Sur la
table de chevet, un livre ouvert traîne sur ses pages intérieures depuis la
nuit dernière.
La vie de
Maître Abderraouf Bouker s'est arrêtée à la page 173.
Il ne
connaîtra pas la suite des "Secrets du commandeur des croyants ".
Raouf, mon
frère, est allongé en silence sous un linceul blanc depuis une poignée d'heures
aussi longues que mes soupirs affligés.
En face,
une horloge continue dans l'indifférence d'égrainer les minutes des vivants à
leur insu.
Le chant
lyrique venant de nulle part répète à l'infini des versets de coran qu'on
connait par cœur.
Le cœur de
Raouf s'est arrêté de battre.
Il n'est
plus.
Mon premier
souvenir encore palpitant remonte à 1954
J'avais
trois printemps il avait huit hivers
Je
partageais avec lui le pain noir
Du temps ou
même le pain noir était rare
J'étais né
orphelin du père
Raouf
aimait à m'appeler mon petit frère
Raouf n'est
plus, je suis orphelin du grand frère
mon cœur
est en larmes, Raouf n'est plus ce soir .....
1990, mère
était alitée en détresse respiratoire
entre la
vie et son contraire,
frappée
d'un AVC pluri-ischémique doublé d'un bloc du cœur.
Je faisais
les mille pas désordonnés depuis deux douzaines d'heures
Raouf, lui,
était debout au fond du couloir.
On eut dit
une statue taillée dans une seule pierre.
Pris par la
fatigue, je m'allongeais à côté du lit de ma mère ..
à même le
sol ...
Le froid
hivernal du sol, me disais-je et son inconfort
m'assuraient
de ne pas céder au sommeil,
pour ne pas
manquer un seul bip du moniteur.
Raouf lui
tenait debout toujours et encore.
Il était
capable de mourir debout si nécessaire !
Raouf était
fait d'abnégation.
Sa
ténacité, son opiniâtreté, son courage étaient légendaires...
Il pouvait
reconstruire la vie de dix manières différentes en silence en une heure ...
dans
l'adversité, quand tout part en vrille, il en retenait la meilleure !
1980, ma
sœur était victime d'un geste médical criminel.
Avec une
péritonite vieille d'une semaine, ses tripes puaient le cadavre.
Raouf avait
bravé l'impossible et imposé le geste au staff qui avait baissé les bras.
Ce fut
salutaire.
Au 41 éme
jour, l'acharnement thérapeutique avait fini par baisser la température à 41
degrés.
Un précieux
degré obtenu par la force de la volonté.
L'espoir
est permis.
15 jours
plus tard elle avait perdu 40 kg mais gagné la vie.
Aujourd'hui
elle a mille raisons de pleurer son frère
Durant 41
jours, Raouf arrivait de Sousse à 8 heures du matin et rentrait à 8 heures du
soir.
Il se
tenait debout comme un marbre en silence.
Il avait
vieilli de deux mois et gagné un cheveu blanc.
Il avait
les jambes enflées.
Son poids
lui aussi avait perdu un quart.
La
persévérance, le sens de la famille, le sens du devoir c'était un livre
scolaire en chair et en âme.
Çà c'était
du Rouf.
Rentré de
l'étranger je n'avais vu que du feu.
C'était
alors de l'histoire.
Mai 1978.
Le procès du siècle s'ouvrait à Sousse, premier procès d'une série de trois,
prévus à Sfax et à Tunis également .
Mille
détenus de l'UGTT dont Feu Habib Achour, Taieb Baccouche pour ne citer que
ceux-là risquaient la peine capitale. Les événements du 26 janvier avaient
laissé sur la chaussée près de 300 victimes et dix fois plus de blessés. La
Tunisie retenait son souffle.
Maître
Raouf prenait la défense des syndicalistes de Sousse.
De l'issue
de cette affaire dépendaient les jugements de Tunis et de Sfax.
Maître
Abderraouf Bouker avait choisi une ligne de défense pour le moins impensable.
"Le
syndicat était dans son bon droit ! Il avait raison de se confronter au pouvoir
!
Non seulement
il reconnait les faits qu'ils lui sont reprochés mais il n'hésitera pas à le
refaire !
Il ne
s'agit pas de droit commun mais d'un problème de confrontation avec le pouvoir
"!
"
Abattez mille il en sortira dix mille, emprisonnez dix mille il en sortira cent
mille !
"
Votre rendu Monsieur le Président de la cour devant le pouvoir est
éphémère.
"
Votre conscience elle restera éternelle devant l'histoire et devant la Tunisie
entière.
" Dieu
jugera sans complaire. "
Il risquait
sa tête.
Pendant quatre
heures et demie sans interruption, sa plaidoirie prend l'allure d'un
"j'accuse" record ... une plaidoirie reprise un peu partout qui
restera dans les annales de la justice.
