Ou quand les puissants instrumentalisent terrorisme et islamisme à des fins néo colonialistes.
Directeur de Global Prospect
Intelligence
La
révolution arabe initiée en 2011 met en question les Etats établis ou
restaurés au cours du XXe siècle et qui ont échoué à se hisser au rang d’Etats
modernes, n’ayant pu affranchir le citoyen de la misère et de la peur, assurer
le progrès social et politique, ni garantir la sécurité et l’intégrité des
territoires arabes. Nous allons vers un nouvel ordre post-colonial ! La
révolution exprime l’exigence d’un sursaut de civilisation dans un sens à la
fois politique, économique, social et éthique.
Aggravation des déséquilibres
au Maghreb, percée de l’islamisme radical et du jihadisme, éclatement d’un
foyer d’instabilité au Sahel menaçant la stabilité et la sécurité des pays du
Maghreb sur le long terme, course à l’armement initiée par l’Algérie depuis 2006,
gel du Grand Maghreb aggravant sa dépendance économique et stratégique, entrée
de la zone euro en récession et restructuration en cours de la scène
moyen-orientale sur fond de tensions croissantes, constituent autant de défis
cruciaux pour la Tunisie en transition démocratique.
La Tunisie est à la croisée
de trois champs géopolitiques : le Maghreb et sa profondeur sahélienne, la
Méditerranée et l’Europe et le monde arabo-musulman.
C’est à travers le système de
crises (sécuritaire, politique, économique et sociale) usant l’Etat et le corps
social tunisien et les profonds bouleversements géopolitiques restructurant le
voisinage tunisien que doit être analysée la montée en puissance du terrorisme
menaçant la sécurité nationale tunisienne et hypothéquant la transition
démocratique du pays.
Grille de lecture
Face à la complexité de la menace terroriste, la
prudence doit guider tout effort de recherche. Deux questions s’imposent:
- Quelle est la part relevant du local et la part s’inscrivant dans une
dimension globale établissant un lien avec une «internationale»
terroriste?
- Quelle est la part authentique (combattants instrumentalisés, simples
pions sur un échiquier, mais fondamentalement imprégnés par l’importance
de leur cause) et la part manipulation et instrumentalisation (groupe
infiltré par des services secrets étatiques et dont les actions
téléguidées répondent à un agenda loin de toute foi islamique) ?
Le
terrorisme islamiste semble combiner une part d’authentique et une part de
manipulation par des services étatiques et des sources obscures(1) .
En ce sens, il convient
d’établir une distinction entre commanditaires avisés, poursuivant des
objectifs stratégiques ou personnels et les exécutants instrumentalisés. Cette
distinction est au cœur du raisonnement : il ne s’agit pas de nier la réalité
d’authentiques jihadistes mus par une volonté de lutter contre un Occident
impie attaquant des terres d’islam, mais de ne pas s’en contenter. Il est utile
de prendre en considération les stratégies secrètes d’acteurs divers
poursuivant des intérêts loin de toute foi religieuse, encore plus de l’islam.
Le chômage et les injustices sociales, conjugués à l’absence de progrès
économiques et sociaux, jouent en faveur des commanditaires et de la
persistance du terrorisme. En outre, la stratégie occidentale de harcèlement et
de stigmatisation des musulmans alimente le choc Occident-Islam et favorise
l’endoctrinement et le recrutement des exécutants.
