Le 14 janvier 2011, Ben Ali s'envole pour Djedda,
en Arabie saoudite, sans se douter qu'il
y passera les trois années suivantes dans un exil aussi ennuyeux que
doré. Paris n'a pas voulu
de lui, ni aucun autre pays arabe. Seul le géant saoudien a l'argent et la
légitimité religieuse pour se permettre d'accueillir le
nouveau paria. Seule l'Arabie saoudite réalise
combien ce qui vient de se passer en Tunisie la menace.
Pendant trois ans, le pouvoir saoudien
va se dépenser sans compter pour endiguer la
vague des révolutions arabes ou la mettre au
service de ses ambitions
régionales. En Egypte,
la monarchie a remis en selle les militaires à coups de pétrodollars pour étouffer les
Frères musulmans et les révolutionnaires. En Syrie, elle soutient les rebelles pour
mieux contrer l'Iran. Retour sur trois années de
tourmente.
LE TEMPS DES PEUPLES
Partie de Sidi Bouzid,
au centre de la
Tunisie, le 17 décembre 2010, après l'immolation de Mohamed Bouazizi,
un jeune vendeur de fruits et légumes désespéré, la révolte ne gagne Tunis, la
capitale, que le 11 janvier.
Partout, les postes de police et les locaux du parti
au pouvoir sont
brûlés, les portraits du dirigeant arrachés, aux cris de « Dégage !
» En première ligne, les jeunes affrontent les forces de sécurité
malgré les tirs à balles réelles, avant que ne se mêlent, au fil des jours,
avocats, enseignants, chômeurs, entrepreneurs. Al-Jazira, la chaîne qatarie,
diffuse en continu les images de cette contestation populaire et son slogan
: « Justice,
dignité et liberté ! » D'Alger au Caire,
des millions de téléspectateurs assistent, médusés, à l'effondrement, en moins
de trois semaines, du premier dictateur arabe.
En Egypte, les premières manifestations éclatent le 25 janvier
au Caire, à Alexandrie ou à Suez. Puis la place Tahrir, au cœur de la capitale
égyptienne, théâtre de heurts meurtriers avec les forces de sécurité, devient
le symbole d'une contestation disparate mais déterminée qui associe des femmes,
des hommes, des jeunes, des vieux de tous horizons politiques.
« Descends de ta machine et
va rejoindre les
braves de la place Tahrir ! », lance
un vieux mécano à un soldat. Les craintes sont grandes, alors qu'Hosni Moubarak
a appelé l'armée à la rescousse.
Ici aussi, la foule scande : « Le peuple veut la chute du régime ». «
En plus d'être populaires,
ces mouvements sont spontanés, ils relèvent d'une logique émeutière et, en
conséquence, n'ont pas été conduits au sens strict par un chef, une idéologie
ou une organisation politique »,
relèvent les chercheurs Michaël Béchir Ayari et Vincent Geisser, auteurs
de Renaissances arabes (Editions de l'Atelier, octobre 2011).
Le 11 février, lâché par l'armée, le raïs égyptien est contraint à la
démission. Le monde arabe est sidéré, à commencer par
les dirigeants saoudiens, qui reprochent à Washington de souffler sur
les braises de la contestation en lâchant un à un ses plus fidèles alliés.
Plus près encore du
royaume, le Yémen, qui possède 1 800 kilomètres de
frontière commune avec l'Arabie saoudite, s'est à son tour animé. Le 27
janvier, des milliers de manifestants se rassemblent à Sanaa pour réclamer le
départ du président Ali Abdallah Saleh.
Après trente-trois ans à la
tête de l'Etat, ce dernier veut modifier la
Constitution pour se représenter en
2013. La rébellion se répand d'Aden, notamment parmi les étudiants, jusqu'aux
wadis extrêmes de l'Hadramaout. Du jamais-vu. Ali Abdallah Saleh, qui a survécu
à un attentat et a dû se faire soigner en
Arabie saoudite, se voit contraint à l'automne de signer,
à Riyad, un accord de transition qui le pousse vers la sortie.