Le juge
avait pris une journée de réflexion. Le jugement rendu était tout aussi
inattendu :
"
Cette affaire ne relève pas du droit commun, le tribunal se déclare incompétent
".
Le pouvoir
avait perdu. Force est revenue à la loi.
Une
première depuis les romains ... et probablement la dernière.
Çà aussi
c’était Raouf.
Il avait 16
ans je n'ai encore vécu que 12.
Je me
souviens encore, cherchant à l'imiter, me forçais à lire Tolstoï ou
Dostoïevski.
Il en
avalait goulûment deux par semaine et je mettais des mois à lire bêtement
Karenine, le frères Karamazov ou encore l'interminable "guerre et
paix".
J'étais
encore plus idiot que " l'idiot" indigeste.
Lui, au
contraire puisait dans la réserve intarissable du patrimoine familial.
Avec feu
Hédi Ben Hamida, Un biblio-phage insatiable, passaient des
heures à
monter un projet inédit.
1965 ils
montaient la première bibliothèque publique à Akouda : dans un rayon de deux
cents kilomètres il n'y en avait pas.
Notre
patrimoine familial y avait trouvé une grande part.
Akouda n'a
pas fini de créer les précédents avec la première école pour filles
complètement construite aux frais des akoudis. C'était en 1956.
1965. Sur
les mille six cents âmes que comptait Akouda dix-huit décrochaient le
bac.
Le double
de la moyenne nationale.
Raouf avait
eu son bac lettres classiques avec brio.
Pr Yaalaoui
de la trempe de Mahmoud Messaadi son enseignant, lui prévoyait un grand avenir
littéraire.
A la
faculté de droit il multipliait les incursions dans le domaine interdit : la
politique.
Oncle
maternel Mhammed Ben Salem sauvait la mise à chaque incartade.
Il lui
prévoyait une carrière de journaliste.
Notre Oncle
paternel et notre tuteur Abdessalem Bouker, ancien avocat au barreau de Paris
dans les années 40, du temps où les avocats de Paris comptaient que quelques douzaines;
lui prévoyaient une carrière d'Avocat.
Feu Maître
Abdessalem Bouker avait ce quelque chose de droit et de fier qu'il nous
inculquait.
Raouf, sur
sa trace, avait la tête haute et la conscience tranquille.
Après un
parcours universitaire sans faute, il part en France, il conforte son savoir
d'un diplôme de journalisme et revient plein de jeunesse et de caractère.
Il passe à
la radio au journal français quelques temps avant d'embrasser définitivement le
difficile métier d'Avocat.
Comme ses
deux grands pères.
Dans
l'ancienne demeure où nous jouions enfants, aujourd'hui donnée aux indigents et
personnes âgées d'Akouda, les murs racontent encore des pages émouvantes
d'histoire.
Raouf avait
tout pris chez notre père. L'altruisme, la bonté, la probité et le sens aigu du
devoir.
Père
rentrait parfois sans pardessus ou pieds nus ...
mère
comprenait tout de suite qu'il avait croisé un indigent qui en avait plus
besoin que lui.
Elle
esquissait un sourire.
Il était
content qu'elle comprenait sans commentaire.
Zakaria Bouker :
RépondreSupprimerTu as choisi de quitter ton corps épuisé
Ton départ à jamais est cruel et atroce
Tous les mots pour le dire sont usés
Dans l’âpre combat livré à Thanatos
Tu as choisi de partir à regret
L'âcre départ dans l'irréalité criarde
Subreptice, furtif, léger et feutré
Dans la morbide et vilaine camarde
Tu as choisi le voyage sans retour
Triste départ sans adieu ni quitus
Tu me devais l'accolade de toujours
Tu l'as donnée au sordide Ocrus
Tu t'es défait de l'habit de la vie
Pour l'univers où les âmes fleurissent
ton combat a cessé sans un cri
Quand s'est dressé devant toi Anubis
FB PERD UN DE SES CONTRIBUTEURS ...
RépondreSupprimerZakaria Bouker nous a quittés.
Voilà un homme de culture qui va beaucoup manquer à ses lecteurs sur FB, et qui sont nombreux.
Pédagogue, il n'était pas avare de son savoir qu'il aimait partager avec ses lecteurs.
Sincères condoléances à sa familles.
Qu'il repose en paix.
Skander Bouker :
C'est avec tristesse que nous vous annonçons le décès de mon père Zakaria Bouker, sa famille, sa femme Najoua Bouker et ses enfants Mouna Bouker, Khaled Bouker et Skander Bouker.
Allah yarhmek ya baba, repose en paix et que dieu t'accueille dans son vaste paradis.
Adresse du domicile : 10 rue Khaled iben el-Walid - l'Aouina. Tunis.