Les facteurs internes
Divers facteurs structurant la
scène tunisienne post-révolutionnaire s’avèrent favorables à un enracinement
d’éléments jihadistes ayant recours au terrorisme:
- Le net affaiblissement de l’Etat traversant une crise structurelle
usant ses capacités de résistance et de lutte;
- La dispersion des moyens et l’absence de stratégie cohérente et
globale de lutte contre le terrorisme fédérant les moyens sécuritaires
mais également économiques et sociaux afin de mettre en avant le concept
de sécurité globale et humaine;
- L’affaiblissement de l’appareil sécuritaire tunisien, notamment quant
à la dimension renseignement et anticipation, pierre angulaire de toute
stratégie efficace de lutte contre le terrorisme (absence de
centralisation du renseignement stratégique : détection et neutralisation
de la menace, d’organes d’exécution sûrs (non infiltrés) et efficaces
(mobilisables rapidement et travaillant de manière coordonnée);
- La dégradation de la situation économique et sociale amplifiant les
capacités des groupes terroristes en termes d’endoctrinement et de
recrutement;
- La pauvreté et la croissance du chômage touchant principalement les jeunes
(absence de perspectives d’avenir);
- La corruption et la montée en puissance des trafics illégaux et de
l’économie informelle offrant un levier de financement aux groupes
terroristes. Plus globalement, nous assistons à une infiltration
progressive du crime organisé transnational, limité à ce stade à un état
embryonnaire du fait de la sauvegarde, en dépit de la crise, de certaines
capacités de résistance de l’Etat tunisien (Administration, etc.);
- Les ambigüités relativement à la législation applicable : frilosité du
ministère de la justice quant à une application rigoureuse de la
législation antiterroriste dans le cadre du respect des Droits de l’Homme;
- La montée de l’extrémisme religieux et du salafisme prenant le
contrôle de centaines de mosquées amplifiant les capacités
d’endoctrinement et de recrutement;
- L’affaiblissement de la coopération avec des partenaires clefs à
l’échelle régionale et internationale du fait d’une relative détérioration
de la confiance;
- En dépit de la prudence inhérente à toute gestion de phase
transitoire, laxisme, voire complicités remontant au plus haut niveau de
l’Etat prêtant à interrogations alors que la situation exige fermeté en
conformité avec les lois de la République à l’égard de toute organisation
basculant dans la violence armée aveugle : ambigüités quant à une réelle
volonté politique de la Troïka relativement à la lutte contre le
terrorisme hypothéquant l’avenir du pays.
L’environnement
géopolitique
La
Tunisie est confronté à court terme à un ordre régional déphasé, fragmenté,
marqué par des inégalités relativement aux étapes du processus démocratique et
susceptible, selon l’évolution de la situation, d’aboutir à une reconfiguration de la carte régionale, le tout
sur fond d’ingérences étrangères et d’enracinement du terrorisme et du crime
organisé transnational.
A l’Est, la Libye s’érige en
foyer terroriste doublé d’un sanctuaire pour les commandos qui menacent
ouvertement la sécurité du Maghreb et du Sahel. Suite à l’opération Serval, les
unités armées se sont regroupées - opérant un repli tactique - dans le sud
libyen livré à l’anarchie. La problématique terroriste n’a été que déplacée,
ouvrant la voie à une restructuration de la région pour une longue période
d’instabilité. En effet, les groupes terroristes et mafieux bénéficient
d’appuis au sein de la hiérarchie libyenne débordée, laquelle peine à affirmer
son autorité sur les vastes étendues du sud. Le désert libyen est livré au
chaos et à la loi de milices en rivalité pour le contrôle des armes et des
trafics. En effet, outre les jihadistes du nord du Mali, repliés vers le sud
libyen, l’attaque d’In Amenas a révélé l’existence de connexions avec des
groupes essentiellement composés de vétérans du GICL(2)
enracinés en Cyrénaïque. Par ailleurs, de nombreuses sources révèlent la
multiplication de camps d’entraînement disséminés entre Derna, au Nord, et le
grand sud. Ce couloir constitue l’un des axes empruntés par les trafics pour
rejoindre les rivages européens, notamment italiens.
Plus précisément, l’opération
Serval a provoqué une réorientation du trafic de drogue en provenance
d’Amérique latine, suivant un axe Nigéria-Niger-Libye, évitant le Mali
étroitement surveillé. Comme le souligne Bernard Lugan, «à partir du nord du
Nigéria avec Boko Haram jusqu’à Benghazi et Derna, tout le trafic, dont celui
de la drogue et celui des migrants, est désormais contrôlé par les islamistes»(3) .
Les attaques menées depuis la Libye contre une garnison nigérienne à Agadez et
contre un site d’Areva à Arlit, le 23 mai 2013, sont révélatrices de ce
redéploiement. La Libye s’érige ainsi en épicentre de la menace terroriste et
criminelle.