Un autre incendie s'allume
dans le petit royaume du Bahreïn, le 14 février. Les jeunes
manifestants, à majorité chiite, campent sur la place de la Perle de Manama,
pour contester la
mainmise sur le pouvoir de
la dynastie sunnite des Al-Kahlifa. Mais, le 2 mars, l'Arabie saoudite et les
Emirats arabes unis envoient des troupes au secours de leur voisin : plus de 1
000 hommes affectés à la défense des
institutions et des infrastructures stratégiques. Les chars des forces de
sécurité bahreïnies évacuent violemment les contestataires accusés d'être manipulés
par la grande puissance chiite, l'Iran.
Le 18 mars, le monument de la
place de Manama (six colonnes arquées qui enserrent une boule blanche
représentant une perle), est rasé. La fronde bahreïnie avortée marque la
première intervention de Riyad, champion des intérêts sunnites au Moyen-Orient,
dans le « printemps arabe ».
Riyad, qui voit s'allumer des
feux dans toute sa sphère d'influence, interviendra dans la foulée une deuxième
fois en proposant au Maroc, à son tour bousculé par des
manifestants du Mouvement du 20-Février, et à la Jordanie de rejoindre le
club très fermé du Conseil de coopération des Etats du Golfe, jusque-là réservé
aux pétromonarchies. Une sainte alliance contre-révolutionnaire se dessine.
L'embrasement n'est pourtant
pas fini. La Libye puis la Syrie entrent à
leur tour dans le cycle des manifestations-répressions. Mais à la différence
des autres, la contestation dans ces deux pays basculera dans la guerre. Le
conflit libyen, qui a débuté par des manifestations à Benghazi le 17 février,
ne s'achève que le 20 octobre à Syrte par le lynchage du colonel Mouammar
Kadhafi, qui, après quarante-deux ans de règne, était le plus vieux dirigeant
arabe. Il aura fallu l'intervention de l'OTAN,
pour que le conflit s'achève, au prix de milliers de morts.
La tragédie syrienne, elle,
commence le 15 mars 2011 par une manifestation à Deraa, une ville située à la
frontière avec la Jordanie,
pour faire libérer
quelques adolescents frondeurs, qui avaient tracé des graffitis antirégimes.
Arrêtés, sauvagement torturés, ils ne seront rendus à leur famille qu'une semaine plus tard.
Trop tard. La révolte contre le pouvoir autoritaire
de Bachar Al-Assad, qui a succédé à son père Hafez en 2000, gagne d'autres
villes. Malgré la peur, les cortèges grossissent.
Partout, les murs se couvrent
de slogans et de caricatures. La parole s'est libérée. Dans la rue, on
harangue, on crie, on interpelle. Les islamistes, longtemps contraints à la
clandestinité, rentrent d'exil et fondent des partis, des plus modérés aux plus
radicaux. A la « droite » des Frères musulmans émergent les salafistes.
L'Arabie saoudite, qui se méfie de la confrérie, réputée trop politique,
finance les salafistes, en espérant pouvoir mieux
les contrôler.
Des groupes radicaux Ansar Al-Charia naissent en Tunisie, en Egypte, au Yémen, en Libye.
Mais, déjà, des pays
organisent les premières élections libres. La Tunisie, bientôt imitée par
l'Egypte, inaugure ce nouveau cycle le 23 octobre 2011. Des files interminables
de votants se forment.
LE TEMPS DES FRÈRES MUSULMANS
ET DU QATAR
Les islamistes n'ont pas joué
les premiers rôles dans les soulèvements populaires du début de l'année. Mais
leur discipline, qui tranche sur la désorganisation des révolutionnaires, et
l'aura dont ils sont nimbés en tant qu'opposant numéro un aux régimes qui
viennent de s'écrouler,
les aident à combler leur
retard. Ennahda, le parti de Rached Ghannouchi, une émanation de la confrérie,
remporte 89 des 217 sièges de l'Assemblée constituante tunisienne. Un scénario
similaire se déroule en Egypte, à la fin de l'année. Les législatives tournent
au triomphe pour les Frères musulmans, qui s'emparent de la moitié de
l'Assemblée du peuple.
