière bataille fut livrée à propos de l’article 38 du projet de
Constitution sur le droit à l’instruction qui deviendra l’article 39 dans le
texte final. Notons tout d’abord que, dans le projet du 14 décembre 2012, un
article 29 consacrait ce droit en termes parfaitement neutres :
« L’Etat garantit à tous le droit à un enseignement gratuit dans tous
ces cycles.
L’enseignement est obligatoire jusqu’à l’âge de 16 ans au moins ».
Dans le projet de Constitution du 1er juin 2013, cet article 29 devenant l’article 38, prit une coloration
quelque peu culturaliste :
« L’instruction est obligatoire, jusqu’à l’âge de seize ans.
L’Etat garantit le droit à l’enseignement public et gratuit à tous ses
niveaux. Il veille à mettre les moyens nécessaires au service d’une éducation,
d’un enseignement et d’une formation de qualité, ainsi que la consolidation et
le soutien de la langue arabe ».
Le 7 janvier 2014, au moment de la discussion et du vote de cet article 38
par l’assemblée plénière, un amendement fut proposé en dernière minute par un
député appartenant au Front démocratique pour le travail et les libertés, FDTL,
ancien ministre de l’éducation :
« … L’Etat veille également à l’enracinement des jeunes générations
dans leur identité arabe et islamique. Il veille à la consolidation de la
langue arabe, sa promotion et sa généralisation ».
Le plus étonnant, c’est que l’article tel qu’amendé fut voté le 7 janvier
par 141 voix pour : 9 contre et 4 abstentions.
Devant les critiques médiatiques (72) et manifestations publiques contre
cet article, certains députés, notamment du FTDL, prirent conscience de la
gravité de leur vote et demandèrent la révision de cet article en imputant
l’amendement du 7 janvier à une initiative personnelle du député Abdelatif
Abid.
L’article fut révisé, conformément à l’article 93 du Règlement intérieur de
l’Assemblée et un nouvel amendement consensuel fut proposé au cours de la
séance du 23 janvier 2014, 3 jours avant la promulgation de la Constitution.
Sans revenir sur le premier amendement, devenu politiquement inébranlable,
les députés rééquilibrèrent le culturalisme de l’article 38 par un nouvel
amendement qui y introduisit l’allégeance nationale, l’ouverture sur les
langues étrangères, les civilisations et la culture des droits de l’Homme. Le
nouvel article fut voté par 165 voix pour, 2 contres et 11 abstentions, en ces
termes :
« L’instruction est obligatoire jusqu’à l’âge de seize ans.
L’Etat garantit le droit à l’enseignement public et gratuit à tous ses
niveaux.
Il veille à mettre les moyens nécessaires au service d’une éducation, d’un
enseignement et d’une formation de qualité.
L’Etat veille également à l’enracinement des jeunes générations dans leur
identité arabe et islamique et leur appartenance nationale.
Il veille à la consolidation de la langue arabe, sa promotion et sa
généralisation.
Il encourage l’ouverture sur les langues étrangères et les civilisations.
Il veille à la diffusion de la culture des droits de l’Homme.
Ainsi rédigé, l’article 38 rejoignait, en partie, la composante principale
de l’article 41 (qui deviendra 42 dans le texte final) sur le droit à la
culture :
« La liberté de création est garantie.
L’Etat encourage la créativité culturelle et soutient la culture nationale
dans son enracinement, sa diversité et son renouvellement, en vue de consacrer
les valeurs de tolérance, de rejet de la violence, d’ouverture sur les
différentes culturelles et de dialogue entre les civilisations ».
A travers les débats autour du préambule, de l’article 6, de l’article 38,
la Constitution révèle en réalité les tiraillements de la société elle-même.
Conclusion.
Le peuple, interprète de la Constitution
Ces tiraillements de la société tunisienne sur les choix fondamentaux de
régime et de société constituent, à notre sens, les éléments les plus durables
de la vie politique et constitutionnelle de la Tunisie post révolutionnaire.
Il s’agit en réalité d’une bipolarisation des points de vue, d’un
antagonisme fondamental entre deux conceptions opposées de la société, sur les
deux plans civil et politique :
- Pour les uns, la société doit présenter ses propres lois, selon ses
propres intérêts.
- Pour les autres, une société livrée à elle-même, sans investissement du
divin, constitue une aberration métaphysique.
La Constitution tunisienne de 2014, avec l’esprit de compromis qui l’anime
fondamentalement, n’en est que le reflet. En réalité, la recherche du compromis
systématique a pour résultat de transformer notre texte constitutionnel en un
tissu d’ambiguïtés, de faux-semblants et de contradictions.
Face à cette bifurcation, laquelle des deux voies choisir ? La
résolution du problème ne peut échapper à l’une des trois hypothèses
suivantes : le chaos, la guerre civile ou les choix démocratiques, par
l’intermédiaire d’élection disputée et de débats ouverts.
La Tunisie semble avoir choisi la voie de la sagesse : celle des
élections démocratiques.
Ces dernières, organisées au cours des mois d’octobre et décembre 2014,
confirment l’existence de cette fracture entre deux choix originels de société.
Aussi bien pour les élections législatives du 26 octobre 2014, que pour les
élections présidentielles, en particulier le deuxième tour du 21 décembre 2014,
bien plus que pour des personnes, des programmes de gestion, des partis
politiques, les Tunisiens ont majoritairement choisi une route.
En fait, en votant pour le Nida tounes, ils ont voté pour le slogan
familier à leur chef : « un Etat civil, pour un peuple
musulman », c’est-à-dire exactement la synthèse et
l’harmonisation des articles premier et 2 de la Constitution :
- Un « peuple musulman » constitue une description de culte, de
mœurs, de culture et de civilisation pour la majorité.
- Un « Etat civil » constitue une prescription de Constitution,
de droit et de loi pour la nation. Le peuple est le premier interprète de la
Constitution, le pédagogue de ses lois.
23 janvier 2015
PS : pour les renvois, voir l'article dans le blog de Yadh Ben Achour en cliquant sur son nom sous sa photo.
PS : pour les renvois, voir l'article dans le blog de Yadh Ben Achour en cliquant sur son nom sous sa photo.
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