Du reste, la polarisation
Sahel-Libye donne de la résonance aux forces centrifuges travaillant l’Etat
libyen. La Cyrénaïque, riche de ses ressources énergétiques, pourrait basculer
vers l'Égypte, ouvrant une brèche dans la géopolitique régionale. Le 6 mars
2012, Ahmed Zubair Senoussi fut élu émir par les chefs des tribus de
Cyrénaïque, acte politique signifiant la progression de l’option fédérale.
Initialement motivés par des revendications d’ordre pécuniaires, les blocages
successifs de la production pétrolière résultent en réalité de conflits entre
tribus sur fond d’enjeux autonomistes et séparatistes. A ce jour, les pertes
pour l’Etat libyen sont estimées à 13 milliards de dollars. En effet, le
gouvernement a redouté de prendre des mesures énergiques craignant de s’aliéner
de puissantes tribus contrôlant la côte est du pays et mues par un fort
sentiment autonomiste, à l’instar des Mgharba. Plus précisément, Tripoli, à
l’image du Kurdistan en Irak, craint de perdre le contrôle des réserves
pétrolières de Cyrénaïque si la région penchait pour l’option fédérale ou
autonomiste. Parallèlement, les puits pétroliers ont créé de nouvelles
territorialités tribales nourrissant les convoitises et les divisions ancrées
dans le temps long de l’histoire et gelées durant la période Kadhafi. Ni le
Conseil National de Transition ni les gouvernements en place avant et après les
élections législatives du 7 juillet 2012 n’ont pu surmonter ces forces
déstructurantes qui ressurgissent du fond de l’histoire libyenne.
Le drame libyen n’est pas
terminé. Aujourd’hui, à l’image de l’Irak, la Libye, scindée en trois entités
elles-mêmes fracturées et divisées, mène une lutte acharnée pour maintenir son
unité. L’enlèvement du premier ministre libyen, Ali Zeidan, le 10 octobre 2013(4) -
par des milices contestant la capture le 5 octobre 2013 par un commando
américain des forces Delta du terroriste Abou Anas Al-Libi à Tripoli - et les
combats à l’arme lourde le 15 novembre 2013 dans la capitale - opposant
principalement les milices de Misrata, de Tripoli et de Zentan - traduisent la
déliquescence de l’Etat libyen. L’exacerbation des tensions et des conflits
entre milices visant à s’assurer le contrôle des richesses du pays, des trafics
et du pouvoir politique sur fond de sécessionnisme et de montée en puissance
des islamistes radicaux menace durablement l’unité de la Libye et la stabilité
régionale.
Cette situation pèse
directement sur la sécurité de la Tunisie, mais également de l’Algérie, du
Niger et du Tchad. L’effondrement libyen use les capacités tunisiennes de
résistance face à la menace terroriste. L’avenir de la Libye, proche des foyers
de tension et de vulnérabilité que sont le Darfour, l’espace toubou, le
fondamentalisme islamiste de Boko Haram et l’Egypte, est au cœur de l’équation
sahélo-maghrébine. Dans l’éventualité d’une insurrection jihadiste en Egypte,
le sud-ouest du pays pourrait constituer un nouveau foyer d’instabilité dans le
prolongement du sud libyen vers le Tchad, la République centrafricaine (RCA) et
le Nigéria. La contagion n’est qu’une question de temps, l’insécurité s’étant
d’ores et déjà propagée dans la région tchado-nigériane à la faveur d’un
continuum ethno-religieux transfrontalier favorable. Le Niger est en alerte.
Enfin, l’effondrement de la RCA et l’instrumentalisation nouvelle du fait
religieux opposant chrétiens et musulmans élargit l’espace de crise et nourrit
les facteurs de tension. Comme le souligne Bernard Lugan, « la RCA
constitue désormais un nouveau foyer crisogène en relation avec l’aire de
déstabilisation du Soudan, cette dernière en relation avec celle de la Somalie.