Le Qatar se frotte les mains. Le petit émirat gazier est
le protecteur de la confrérie depuis que l'Arabie saoudite l'a répudiée au
début des années 1990, en raison de son soutien à l'invasion du Koweït par Saddam Hussein. Le
souverain local, le cheikh Hamad Ben Khalifa Al-Thani, est persuadé que
l'islamo-conservatisme des Frères correspond aux aspirations profondes des
peuples arabes.
De nombreuses figures de l'islam politique ont trouvé refuge à
Doha, dont le célèbre télécoraniste égyptien Youssef Al-Qaradawi. Avec les «
printemps arabes » qui portent ses protégés au pouvoir,
le Qatar a l'occasion de
se hisser sur
le devant de la scène régionale et de damer le
pion à son voisin saoudien, englué dans des calculs de succession. L'impétueux
cheikh Hamad est obnubilé par l'idée de faire connaître et rayonner son
minuscule pays : les coffres-forts de l'émirat, gorgés de gazodollars, et
l'antenne d'Al-Jazira sont aussitôt mis au service des révolutions.
Cet interventionnisme, qui
rompt avec la posture de médiateur, privilégiée jusque-là par Doha, débute avec
l'affaire libyenne. Manœuvrier hors pair, le premier ministre Hamad Ben Jassem
Al-Thani est l'un des principaux parrains de la résolution 1973 du Conseil de
sécurité, qui a conduit au déploiement de l'aviation de l'OTAN dans le ciel
libyen. Le soutien des pays du Golfe a permis de convaincre la Russie de ne pas opposer son
veto.
L'Arabie saoudite, mortifiée
par la chute de Ben Ali et de Moubarak, a cédé au forcing de Doha. Le roi
Abdallah a un vieux compte personnel à régler avec
Mouammar Kadhafi, soupçonné d'avoir trempé
dans un projet d'attentat contre lui, en 2003, à l'époque où il était prince
héritier. En mars 2009, à Doha, le tyran de Tripoli l'avait qualifié de «
marionnette » des Britanniques et des Américains devant tous ses pairs
arabes, avant de quitter la
salle, plein de morgue.
Les équipes d'Al-Jazira ont
débarqué les premières à Benghazi, tête de pont du soulèvement libyen. La
chaîne vit en osmose avec les révolutionnaires. Interdite en Tunisie, elle
avait couvert la révolte anti-Ben Ali en puisant, sur les réseaux sociaux, des vidéos tournées par les manifestants.
Juste après l'annonce du départ de Moubarak, le 11 février, « la voix des
sans-voix » était restée silencieuse pendant quinze interminables minutes,
l'écran figé sur le volcan de la place Tahrir, dans un stupéfiant moment de
communion avec son public.
Dans les sables de
Cyrénaïque, le style Al-Jazira,
spectaculaire mélange d'info et d'agit-prop, est porté à la perfection. «
Chaque révolutionnaire, je lui baise le front, je me prosterne devant lui »,
déclame, lyrique, un cheikh libyen depuis les plateaux de Doha. Symbole de son
désir de puissance, le Qatar a envoyé une demi-dizaine de Mirage 2000 – la
moitié de son aviation de chasse – aux côtés des Rafale français. Pendant ce
temps, les forces spéciales qataries forment et guident les rebelles libyens
dans leur assaut Bab Al-Azizia, le QG fortifié de Kadhafi, fin août 2011.
L'hubris qatarie se reporte
alors sur la Syrie. En rappelant son ambassadeur à Damas en juillet 2011,
quatre mois après le démarrage du soulèvement, l'émirat a officialisé sa
rupture avec le régime Assad, qu'il avait pourtant courtisé à la fin des années
2000, comme Nicolas Sarkozy,
le meilleur ami de l'émir Hamad Ben Khalifa Al-Thani. Décidée à être «
du bon côté de l'Histoire », la micromonarchie prend donc le parti de la
rue. Al-Jazira ouvre son antenne aux vidéos sanguinolentes venues de Syrie.
Dans son émission phare, « La charia et la vie », le cheikh Qaradawi vilipende
le clan Assad et ses alliés iraniens et libanais du Hezbollah, avec des accents
de plus en plus sectaires. Comme en Libye, où elles avaient porté à bout de
bras le Conseil national de transition, la vitrine politique de la rébellion,
les autorités qataries patronnent le Conseil national syrien, où les Frères sont
majoritaires.
