Liv Grejebine
Après les caricatures de Mahomet, faudra-t-il interdire Darwin?
Doit-on sacrifier la liberté d'expression au vivre ensemble ?
L'attentat contre Charlie Hebdo a entraîné une vague de condamnations de la violence et de manifestations en faveur de la liberté d'expression. Mais la peur et le souci du vivre ensemble ont vite repris le dessus. Les appels à la prudence, à la responsabilité et au respect n'ont pas tardé à se multiplier.
La liberté d'expression paraît un concept bien abstrait au regard de la crainte bien réelle de nouveaux attentats. On s'est demandé s'il était vraiment nécessaire d'offenser toute une frange de la population pour quelques caricatures de Mahomet. Un sens de la mesure, un discernement quant au contexte ne devraient-ils pas encadrer le travail des journalistes et autres intellectuels ? Ne devrait-on pas également être plus tolérant et donc moins critique envers la croyance d'individus quotidiennement victimes de racisme et d'intolérance ? Ne devrait-on pas adopter un certain pragmatisme et tenter de refonder un contrat social sur de nouvelles bases, plus ouvertes à d'autres cultures ? N'est-ce pas en s'adaptant aux valeurs et croyances des autres que l'on pourra parvenir à une meilleure coexistence ?
A première vue, ces considérations sont compréhensibles. En réalité, elles font fi d'une tradition remontant aux Grecs, visant à émanciper la raison de l'esprit religieux. Sans ce combat pluriséculaire, où en serions-nous aujourd'hui ? L'histoire des sciences permet de mesurer les avancées spectaculaires permises par la libération progressive de l'esprit critique. Galilée aurait-il dû renoncer à ses démonstrations scientifiques, pour ne pas heurter la susceptibilité de croyants plus attachés à leur conception religieuse du monde qu'à sa compréhension ? Comme le rappelle Alexandre Koyré, des hommes refusèrent de regarder dans le télescope construit par Galilée, par crainte de voir leurs théories et croyances traditionnelles contredites. Or, c'est grâce à ce télescope que le savant italien parvint à observer la Lune et les planètes, découvrit les satellites de Jupiter et ébranla l'astronomie et la cosmologie de son époque. De même, Darwin aurait-il dû renoncer à sa théorie de l'évolution des espèces, pour épargner aux individus une remise en cause trop profonde de leur conception de l'humanité issue de la Bible ? Après tout, comme l'exprime le personnage tourmenté de Notes d'un sous-terrain, de Dostoïevski, qu'est-ce que cela changerait à notre vie quotidienne de dire que 2 + 2 = 5 plutôt que 4 ? Si cela peut en contenter certains, ne pourrions-nous pas faire un petit effort et le leur concéder, de manière à satisfaire tout le monde, sans offenser personne ?
Croire n'empêche pas de penser, mais empêcher de penser au nom d'une croyance est une entrave insurmontable au développement de l'esprit. Or, n'est-ce pas cela que l'on cherche à nous imposer et que nous semblons aujourd'hui accepter si facilement : abandonner notre esprit critique, notre droit à nous interroger, à douter, au nom de la paix sociale ? Et, le rire n'est-il pas la première et décapante étape de toute remise en question ? Sans esprit critique, que restera-t-il de notre société ? Faudra-t-il désormais dire que la terre a été créée en six jours pour plaire aux fondamentalistes chrétiens? Faudra-t-il abandonner la raison pour satisfaire les intégristes de tous bords ? Faudra-t-il rétablir le délit de blasphème ? De fil en aiguille, la censure par la loi ou par la violence se répandra dans tous les domaines et chaque idéologie entendra bénéficier de la même protection. Sait-on que l'enseignement de la théorie de l'évolution fut interdit dans certains états des Etats-Unis jusqu'en 1967 et qu'un procès a opposé, en 2005 en Pennsylvanie, les partisans du « Dessein intelligent » aux scientifiques enseignant la théorie de l'évolution ?
Avoir lutté pendant tant de siècles pour permettre à la raison de s'exprimer en dehors du cadre religieux, et y renoncer sous l'effet de la peur ne pourra qu'entraver notre développement. Renoncer aujourd'hui à publier des caricatures, c'est admettre qu'un pan entier des idées humaines doit échapper à la critique, c'est donner une primauté à la croyance sur la raison. Il est bon de rappeler que sans cette dernière, nous en serions encore à vivre dans des cavernes, certes à l'abri du doute, mais bien loin des avancées spectaculaires, dans tous les domaines aussi bien matériels qu'intellectuels, qu'a permis l'exercice de notre esprit critique. Il est aujourd'hui courant, voire de bon ton, de remettre en cause ces avancées. La société moderne est rendue responsable de notre malaise existentiel : puisque nos conditions matérielles se sont tellement améliorées, pourquoi le bonheur tarde-t-il tant à se manifester ? Cette désillusion quant à la capacité accordée à la raison de nous rendre heureux conduit souvent à une condamnation des fondements mêmes de notre société. Il n'est que temps de réhabiliter et d'enseigner à tous l'esprit critique, sans lequel les sciences et notre société tout entière perdront leurs fondements.
Si la peur devait entraver toute velléité d'exercer librement cet esprit critique, se réaliserait la sombre prédiction de Galilée dans la pièce de théâtre que lui a consacrée Bertolt Brecht. A son étudiant qui lui reproche d'avoir renié ses idées, en abjurant sa théorie : « Malheur au pays qui n'a pas de héros », le savant italien répond : « Non, malheur au pays qui a besoin de héros ». Seuls quelques irréductibles et courageux défenseurs de la liberté d'expression, continueront le combat en première ligne, héros et cibles désignés des terroristes, faute d'une société suffisamment courageuse pour l'assumer.
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