C’est donc toute une partie de l’Afrique qui s’embrase ou qui menace de
s’embraser »(5) . Une vaste zone grise prendrait ainsi forme
reliant horizontalement l’océan Atlantique à l’Egypte et au Soudan et,
verticalement, l’Afrique du Nord à l’Afrique de l’Ouest. En ce sens, la
stabilisation de l’espace sahélien ne pourra être effective qu’au prix de la
neutralisation du foyer terroriste dans le sud libyen irradiant vers l’ensemble
des pays voisins. Nul doute que cette situation impactera directement la
sécurité de la Tunisie. Cette hypothèse prend un relief particulier lorsque le
Premier ministre libyen, condamnant la détérioration de la situation
sécuritaire dans le pays, évoque la possibilité d’une intervention étrangère
risquant d’ouvrir la voie à une nouvelle colonisation de la Libye. La boucle
serait ainsi bouclée : l’intervention de l’OTAN en Libye sans tenir compte de
l’après conflit et du changement de régime s’est traduite par la crise malienne
engendrant elle-même un effet de souffle déstabilisant toute la scène
sahélienne, situation propice à la justification d’une pénétration des
puissances occidentales au détriment des puissances rivales (Russie, Chine,
etc.) sur fond de lutte contre le terrorisme et le crime organisé.
Au sud, l’éclatement d’un
foyer d’instabilité au Sahel menace la stabilité et la sécurité des pays du
Maghreb sur le long terme. La Tunisie en subit d’ores et déjà les répercussions
sur le plan sécuritaire. Il n’est plus possible de poser la problématique du
Maghreb en l’isolant du flanc sud sahélien. Une concertation permanente
s’impose entre les pays du Maghreb sur le présent et l’avenir de la scène
sahélienne. Malheureusement, nous en sommes loin ! En effet, les pays
maghrébins, en transition démocratique ou en phase pré-révolutionnaire,
s’exposent aux diverses menaces projetées par le vide sécuritaire caractérisant
le flanc sud sahélien amplifié par l’insécurité libyenne. La dynamique est
ascendante, orientée sud-nord. L’exacerbation des tensions tribales et
religieuses sur fond de rivalités régionales et d’ingérences étrangères
présente le risque d’une longue période d’incertitude et d’instabilité.
D’un autre côté, les
initiatives et positions divergentes des uns et des autres ternissent l’image
d’un Maghreb désuni et distant de ses obligations stratégiques communes.
L’Algérie, le Maroc, et antérieurement la Libye, développent des dispositifs
diplomatiques, militaires et secrets obéissant à des calculs de neutralisation
de l’autre. Sur fond de crise du Sahara occidental, Rabat se repositionne
activement sur la scène sahélienne soulignant les limites et les contradictions
de la stratégie algérienne de lutte contre le terrorisme. Le Maroc conteste
ainsi l’hégémonie algérienne sur son flanc sud. Les rivalités sont vives,
l’enjeu étant de s’assurer le leadership sur un Sahel tourmenté et vulnérable,
mais offrant de multiples opportunités. Tous en conviennent : l’édification du
« Grand Maghreb » est une nécessité régionale et un impératif dans le contexte de
la mondialisation et de la multiplication des initiatives d’intégrations dans
le monde. L’affirmation d’un Grand Maghreb comblerait surtout un vide
stratégique tout en forçant une plus grande responsabilité internationale dans
le présent et l’avenir de la zone Maghreb – Sahel. Par ailleurs, les manœuvres
isolées et individuelles qui jusqu’à présent donnent l’arbitrage aux puissances
occidentales ne peuvent aboutir qu’à pousser le désordre de la scène
maghrébo-sahélienne jusqu’au chaos.
Au Sahel, la menace
salafiste, réelle car porteuse d’un message politico-religieux, est «mise à la
sauce » de toutes les problématiques locales : trafics en tous genres,
recherche de rentes, rivalités politiques, conflits d’intérêts entre nomades et
sédentaires (Arabes et Touaregs, Maures et Noirs), poids relatif de l’armée et
des services de sécurité au sein des différents pays, appétits des grandes
multinationales, rivalités entre Etats, etc. Dans ce cadre, AQMI semble être
l’arbre qui cache la forêt, le terrorisme amplifié voilant les véritables
enjeux. Qu’ils s’appellent AQMI, MUJAO, Ansar Dine ou autre, il s’agit
d’acteurs cherchant à tirer profit du désordre sahélien. AQMI ne constitue en
tant qu’entité politico-religieuse qu’un irritant aggravant les facteurs géopolitiques
et géoéconomiques à la base de l’instabilité de l’espace sahélien. La menace
terroriste ne doit pas masquer la défaillance politique, économique et sociale
des Etats sahéliens minés par leurs faiblesses internes et par les appétits
spéculatifs et rivaux des puissances étrangères.