Ulcéré par les veto à
répétition de la Russie et de la Chine –
un « permis de tuer », selon
le premier ministre qatari Hamad Ben Jassem –, le Qatar pousse à la
militarisation du soulèvement. Une discrète filière de livraison d'armes se met
en place, via la Turquie,
qui partage le tropisme pro-Frères de l'émirat. Les premières cargaisons
s'envolent de Doha au mois de janvier 2012 et les rotations s'accélèrent après
l'entrée des rebelles dans Alep, au mois de juillet. Dans l'esprit des
stratèges de Doha, Alep sera le Benghazi syrien, un tremplin vers la victoire
finale.
Les princes de Doha sont
d'autant plus portés à l'optimisme que tout semble leur réussir.
Le 6 février 2012, ils ont présidé à la signature d'un accord de réconciliation
entre le Hamas et le Fatah. Conformément à leur souhait, le chef du mouvement
islamiste palestinien, Khaled Mechaal a d'ailleurs rompu avec Bachar Al-Assad,
son ancien bienfaiteur, pour se placer sous
leur tutelle, à Doha.
En Egypte, à la fin du mois
de juin 2012, la présidentielle est remportée par le poulain de Doha, Mohamed
Morsi, issu des Frères musulmans. Quinze jours après la proclamation des
résultats, la secrétaire d'Etat américaine, Hillary Clinton, rencontre le
nouvel élu. Plus que jamais, le Petit Poucet qatari se rêve en pygmalion du
nouveau Moyen-Orient.
LE TEMPS DE L'ARABIE SAOUDITE
Mais, à Riyad, ces
prétentions commencent à agacer.
A l'été 2012, la monarchie des Saoud se met en ordre de bataille. Le prince
Bandar Ben Sultan, ambassadeur à Washington de 1983 à 2005, prend la tête
des services de
renseignement du Royaume. On compte sur sa connaissance des arcanes du Congrès
américain. Son rôle d'intermédiaire durant le djihad antisoviétique en Afghanistan, qui avait
consisté à marier islam
radical, pétrodollars, CIA et missiles Stinger, avait fait des merveilles.
Pourquoi pas en Syrie ? Le
pays de Bachar Al-Assad est en effet le théâtre d'un nouvel affrontement géopolitique d'ampleur
tellurique. Le conflit syrien a des allures de poupées russes. La contestation
est surtout le fait des sunnites, majoritaires mais marginalisés par un régime
tenu par les alaouites, une secte dissidente du chiisme.
A l'échelle régionale
s'affrontent l'Iran chiite, meilleur allié de Damas, et le
Qatar, la Turquie et l'Arabie saoudite, qui se disputent le leadership sunnite.
Au niveau mondial, on retrouve la Russie, aux ambitions retrouvées – et la
Chine – face aux Etats-Unis et ses alliés britanniques et français.
Coïncidence ou premier effet
de l'arrivée de Bandar Ben Sultan, un attentat ravage le QG de la cellule de
crise du régime syrien le 18 juillet 2012 à Damas. Le ministre de la défense,
le beau-frère du président, Assef Chaoukat, et le chef de la Sécurité nationale
perdent la vie, Damas semble aux abois, Riyad exulte. On prétend même un
instant que le maître espion iranien, Qassem Suleimani, chef de la force
Al-Qods, unité d'élite du régime, a été tué. A tort.
Au même moment, Alep est
envahie par les rebelles. Ces derniers progressent partout. Il s'emparent de la
totalité de la frontière avec la Turquie, puis de celle avec l'Irak. Au sud, des
livraisons d'armes lourdes croates, achetées par Riyad, permettent d'ouvrir un
nouveau front. Même Damas est menacée.
Conscient du danger, Téhéran,
sous l'impulsion des gardiens de la révolution, qui ont écrasé en 2009 sous
Mahmoud Ahmadinejad le « printemps iranien », décide alors de mobiliser toutes
ses forces et ses relais pour sauver le
soldat Bachar. Le Hezbollah libanais est appelé à la rescousse, les milices chiites
irakiennes aussi. L'armée syrienne est réorganisée par une nuée de conseillers
iraniens.
De son côté, Moscou livre des
armes sans compter,
et le sursaut chiite finit par payer.
A partir de
juin 2013 et de la chute de Qoussair, une ville stratégique près de la frontière
libanaise, Bachar Al-Assad réussit à réenclencher la marche avant. Le front
rebelle, lui, se fissure sous les coups de boutoir des groupes djihadistes,
à commencer par
le plus féroce d'entre eux, l'Etat islamique en Irak et au Levant, qui
terrorise les zones « libérées » au nom du drapeau noir du prophète.
Prise de court par les
révolutions, la diplomatie saoudienne
avait peiné à se réveiller.
A présent, elle se montre plus cohérente et agressive. Elle n'a toujours pas
digéré l'éviction d'Hosni Moubarak, son grand ami régional, au profit du Frère
musulman Mohamed Morsi, allié au petit Qatar. Pis : Morsi à peine élu se rend à
Téhéran en septembre 2012, alors que les relations entre l'Egypte et
l'Iran sont rompues depuis la révolution islamique de 1979.
Rien ne semble lui résister :
médiateur entre Israël et
le Hamas lors de la « miniguerre » de novembre 2012 à Gaza, le
Frère-président recueille les louanges de Washington. N'a-t-il pas réussi
à écarter en
douceur l'inamovible ministre de la défense, le maréchal Tantaoui, pour un
militaire réputé loyal et pieux, le général Abdel Fattah Al-Sissi ?
C'est alors que Morsi commet
un faux pas majeur. Trop confiant, il promulgue le 22 novembre 2012 un décret
constitutionnel le plaçant au-dessus de tout recours judiciaire. Et, dans la
foulée, présente au référendum une Constitution ambiguë et hâtivement rédigée.
C'est le tollé. L'explosion
de colère, simultanée dans tout le pays, surprend la confrérie, qui mobilise
ses milices. Les troubles font plusieurs dizaines de morts. La Constitution
finit par être adoptée
en décembre, mais le charme est rompu : les Frères ont perdu le pays.
Mohamed Morsi apparaît comme l'homme d'une faction. Les militaires lui lancent
des avertissements mais il n'en a cure, confiant qu'il est dans la ligne de
crédit illimitée ouverte par le Qatar. Pourtant, le pays s'enfonce dans la
crise, tout comme la Tunisie, à qui l'Arabie saoudite a aussi coupé les
financements.
Au printemps
2013, trois jeunes militants, qui ont fondé un mouvement nommé Tamarrod
(« rébellion » en arabe), lancent une pétition pour destituer M. Morsi. Les signatures affluent
par millions. Le 30 juin, des millions de manifestants sont dans la rue,
et l'armée envoie ses hélicoptères saluer la foule. Mohamed Morsi est en
sursis. Le 3 juillet, le général Al-Sissi dépose en douceur le premier
islamiste élu démocratiquement à la tête d'un pays arabe, avec la bénédiction
des autorités religieuses du pays. Un nouveau président par intérim, Adly
Mansour, est nommé. Tout est remis à plat : les nouvelles autorités
promettent une nouvelle Constitution et des élections dans les six mois.
L'Arabie saoudite et les Emirats saluent le changement par des prêts et des
dons à hauteur de 12 milliards de dollars (8,8 milliars d'euros).
Comme un signe du destin, l'émir
Hamad du Qatar, sentant peut-être le vent tourner,
avait passé le 25 juin la main à son fils Tamim, réputé plus prudent.
L'émirat a atteint ses limites : il concentre désormais plus de critiques
que de soutiens. Il est temps de replier les
voiles. Petit à petit, l'Arabie saoudite triomphe, d'autant que le Turc Recep
Tayyip Erdogan, un autre rival, est en proie à des difficultés intérieures avec
les manifestations de la place Taksim.
En Egypte, les Frères
musulmans s'accrochent à la « légitimité » des urnes. Les médiations
américaine et européenne ne parviennent pas à éviter la
confrontation. Le 14 août à l'aube, les véhicules de la police prennent
d'assaut le campement islamiste entourant la mosquée Rabaa Al-Adawiya au Caire.