Ce que l’on désigne sous le
nom d’AQMI n’est qu’un conglomérat mafieux non homogène, composé de bandes aux
intérêts disparates, souvent rivales, parfois unies quand elles sont
collectivement menacées. Parcourue par des querelles de chefs mafieux, AQMI est
aussi, et peut-être avant tout, une organisation de banditisme ayant érigé les
enlèvements et les prises d’otages en commerce ordinaire. Vernis idéologique,
l’islamisme est instrumentalisé afin de permettre à ces groupes criminels de
s’enraciner et de prospérer au sein d’un espace dérégulé sur la plan
stratégique. Alain Chouet abonde en ce sens: «l’action d’AQMI tient plus de la
« piraterie barbaresque» (trafics d’armes, de biens de consommation divers et
surtout de drogues, racket des transporteurs, commerçants et entrepreneurs,
prise d’otages contre rançon, etc.) que de la doxa salafiste. Ses
revendications «idéologiques » (abrogation des lois européennes sur le port du
voile, libération des militants islamistes violents, etc.), d’ailleurs
soutenues avec mollesse, ainsi que ses proclamations répétées d’allégeance à la
mouvance de Ben Laden et d’Ayman Zawahiri semblent d’abord destinées à lui
donner un paravent idéologique islamique pour ses activités criminelles»(6) .
L’islamisme radical apparaît
comme étant le conduit par lequel s’enracine le crime organisé(7) .
Les mouvements se revendiquant de l’islamisme aspirent principalement à
contrôler les routes et les trafics prospérant grâce aux vulnérabilités
fragilisant l’espace sahélien. Les
mobiles profonds ne sont guère différents de ceux qui animaient au XIXe siècle
leurs prédécesseurs sous couvert de religion. Par ailleurs, à travers les actes
insupportables infligés aux populations locales (lapidations, amputations,
destructions de mausolées, etc.), les fondamentalistes visent également à
briser les structures traditionnelles d’encadrement des populations afin de
mieux les contrôler et les asservir.
Enfin, l’extrémisme islamiste
s’affirme de plus en plus comme ultime refuge face aux frustrations
économiques, sociales et politiques et comme alternative au modèle démocratique
occidental rejeté par les populations. Les sectes islamistes fondamentalistes
apparaissent comme des refuges naturels face à la décomposition des structures
familiales et sociales sur fond de faillite de l’Etat et d’absence de perspectives
d’avenir. Comme le souligne Alain Chouet, «tous les contestataires de
l’ordre politique, économique et social de la zone – que leurs motivations
soient idéologiques ou relèvent du simple banditisme – ont vite compris qu’ils
devaient se réclamer d’Al-Qaïda s’ils voulaient être pris au sérieux, reconnus,
respectés et si possible obtenir par leurs exploits l’aide de généreux
donateurs des pays arabes les plus réactionnaires. Parallèlement,
tous les gouvernements de la région ont également compris qu’ils avaient tout
intérêt à faire passer leurs opposants politiques et leurs délinquants en
général pour des adeptes de l’organisation mythique s’ils voulaient pouvoir les
réprimer tranquillement et même avec l’assistance active des pays occidentaux»(8) .
L’enracinement d’un foyer
jihadiste au Sahel se surajoutant à la Libye risque, à l’image de l’Irak et de
la Syrie, d’attirer de nombreux tunisiens imprégnés par la doctrine salafiste
et jihadiste et aspirant à défendre une terre d’islam agressée par les mécréants.
Ces éléments sont susceptibles de revenir en Tunisie encore plus radicalisés et
aguerris après leur expérience de la guerre asymétrique, constituant une grave
menace à la sécurité nationale.
D’un autre côté, se dessine
au Sahel un nouveau «Grand jeu» fait de manœuvres subversives et de
manipulations où la duplicité et les stratégies de l’ombre sont la règle. Les
développements inhérents aux bouleversements actuels ne s’arrêtent pas au seul
Mali. L’appui du Qatar aux groupes islamistes témoigne d’un prolongement
de la stratégie ayant déjà ciblé la Libye et la Syrie. La finalité de cette
stratégie est de pousser jusqu’à son terme la logique politique du printemps
arabe sur fond d’exploitation des richesses naturelles régionales. Qatar
développe une stratégie singulière : ayant considérablement renforcé ses
positions en Libye relativement aux ressources énergétiques, il aspire à
étendre son influence au Sahel (Mauritanie et Mali) en s’appuyant sur les
groupes islamistes. Quelle stratégie sous-tend cette orientation? Qatar abrite
approximativement 15 % des réserves prouvées de gaz. Si l’on additionne la
Russie et l’Iran, ces trois Etats détiendraient 60% des réserves prouvées à
l’échelle mondiale. En aspirant à étendre son emprise sur le Moyen-Orient (Syrie)
et sur le Sahara (Libye, Sahel et demain l’Algérie sur laquelle plane la menace
d’une révolution arabe soutenue par Doha), le Qatar, de concert avec les
États-Unis, vise à couper l’Europe de la Russie (principal fournisseur de gaz
des Européens) et à se substituer à Moscou et à Alger. Les ressources
minières de la zone créent une rude compétition entre les acteurs. Des
accusations sont portées contre les uns ou les autres pour des calculs
d’inspiration hégémonique. Ces controverses entretiennent dans la région une
atmosphère trouble.
Ainsi,
les puissances extérieures, sous couvert de lutte contre le terrorisme et le
crime organisé, convoitent les ressources naturelles avérées et potentielles et
visent, à terme, une militarisation croissante de la zone afin d’asseoir leur
contrôle et d’évincer les puissances rivales (Chine, Russie, etc.). Ces puissances ont tout intérêt à favoriser
l’émergence d’une équation géopolitique les plaçant en situation de force pour
le partage des richesses avérées et potentielles du Sahel.
Enfin, selon des lignes
historiques, nous assistons à une nouvelle poussée de l’Islam radical
s’opposant à la domination occidentale dans la droite ligne des anciens empires
musulmans du XIXème siècle tels que l’empire Toucouleur ou l’empire de Sokoto.
Ainsi, derrière l’émergence de certains groupes terroristes se cacherait la
volonté de certaines puissances musulmanes de contrer la pénétration
occidentale à travers la reconstruction des anciens Etats historiques
pré-coloniaux dominés par l’islam.
A l’ouest, l’inconnue
algérienne fait problème
En
dernier lieu, il convient de souligner les ambiguïtés et le rôle trouble du
gouvernement algérien, de « l’Etat profond algérien » (DRS, clans rivaux, etc.)
et de la Sonatrach.
L’Algérie préserve
apparemment le statu quo prétendu démocratique. Tout en introduisant
tardivement des réformes politiques et sociales, le régime s’est empressé
d’élever son niveau de défense intérieur afin de se prémunir contre un effet de
contagion pouvant déstabiliser le système. Confronté à des troubles sociaux
dans le sud du pays, le régime, réfractaire au changement, multiplie les
discours nationalistes et souverainistes pour mieux justifier son inertie et la
persistance de sa rigidité. Le glacis algérien intrigue et pèse sur la dynamique
d’intégration régionale. Les rivalités de palais sont aiguisées par les
incertitudes inhérentes à l’état de santé du président Bouteflika et risquent
de provoquer des développements inattendus soutenus par des acteurs extérieurs.
La politique réfractaire du régime algérien qui croit pouvoir se renouveler
indéfiniment dans sa nature «boumediéniste» à peine ajustée n’est que le reflet
d’un déphasage teinté de conservatisme. L’inconnue algérienne doit nous
interpeller d’autant plus que certains clans algériens n’ont intérêt ni à la
réussite du processus démocratique en Tunisie, ni à la prise du pouvoir par des
extrémistes islamistes.