C'est le massacre. En représailles, une cinquantaine d'églises coptes sont
incendiées. A la fin de la journée, on compte un millier de morts.
S'ensuit une répression impitoyable,
encouragée par Riyad et attisée par le nationalisme ombrageux des militaires.
Les principaux cadres des Frères musulmans sont sous les verrous, ainsi que des
milliers de militants. Mohamed Morsi est déféré devant les tribunaux alors
qu'Hosni Moubarak bénéficie d'un non-lieu. Fin décembre 2013, la confrérie
est décrétée « organisation terroriste » par les autorités
égyptiennes. Peu importent la rébellion du Sinaï ou les attentats, un nouveau
régime autoritaire s'installe sur les rives du Nil, conformément aux souhaits
de Riyad, qui n'a jamais goûté le « printemps des peuples ». Mardi
14 janvier 2014, une nouvelle Constitution est mise au vote. Le général
Al-Sissi, qui ne cache plus ses ambitions présidentielles, veut en faire un
plébiscite.
En Tunisie aussi, les Frères
musulmans d'Ennahda ont dû abandonner le pouvoir,
mais en douceur et au terme d'une interminable crise politique, qui a paralysé
le pays d'août 2013 à janvier 2014. Déjà, le 6 février 2013,
l'assassinat de Chokri Belaïd avait contraint le premier ministre islamiste
Hamadi Jebali à la démission. Un nouvel assassinat, celui de Mohamed Brahmi, le
25 juillet, lui aussi attribué à la mouvance salafiste extrémiste,
fragilise encore un peu plus son successeur, Ali Larayedh.
Galvanisée par l'exemple
égyptien, l'opposition veut le départ d'Ennahda du gouvernement. Après six mois
de tractations intenses, Ennahda cède la place à un cabinet de technocrates,
chargé d'organiser des
élections dans les meilleurs délais. La Constitution, la plus libérale jamais
vue dans le monde arabe, est sur le point d'être adoptée.
La Tunisie est désormais le seul pays du printemps arabe à poursuivre une
transition démocratique.
Tous les autres ont sombré
dans le chaos sécuritaire ou confessionnel (Syrie, Libye, Yémen) ou dans des
régressions autoritaires (Egypte, Bahreïn).
Le « printemps arabe » a changé de nature : il est devenu le théâtre d'un
immense bras de fer stratégique et confessionnel entre le « croissant chiite »,
dirigé par l'Iran (et comprenant l'Irak, la Syrie et le Hezbollah au Liban), et l'« axe sunnite », sous la
houlette de l'Arabie saoudite.
Fin août 2013, cette dernière
croit son heure arrivée, lorsque le régime de Bachar Al-Assad noie trois
quartiers de la banlieue de Damas sous les gaz mortels. L'attaque de la Ghouta
du 21 août, qui a causé la mort de 1 500 personnes, viole la « ligne
rouge » tant redoutée. Riyad exulte. Les dirigeants saoudiens en sont
convaincus : Washington, Londres et Paris vont bombarder le
régime et porter le
coup de grâce à Bachar Al-Assad, ce qui ne manquera pas, dans la foulée,
de donner un
coup d'arrêt à l'expansionnisme perse.
Rien ne se passe comme
espéré. Les députés britanniques votent contre la guerre, Barack Obama hésite,
seul François
Hollande est vraiment décidé à frapper.
Vladimir Poutine offre aux Etats-Unis une porte de sortie inespérée en
proposant le désarmement chimique de la Syrie, et remet du même coup Bachar
Al-Assad en selle.
Les dirigeants saoudiens ne
pardonneront pas cette « trahison » américaine. Bandar Ben Sultan ne décolère
pas contre Washington.
Cette trahison n'est pas la
seule. Dès mars 2013, des contacts secrets ont lieu dans le sultanat d'Oman entre des émissaires américains
et iraniens. L'initiative a reçu la bénédiction du Guide suprême iranien, Ali
Khamenei. Malgré sa bruyante rhétorique anti-américaine, ce dernier est un
stratège hors pair. Il sait parfaitement ce qu'une ébauche de réconciliation
avec le « Grand Satan » peut apporter à
son pays, étranglé par les sanctions, mais surtout ce que l'Iran, oasis de
stabilité dans un Moyen-Orient à feu et à sang, de la Méditerranée au Pakistan, peut apporter aux
Etats-Unis, qui s'apprêtent à quitter l'Afghanistan
comme ils ont quitté l'Irak. Il sait aussi combien ce rapprochement avec
Washington va déstabiliser ses
deux ennemis régionaux : Israël et l'Arabie saoudite.
Trois mois plus tard, les
électeurs iraniens donnent au Guide suprême ce qui lui manquait pour permettre un
retour de l'Iran sur la scène internationale : un président présentable. Hassan
Rohani, élu au premier tour le 14 juin, est le négociateur qui avait
signé, en 2003, un gel provisoire du programme nucléaire iranien. Ce dernier
s'entoure immédiatement d'un ministre des affaires étrangères ayant
passé davantage de temps aux Etats-Unis qu'en Iran, Mohamad Javad Zarif, et
intensifie les contacts secrets avec la Maison Blanche pour relancer les
négociations nucléaires. Celles-ci impliquent en théorie les cinq membres du
Conseil de sécurité des Nations unies plus l'Allemagne, mais ressemblent à un tango
irano-américain.
LE TEMPS DE L'IRAN ?
Fin septembre 2013, Hassan
Rohani se rend à New York pour l'Assemblée générale des Nations unies. Dans les
coulisses, Iraniens et Américains ont presque finalisé un texte. Et le dernier
jour, Hassan Rohani converse quinze minute au téléphone avec Barack Obama. Ce
coup de fil tectonique sème la panique à Riyad et à Tel-Aviv, où l'on sent que
l'équilibre géopolitique du Moyen-Orient est en train de basculer.
Dans la foulée, trois sessions acharnées de négociations nucléaires ont lieu à
Genève. Il faudra concéder quelques
clauses à la France, qui doute de la sincérité iranienne, et ignorer les
rugissements du premier ministre israélien Benyamin Nétahyahou, qui y voit un
piège monumental, pour pouvoir signer
le 24 novembre un accord sur le nucléaire iranien, provisoire mais
historique, qui sera appliqué dès le 20 janvier 2014.
Les réactions ne se font pas attendre.
Elles ont même précédé l'accord. Le 19 novembre, un double attentat
suicide revendiqué par un groupe lié à Al-Qaida vise l'ambassade l'Iran à
Beyrouth, faisant 25 morts. Et les attaques contre les bastions du Hezbollah,
l'allié iranien, s'intensifient dans la capitale libanaise. Le
27 décembre, une voiture piégée pulvérise un conseiller de
l'ancien premier ministre Saad Hariri, Mohammed Chatah, hostile au Hezbollah et
au régime de Bachar Al-Assad en Syrie voisine.
En trois ans, la volonté des
peuples arabes a été soumise aux impératifs d'un grand jeu géopolitique. Deux
ennemis de toujours rivalisent pour l'influence régionale et l'amitié
américaine : l'Iran chiite, en plein rebond, et le royaume sunnite à la
recherche de sa puissance de jadis. L'heure est à la fuite en avant. En Irak,
où des miliciens sunnites liés à Al-Qaida ont repris Fallouja à la stupeur
générale, on dit vouloir lutter contre « l'occupation
iranienne ». Riyad offre 3 milliards de dollars (2,19 milliards
d'euros) à l'armée libanaise pour acheter,
entre autres, des armes françaises, un geste interprété comme un «
divorce tactique » avec Washington.
Et, à Téhéran, on voit
l'Arabie saoudite comme étant au bord de l'effondrement.« Ce pays est
dirigé par des hommes trop vieux qui ont perdu leur chemin », a-t-on
entendu à la prière de vendredi. Et on s'inquiète. « Même nous,
leur concurrent, voyons toutes les terribles conséquences si les choses
devaient mal se passer », confiait
récemment un conseiller du
Guide suprême. Le roi Abdallah a 89 ans : en Arabie saoudite aussi, le
changement ne saurait tarder.
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