Alger, compte tenu de son
histoire, de la présence de Touaregs sur son territoire et de ses ambitions,
développe depuis de longues années une stratégie complexe. Sans nier
l’existence au Sahel d’un noyau dur d’islamistes radicaux vecteurs d’un message
politico-religieux et ayant recours au terrorisme et à la violence armée, une
deuxième clef d’analyse posée à titre d’hypothèse permet de mieux cerner la
portée d’AQMI au Maghreb et au Sahel.
À l’intérieur de l’État
algérien existent des centres de décision aux stratégies divergentes qui mènent
une lutte interne pour le pouvoir, le contrôle des richesses nationales et des trafics
illégaux. A la mort du président Boumediene en décembre 1978, un groupe
d’officiers attachés à fixer le centre réel du pouvoir algérien en retrait du
gouvernement officiel, s’est attelé à mettre en place une hiérarchie parallèle,
donnant naissance à une junte dont les excès ont engendré pour un temps une
faillite économique, sociale et politique du pays. «Le champ des manœuvres est
d’autant plus ouvert et complexe que, contrairement à une idée répandue, le
Haut Commandement de l’armée algérienne n’est pas monolithique. Il existe une
multitude de clans rivaux en fonction de l’origine régionale, des écoles de
formation, de leurs connivences extérieures et des secteurs de l’économie
qu’ils contrôlent. Et tout cela constitue une espèce de société féodale où le
pouvoir de chacun est évalué à l’aune de sa capacité à protéger et enrichir les
siens ainsi qu’à diminuer le pouvoir et la richesse des autres. Il est évident
que, pour certains, tous les coups sont permis»(9) .
La complexité, l’opacité et
les rivalités de pouvoir sur la scène politique algérienne sont au cœur de la
problématique terroriste. Comme le souligne Carlotta Gall dans un article du
New York Times «Politiquement à la dérive, l’Algérie s’accroche à ses vieux
démons. (…) L’Algérie est un pays obscur et difficile à cerner. Bloqué, englué
dans un état de limbes, le pays n’est pas gouverné par un seul homme mais par
une poignée de personnes aux intérêts conflictuels désignée par les Algériens
sous le vocable flou de «le Pouvoir ou le système(10)». Elle
poursuit : «l’Algérie se dirige vers «l’implosion », car son régime est composé
de plusieurs centres de décisions hétéroclites et contradictoires. Des clans
qui sont en permanence en lutte les uns contre les autres, surtout lorsque l’on
sait que le régime algérien est composé de plusieurs généraux, hauts
fonctionnaires des services de renseignement, en plus des proches d’Abdelaziz
Bouteflika, à l’image de son frère Saïd Bouteflika ». Evoquant annuellement
l’arrivée de 300 000 jeunes diplômés sur le marché du travail, Ahmed Benbitour,
ancien premier ministre et candidat à l’élection présidentielle d’avril 2014,
constate que le pays se dirige vers l’explosion. AQMI avancerait ainsi
sensiblement au gré des intérêts de certains cercles du pouvoir algérien. Comme
le souligne Alain Chouet: «La violence dite islamiste algérienne ne se confond
pas avec le jihadisme internationaliste du type Al-Qaida (…) Cette violence
paraît toujours fortement corrélée aux aléas et aux vicissitudes de la vie
politique algérienne»(11).
La menace terroriste et les
guerres périphériques sont ainsi utilisées comme autant d’opportunités pour
pousser les avantages d’un clan contre les autres, y compris contre le
président Bouteflika dans la perspective des élections d’avril 2014.
A l’image du double jeu
pratiqué par les services secrets pakistanais ISI(12) en
Afghanistan, dans le cadre d’une sous-traitance américaine, AQMI serait-elle en
partie un instrument d’influence entre les mains de clans algériens générant
une rente stratégique ou sécuritaire monnayable auprès des Occidentaux, tout en
justifiant les ambitions hégémoniques algériennes à l’égard de l’espace
sahélien?(13) . Il s’agirait pour certains d’être en mesure de
doser et de mesurer l’action « terroriste » afin de valoriser les positions
algériennes à l’égard de leur flanc sud sans en arriver au seuil de
déclenchement des interventions occidentales préjudiciables aux intérêts
stratégiques algériens. Comme le souligne Aymeric Chauprade, « le GSPC est né
du magnifique esprit d’initiative algérien lequel a su offrir aux Américains
l’ennemi qu’ils attendaient afin de justifier leur implantation dans le Sahara»(14) .
Les révolutions arabes ont
marqué une rupture et alimenté la crainte de clans algériens, les amenant à
développer des stratégies dilatoires destinées à assurer leur survie. En effet,
la presse algérienne soutient avec insistance la thèse du ciblage du régime
algérien en se prévalant de l’expansion irrésistible des révolutions du «
printemps arabe » et des pressions qui l’assaillent de toute part : à l’Est,
les révolutions tunisienne et libyenne ; à l’ouest la pression marocaine du
fait du conflit saharien ; et au sud le conflit malien induisant une
militarisation croissante impliquant les puissances occidentales. L’Algérie
avait en outre soutenu la résistance libyenne contre l’intervention extérieure
et manifeste avec constance ses réserves à l’égard de l’offensive arabe et
occidentale contre le régime syrien, dans l’esprit du Front du Refus. Enfin,
l’Algérie pressent que sa prise de participation dans l’exploration et
l’exploitation des richesses énergétiques du Sahel l’expose à des stratégies
hostiles des puissances occidentales. De ce fait, l’Algérie se perçoit en
citadelle assiégée. Plus globalement, au-delà de la Libye, de la Syrie et du
Sahel, la stratégie occidentale s’étend au Maghreb en visant à abattre le
maillon ultime, le dernier carré, l’Algérie.
Comme le souligne Aymeric
Chauprade, « grâce au GSPC et AQMI, l’Etat algérien a pu apparaître depuis
2001, aux yeux des Etats-Unis et de la France, comme un rempart contre
l’islamisme radical dans la région. Et la stratégie a fonctionné jusqu’aux
révolutions arabes qui ont emporté les uns après les autres tous les régimes
autoritaires de la région. Or, le pouvoir de l’ombre algérien, certes puissant,
ne pouvait ignorer que le statut de sous-traitant n’est assorti d’aucune
garantie durable et que les retournements d’alliance sont fréquents. Ainsi,
pour certains clans (l’Etat profond algérien), cela ne fait pas l’ombre d’un
doute, l’Algérie est visée, à moins d’écarter l’Occident du sillage des
islamistes politiques et de le recentrer sur la lutte contre le terrorisme
international»(15) . En l’occurrence, l’Algérie est étroitement
surveillée par les Occidentaux, notamment les Etats-Unis, compte tenu de la
montée des incertitudes à l’approche des élections présidentielles d’avril
2014. Dans un communiqué rendu public le 5 novembre 2013, MEA Risk, société
américaine de notation et d’analyse des risques spécialisée sur l’Afrique du
Nord et le Sahel, relevait : « sous observation neutre négative, B-, l'Algérie
traverse une transition touchant un ou plusieurs des facteurs-clés de sa
stabilité et les actions actuelles du gouvernement et événements en cours
entraînent le pays vers une voie négative. Au niveau politique, l'Algérie a
obtenu 43 points sur une échelle de 100. Le pays est confronté à une période de
transition trouble et sans aucune transparence au niveau politique »(16) .
Dans ce contexte, la réponse
au problème d’avenir tient à la fois à la prise de conscience de la hiérarchie
politique algérienne (l’assainissement du glacis algérien), au consensus intermaghrébin
et au consensus de l’ensemble des riverains de l’océan sahélien. C’est
à travers l’intégration régionale et la valorisation de la sécurité collective
que les Etats du Maghreb, dont la Tunisie, lutteront efficacement contre le
terrorisme et mettront un frein à la pénétration des puissances occidentales
risquant, à travers une militarisation croissante de la région et la
provocation de changements de régime à leur avantage, d’ouvrir la voie à une
nouvelle colonisation ne disant pas son nom.
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